Croquis du vice/Le Secrétaire

P. Fort (p. 125-136).

LE SECRÉTAIRE

À George Bonnamour.

C’était un homme à qui le courage d’atteindre deux mètres avait manqué, un courage de quelques millimètres, car il était très grand. Point gras, pas trop maigre, mais nerveux et doté d’un tempérament bilieux sanguin qui lui rendait difficile la moindre résistance à ses désirs ; non des désirs bestiaux qui nous font rechercher de la bonne charcuterie faite avec du cochon ou de larges biftecks de vrai bœuf : il n’était pas gourmand, mais simplement gourmet.

Ses désirs étaient de ceux qui font hausser les épaules de celles qui n’osent pas. Vous savez ? ces haussements d’épaules dédaigneux qui ont l’apparence d’un soupir gros de regrets et qui veulent dire : « Si je pouvais ! » ou encore : « Quel imbécile ! au lieu de tant parler… » Mais il avait un défaut : il était poète — quelle idée ! — à une époque où tout se paye, même le vin, tout, excepté les vers. — (Et l’eau donc ! Il y a quelque dix ans, les Auvergnats venaient à domicile nous demander cinq centimes pour « un gros cheau d’eau fraîche » ; aujourd’hui, l’Hôtel de Ville représente les Auvergnats, et les Auvergnats représentent le Mont-d’Or, « plus cha change, plus ch’est la même choche. »)

Louis Messade était donc poète. Ses livres, d’une intransigeance naturelle — subtils états d’âme ou amples fictions insaisissables pour l’épicier du coin, où devenaient pourtant palpables ses rêveries fantastiques, terrifiantes en leur logique serrée — étaient peu goûtés par ceux qui achètent et ne comprennent rien, et beaucoup discutés par ceux qui comprennent et n’achètent pas.

Malgré ses livres qui, jusque-là, ne lui avaient rapporté que de nouvelles espérances, il aurait pu se tirer d’affaire, et très bien, sans l’appétit formidable d’un tempérament qui le contraignit, en maintes occasions, à faire des effets pour couvrir son tailleur.

Cette situation ne pouvait durer. Déjà le restaurateur rognait les rosbifs, comptait les haricots sans qu’il fût possible à Louis Messade de risquer la moindre observation. Hier, ne lui avait-il pas dit : « Vous venez toujours avec des femmes, monsieur Émile, j’peux pourtant pas nourrir toutes les grues qui vous plaisent… si encore c’était toujours la même, mais franchement !… » Et la blanchisseuse, la grosse Mme Mochet, une dégrafée retraitée, « que c’est pas son homme qui lui aurait mangé sa galette, » se plaignait aussi, ne comptant pour rien les sérieux acomptes donnés à la petite blonde qui portait le linge de « ces messieurs ».

Comme le pensait Louis Messade : « Ça craque ! ça craque ! » Il est juste de dire qu’il se consolait : « Il faut que ça pète ou que ça casse ! »

Et, ainsi, il continuait une existence sans ennui, car toutes ces petites choses-là n’étaient pour lui que des accidents, des contrastes qui lui faisaient trouver douces les soirées en la solitude de sa pensée, dans la confection d’un livre où la vie n’était qu’un idéal passager conduisant au suprême idéal, où les hommes n’étaient que des marionnettes très drôles faites pour le distraire du divin mensonge des femmes, créées par le diable, pour lui faire oublier qu’il existait.

Une nuit qu’il était à sa fenêtre, riant et pensant avec les étoiles, il lui vint une idée géniale.

Il se souvint d’un ami, poète comme lui, mais poète à l’envers, s’il est permis de s’exprimer ainsi, un poète qui rimait rarement parce que, disait-il, la poésie n’est plus qu’un casse-tête chinois chargé d’allonger outre mesure la pensée humaine ; et comme ce poète était sans emploi, il ne demanderait certainement pas mieux que d’accepter toutes les propositions que pouvait lui faire l’imaginatif cerveau de Louis Messade.

Le lendemain matin, il alla donc trouver Raoul Bithume et lui dit :

— Veux-tu gagner cent cinquante francs par mois ?

— Comme caissier à la Morgue ?

— Je ne plaisante pas. C’est sérieux.

— Est-ce toi qui es sérieux ou les cent cinquante francs ?

— L’un et l’autre, puisque je te prends comme secrétaire.

— Ton secrétaire !… ah ! par exemple, voilà qui est curieux ! n’ai-je pas rêvé cette nuit que, dans mon jardin aux phosphorescents ombrages, se promenait un ours, sans poils, et tenant entre ses bras de devant une énorme citrouille.

— Mais tu es fou !…

— Non pas. Voici la Clef des Songes que m’a prêtée ma concierge, regarde, ou plutôt lis, page 25 : « … Si l’ours tient une citrouille, vous recevrez une lettre chargée, et dans le cas où cet ours n’aurait pas de poils, ce sera un buffet, un secrétaire ou une commode. » Tu vois : il y a un secrétaire.

— Allons ! soyons sérieux. Viens tout de suite et laisse là ta Clé des songes. Tu vas entrer en fonctions.

Ils descendirent la rue des Martyrs, se dirigeant vers le Luxembourg, tout près d’où demeurait Louis Messade. Raoul Bithume reçut de son ami des instructions précises concernant ses nouvelles fonctions…

Et, depuis, tous les soirs, neuf heures, les voyaient déambuler vers le boulevard, scrutant les rues adjacentes, regardant, toisant les femmes, fouinant entre les rideaux mal clos des brasseries. Lorsque Louis Messade avait jeté son dévolu sur une blonde, une brune ou bien une rousse, maintenant trois ils allaient prendre un café, le plus souvent une menthe jusqu’à l’heure où, s’accompagnant mutuellement, ils entraient dans la chambre ou le boudoir de la blonde, de la brune ou bien de la rousse.

