Croquis du vice/La grande Épopée

P. Fort (p. 151-158).

LA GRANDE ÉPOPÉE

À Alex. Boutique.

Hélène Richardoys, petite brunette de dix-sept ans, venait d’épouser le baron des Thermopyles. Elle le connaissait à peine, ne l’ayant qu’entrevu deux ou trois fois derrière la grille du couvent de la Rédemption les jours très rares où M. Richardoys daignait s’absenter de son magasin de sangsues.

Point jeune était le baron : soixante hivers avaient dépouillé son crâne, ne lui laissant — telle une oasis perdue dans le désert — qu’une touffe de cheveux blancs, mais son titre nobiliaire avait hypnotisé M. Richardoys qui, pour un peu, aurait écrit sur les glaces de sa boutique où figuraient ses fameuses sangsues angoras, source d’une belle fortune :

maison RICHARDOYS, de père en fils
fournisseur de la
NOBLESSE.

Un matin, le baron des Thermopyles, enfin las d’avoir passé trois semaines dans le magasin de Richardoys en la contemplation des bocaux de sangsues, demanda la main d’Hélène. Richardoys resta quelques minutes sans mouvement, incapable de répondre, suffoquant, halenant d’émotion. Tout à coup, se laissant tomber dans les bras du baron, il larmoya : « Mon gendre ! mon cher gendre ! » Le soir même il retirait sa fille du couvent — comme on retire un colis resté en consigne.

Le baron des Thermopyles se montra vaillant les premières nuits de ses noces, et bien courtes parurent les longues heures d’insomnie tant il conta de fois ses vieux souvenirs d’histoire et tant il mit d’ardeur aux récits des batailles du premier Empire (sa lecture favorite après souper) : Joignant l’action à la parole, il livra d’inoubliables combats. Superbe à l’assaut du mont Saint-Bernard, l’œil en feu, son oasis se redressant comme électrisée, il contait ce passage, imitait le canon glissant le long des mamelons, rampait pour mieux expliquer les difficultés d’une telle ascension, et parlait deux langues en approchant d’Italie.

À l’entrée dans Berlin, Hélène se pâma — certainement émotionnée par les succès de nos armes — et lorsque Moscou brûla, elle eut une crise de nerfs…

Des Thermopyles avait sonné ses gens : La femme de chambre, armée d’une carafe, asperge, inonde Hélène, cependant que le baron lui frappe dans les mains. Et, radieuse, souriante, avec dans les yeux l’ineffable douceur des âmes compatissantes, la petite baronne revient à elle, toute prête à relire la grande épopée…

Mais, hélas ! trop tôt ce fut la retraite de Russie, retraite navrante où le soldat sans force, pâle, glacé, baissait mollement la tête.

il restait bien quelques faits historiques très intéressants, ne serait-ce qu’une simple escarmouche, mais le baron des Thermopyles avait pour toujours perdu la mémoire et préférait, après dîner, jouer une partie de dominos qu’Hélène trouvait toujours trop longue, et lui toujours trop courte. L’heure du coucher l’obsédait comme un cauchemar, et dans le lit, lorsqu’il sentait frôler contre lui les cuisses d’Hélène, des cuisses blanches et roses et douces aux affolantes senteurs, il entrait dans un état de surexcitation profitable à personne, sa mémoire restant rebelle aux supplications et aux avances de sa jeune femme. Elle aurait tant voulu entendre le récit d’une petite bataille, « rien qu’une toute petite », ou l’histoire d’une patrouille, ou celle d’un factionnaire grelottant dans sa guérite et pleurant au souvenir de sa payse… Le baron ne

contait rien, tournait le dos et dormait.

Maintenant, tous les soirs, des Thermopyles sortait prendre son café sur les boulevards en fumant un « havane », ne voulant pas, disait-il, incommoder Madame par l’odeur du tabac. Il s’absenta une heure, puis deux, puis trois. Le cercle, abandonné depuis son « ménage » avec « l’ancienne » — une grosse fille débordante de graisse amollie aux durs combats des sommiers — le revit ponté au baccarat jusqu’à des cinq heures du matin. C’est là qu’il renoua connaissance avec Gontran du Tournage, le fils de son ami de collège.

Grand coureur de filles, ne comptant plus les succès que lui valaient son air doucereux et l’insignifiante régularité d’une tête sans caractère ; avec cela élancé, beau parleur, d’une galanterie peut-être recherchée mais point niaise, Gontran sut plaire à la baronne, un soir qu’il dînait chez les Thermopyles.

Le baron des Thermopyles passait la plus grande partie de ses nuits devant le tapis vert, rentrant le matin avec les rayons du soleil qui léchaient le plafond de sa chambre en une longue traînée venant des rideaux mal clos. Souvent, il entrait chez Madame, la regardait dormir perdue dans un écrasement de batiste, poussait un soupir et sortait. Plus jamais elle ne le grondait, le matin, lorsqu’il rentrait avec les premiers bruits de la rue ; elle n’avait plus sa moue triste avec, sur les lèvres, des reproches ; elle était redevenue câline, coquette en sa toilette inviteuse et pimpante. À quoi attribuer ce changement qui ravissait le baron et le navrait de ne pouvoir récompenser tant d’abnégation ?

Gontran, reconnaissant les devoirs qu’impose l’hospitalité, consacrait ses nuitées à l’éducation d’Hélène, si anormalement interrompue. En professeur expérimenté, sachant que la géographie est le complément de l’histoire, Gontran, le plus heureux des trois, qui doublait si bénévolement celui de Gibraltar, faisait remarquer à la petite baronne l’importance des mamelons irradiants de blancheur en la neige desquels grelottent les roses écloses dans la troublante moiteur des chairs, pointant leur flèche au-dessus des plaines perdues en la nacreur bleue et rouge des myosotis et des coquelicots pâlis dans la trop longue attente des rosées. Il dit ce qu’avaient d’intéressant les vallées cachées au plus profond des forêts, et se reposa dans l’énervante et pourtant bien douce griserie des sources odorantes.

Lorsque Hélène fut initiée aux beautés de la mappemonde, Gontran ouvrit le grand livre de l’Histoire à la page où l’orgueil du baron avait sombré.

Et ce fut un galop infernal sur tous les champs de bataille. Ça divertissait beaucoup Hélène, qui s’y prêtait en jouant à la forteresse, à la redoute, même aux fortifications, se servant pour cela de l’indiscrète et fine malines d’une petite chemise s’arrêtant à mi-jambes. Et s’enlevèrent les redoutes ! et croulèrent les forteresses ! jusqu’à Waterloo.

À Waterloo, le combat fut terrible : Déjà quelques positions étaient enlevées lorsque tout à coup Gontran balbutia, s’arrêta comme cherchant en ses souvenirs.

« Eh bien ? demanda la petite baronne.

— C’est curieux, mais… je n’y comprends rien.

— Comment, vous perdez la mémoire, vous aussi !

— Je vous certifie, toute belle, que Napoléon espérait Grouchy et qu’il vit venir les Prussiens.

— Eh bien ?

— Eh bien… je vois les Anglais. »