Croquis du vice/Les seins de Noémie

P. Fort (p. Ill.-149).



LES SEINS DE NOÉMIE

I

Au peintre Jacque

Ahmed-Ben-Biskra, notable commerçant d’Oran, se sentant près de mourir — il mourut cinq minutes après — fit venir son fils Mohammed et lui dit :

« Tu te croyais mon fils unique et tu avais raison, mais désabuse-toi : Ta brave femme de mère, plus généreuse que moi, t’avait donné une sœur sans mon consentement. Chose étrange, ta sœur, quoique ne portant pas ma marque de fabrique, avait une grande ressemblance avec moi… Enfin, passons ! La science n’a peut-être pas dit son dernier mot… Tu sais que du côté paternel nous descendons, en zigzag, il est vrai, des Mohammed-Haçan-Khan, et du côté maternel, en droite ligne des Mohicans. Noblesse oblige : je ne pouvais pas laisser épanouir au foyer conjugal la fleur d’un autre. Tu as donc une sœur ; et cette sœur il te la faut retrouver ; il faut que tu lui remettes les cent mille francs amassés, pour elle, par ta mère… Si tu es généreux, tu peux ne faire qu’un lot de vos fortunes respectives et le diviser en deux parts égales. »

Mohammed répondit :

« Je partagerai. »

Et Ahmed-Ben-Biskra, après un grand soupir, demanda :

« Veux-tu le jurer ? je porterai ce serment à ta mère. »

Mohammed jura.

Le vieillard eut des éclairs dans les yeux :

« Ta sœur a dix-huit ans, dit-il, elle est certainement à Paris, je ne sais où. Elle est brune et très jolie. Tu la reconnaîtras à un grain de beauté qu’elle porte sur chaque sein. C’est tout ce que je connais d’elle. »

Et, satisfait, il expira.

II

Depuis quinze jours qu’il était à Paris, Mohammed avait visité les théâtres, les concerts, les bals, les restaurants de nuit, les tripots, les souterrains des Halles, les repaires de Belleville.

Il avait fréquenté des femmes d’officiers, de notaires, d’huissiers, de commerçants, de boursiers, de camelots et de souteneurs, espérant trouver les deux grains de beauté.

Il y avait tant de Noémies brunes et jolies, et très jolies !

C’était une bien lourde tâche que celle d’inspecter les seins de Paris, en débarquant d’Afrique avec du soleil brûlant sous la peau.

Comment Mohammed aurait-il pu résister aux agacements d’un sein bien tendu, à la courbe pure, gracile, prenant naissance à un petit bouton de rose attirant effrontément le regard, acceptant tous les défis ?

Et à celui-ci : rond et dur comme une pomme, et blanc, et moiré de veines bleues ?

Et à cet autre : plus allongé comme une belle poire, vigoureux, presque rosé sous la pression du sang qui le gonfle ?

Quel était de par toute la terre d’Afrique le fruit délicieusement succulent qui pouvait rivaliser avec l’enivrante saveur des fruits éclos dans le corsage des Parisiennes ?

Quel était l’homme assez fort pour avoir le courage de ne pas mordre à tous ces fruits, petits ou moyens, ou gros ou bien énormes ?

De tous ces seins, blancs, roses, rouges, cuivrés ou bruns, pas un n’avait le grain de beauté cherché avec tant d’amour.

Si dans huit jours Mohammed n’avait pas retrouvé sa sœur, c’en était fait de lui ; il n’avait plus qu’à boucler ses malles pour patiemment attendre son passage dans l’Éden de son homonyme où, certainement, il finirait de s’achever.

Ce soir, Mohammed était rentré seul.

Il se préparait à goûter les douceurs d’un repos bien mérité, lorsqu’un garçon d’hôtel entra :

— Je vous dérange, Monsieur ?

— Non.

— Je vas vous dire, Monsieur, j’ai votre affaire : une Noémie superbe !

— A-t-elle un grain de beauté sur chaque sein ?

— Dam !… si ça fait plaisir à Monsieur…

— Que m’importent vos Noémies ! voilà plus de trente fois que vous m’induisez en erreur.