Et là, toujours la même scène se renouvelait : Louis Messade s’approchait de Bithume :

— Raoul, donnez-moi deux louis.

— Hein ?

— Donnez-moi deux louis.

— Mais je n’ai plus un sou.

— Allons, dépêchez-vous, ne faites pas attendre Madame.

— Je vous assure que je n’ai plus un sou. J’ai pris cinq louis avant de partir… on voit bien que vous ne comptez pas.

— Vous avez dépensé cinq louis ?

— Pas moi, mais vous… Et toutes les pièces blanches que vous avez données à toutes les femmes rencontrées !… vous n’êtes pas raisonnable, rentrons, cela vaudra mieux.

Louis Messade se retournait vers la blonde, la brune ou bien la rousse :

— Vous entendez, c’est mon secrétaire qui, maintenant, va me donner des conseils.

Et la jeune femme, d’abord anxieuse, de l’espoir dans les yeux, répondait :

— Envoyez-le chez vous.

— Certainement, chère belle.

Se retournant vers Bithume :

— Allez chercher deux louis.

— Je veux bien, mais vous avez tort.

— Prenez une voiture, et revenez vite.

— Deux, ou trois louis ?

La dame, répondait toujours : « Trois. »

Raoul Bithume sortait, maugréant presque inintelligiblement, mais assez haut pour qu’on l’entendit : « C’est stupide ! à cette heure-ci !… dépenser de l’argent comme ça ! » Ce qui faisait dire à la blonde, à la brune ou bien à la rousse, tout en fermant sa porte : « Mon chéri, il n’a pas l’air content, ton secrétaire… en voilà un grincheux ! »

Puis, dans l’alcôve, on attendait, jusqu’au matin, le fameux secrétaire.

— Cet animal de Raoul qui n’est pas revenu !

— Moi, si j’étais à ta place, je lui donnerais son compte.

— C’est ce que je vais faire ; c’est la première fois qu’il me joue ainsi, mais ce sera bien la dernière.

— En v’là un pignouf !

— Je vais être obligé de revenir.

Surtout reviens… mon petit chéri.

— Sois tranquille.

— Oh ! toi ! tu m’inspires confiance, mais ton sale déplumé de secrétaire ! si je le tenais !

— À tout à l’heure, mignonne !

— Reviens vite ; je t’attends.

Et la blonde, la brune ou bien la rousse attend encore.

Ce charmant et inoffensif petit truc aurait dû économiser quatre à cinq cents francs par mois à Louis Messade, si Louis Messade n’était revenu de chaque excursion hanté de brûlants remords.

— Mon cher, disait-il à Bithume qui riait et se trémoussait dans un fauteuil, j’ai eu tort, si tu savais comme elle a été gentille… envoie-lui deux louis.

— Nous n’avons que quinze francs !

— Eh bien, prends son adresse, au premier argent tu lui enverras trois louis.

— Où demeure-t elle ?

— Ah ! sapristi ! où demeure-t-elle ? Je crois que c’est rue Blanche…

— Le numéro ?

— C’est près d’un marchand de marrons, bigre ! Il faudra que tu la retrouves, entends-tu ?… elle est si gentille !

Bithume se navrait. C’était bien la peine de dépenser tant de sagacité, de ruses, d’airs étonnés, contrits et furieux pour en arriver à payer double et même triple une marchandise qui, après tout, n’avait pas cours sur le marché. Allez donc faire faire des économies à semblable tempérament ! Ce n’est pas lui, Raoul Bithume qui se serait « emballé » après.

Car tous les jours impairs, Louis Messade, reconnaissant des services rendus, prenait le rôle de secrétaire et la même scène, toujours la même, puisqu’elle réussissait si bien, se renouvelait au profit de Raoul qui se prélassait, savourait longuement ce qu’il y a de délicieux dans la femme, lui, sans un remords.

Il advint qu’une nuit princièrement arrosée de vins royaux, tous deux voulurent être maître et pas un ne voulut être simple secrétaire. La petite en valait la peine, car elle était petite, et si étrange et si bizarre avec ses grands yeux qui, constamment, tournaient autour de leur orbite, mus par les vapeurs des vins, et ses cheveux ni blonds, ni bruns, ni roux, presque verts, presque jaunes, parfois bleus tombant d’un jet jusqu’au talon d’un pied si petit que Bithume avait dit : « Faut se baisser pour le voir. »

— Allez me chercher trois louis, dit Messade.

— Tiens… tiens… mon secrétaire, qui m’envoie chercher de l’argent.

— Comment ça ?

— Aujourd’hui, c’est vous qui êtes mon secrétaire.

— Pas de bêtises, vous êtes saoûl.

— Non, non, je ne laisse pas ainsi passer mon tour.

— Ah ! Bithume, ce n’est pas bien.

— Ce n’est pas chic, Messade.

Pendant cette conversation, commencée à un bout de la chambre, finie à l’autre bout, en une traînée de zigzags, la petite ni blonde, ni brune, ni rousse avait pressenti quelque chose de grave. L’esprit de conservation lui fit entrevoir toute l’horreur d’une situation qui pouvait devenir anormale. Elle sonna. Un garçon vint.

— Baptiste ! Fichez-moi ces deux hommes à la porte.

— Hé, laquais ! ne me touchez pas ! je vous brûle l’endroit où vous devriez avoir une cervelle… Bithume, sortez le premier.

— Oui, cher maître.

— Pardon, cher maître, soutint encore Louis Messade, c’est moi le secrétaire aujourd’hui.

— Jamais de la vie ! c’est moi, après tout, tu peux t’en flatter, ça te fait une belle jambe !