— Monsieur, je vas vous dire que je me suis laissé dire qu’elle était algérienne, même qu’elle se faisait voir à la fête de Neuilly, dans une baraque où qu’il y avait au-dessus… attendez, Monsieur, je vas vous lire la chose que j’ai copiée :

LA BELLE ALGÉRIENNE
NOÉMIE ! ! !
Venez la voir ! Elle a dix-huit ans !
Sa poitrine, de la dureté du sol africain,
Pèse dix-huit kilos et demi.
VENEZ VOIR LES PLUS GROS SEINS DE LA TERRE
Les plus ronds !
Les plus beaux !
25 centimes les premières (il n’y a pas de secondes pour
la commodité des premières).
VISIBLE POUR LES HOMMES SEULEMENT

Mohammed était épouvanté. Il regardait le garçon d’hôtel, la bouche ouverte, incapable de prononcer un mot.

Et le garçon continuait :

— Ça doit être la sœur de Monsieur. Si Monsieur veut aller la voir, voici sa carte… Monsieur n’a besoin de rien ?

— Si : de votre absence.

Et Mohammed se coucha avec la secrète joie d’avoir retrouvé sa sœur.

III

Noémie va se mettre au bain. Sa femme de chambre entre et lui remet une lettre :

— Madame, on attend la réponse.

— C’est bien.

Elle déchire l’enveloppe et lit :

« Mademoiselle,

« Je recherche une sœur qui n’a jamais connu son frère. Comme vous, elle est Algérienne et porte le nom de Noémie. Je désirerais donc vous parler.

« Agréez, Mademoiselle, mes respectueuses salutations.

« Mohammed-Ben-Biskra. »

Elle froissa la lettre et demanda :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est une lettre.

— Je le vois bien, mais le type ? il doit être fou ?

— Non, il a l’air très sérieux.

— C’est encore moins drôle. Donnez-moi ce peignoir et faites entrer.

Les clairs yeux bleus de la jeune femme clouèrent Mohammed dans une immobilité pleine d’admiration béate. Et comme il restait debout devant elle, assise sur un pouf, au milieu de la chambre, elle lui dit :

— Ne vous gênez pas, Monsieur. Prenez cette chaise et contez-moi votre petite affaire.

Il balbutia :

— Mademoiselle, la lettre que… Mais savez-vous que vous êtes vraiment jolie ?

— Oui. Il y en a qui me trouvent bien ; d’autres, très bien… Et votre sœur ?

— C’est une affaire très délicate : Je recherche ma sœur, une jeune fille algérienne, de votre âge, portant votre nom, et très jolie, comme vous.

— Je n’en doute pas.

— Voudriez-vous répondre à mes questions ?

— Vous êtes de la police ?

— Oh ! Mademoiselle ! je suis le frère de ma sœur.

— C’est ainsi que ça se passe en Algérie… Je répondrai à toutes vos questions ; vous voyez que je suis bonne fille.

— Charmante, Mademoiselle. Quel est le nom de Monsieur votre père ?

— J’ai dû en avoir un, c’est tout ce que je sais.

— Comme ma sœur.

— Et Madame votre mère ?

— Ma mère doit être en Algérie. J’étais toute petite lorsqu’on m’expédia à Paris, au couvent de la Miséricorde.

— Vous avez été saltimbanque ?

— Comme tout le monde ; nous le sommes tous un peu plus ou un peu moins.

— Ah !… J’aborde la question délicate.

— Abordez, Monsieur.

— Ma sœur a sur chaque sein un grain de beauté ; ce sont les seules signes qui puissent me la faire reconnaître… Avez-vous ces petits grains de beauté ?

Noémie eut un sourie. Elle répondit :

— Nous allons voir.

Et brusquement, son peignoir glissait et laissait poindre deux seins vigoureux caressés par les boucles folles de ses cheveux.

Mohammed était comme pétrifié.

— Eh bien ? Êtes-vous mon frère ?

Mohammed se leva d’un bond et s’approchant d’elle.

— Non… et tant mieux !

Mais, d’un geste, Noémie l’arrêta :

— Regardez bien, dit-elle.

Mohammed regardait. Il humait l’air en faisant un bruit de locomotive qui lâche sa vapeur. Il bégaya :

— Mais je ne… vois pas de… grain de beauté.

Noémie baissa les yeux, eut une petite moue et répondit doucement :

— On m’avait toujours dit que ces deux petits boutons, que jalousent les plus belles roses, étaient les plus jolis grains de beauté… On m’avait donc trompée ?

Mohammed se recueillit, puis, prenant délicatement la tête de Noémie, il la baisa chastement sur le front, en soupirant :

— On ne vous avait pas trompée, c’est moi qui n’avais pas compris, ma sœur !