Croc-Blanc/Chapitre 23

Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Les éditions G. Crès et Cie (p. 237-244).

XXIII

LE DOMAINE DU DIEU


Non seulement Croc-Blanc était capable, par sa nature, de s’adapter aux gens et aux choses, mais il raisonnait et comprenait la nécessité de cette adaptation. Ici, à Sierra-Vista (c’était le nom du domaine du juge Scott, père de Weedon Scott), il se sentit rapidement chez lui.

Dick, après quelques bouderies et formalités, s’était résigné à accepter la présence du loup, imposée par ses maîtres. Même il n’aurait pas mieux demandé que de devenir son ami. Mais Croc-Blanc ne se souciait pas d’aucune amitié de ses semblables. Il avait toujours vécu hors de son espèce et désirait y demeurer. Les avances de Dick n’eurent point de succès, et il les repoussa. Le bon chien renonça à son idée et ne prit pas garde à Croc-Blanc, désormais, plus que celui-ci ne prenait garde à lui.

Il n’en fut pas de même avec Collie. Si elle tolérait Croc-Blanc, qui était sous la protection des dieux, elle ne pouvait se résigner à le laisser en paix. Trop de loups avaient ravagé les troupeaux et combattu contre ses ancêtres pour qu’elle le pût ainsi oublier. Prenant avantage de son sexe, elle ne perdait aucune occasion de le maltraiter, de ses dents pointues. Croc-Blanc tendait patiemment la fourrure protectrice de son épaule, puis reprenait sa marche, calme et digne. Si elle mordait trop fort, il courait en cercle, en détournant la tête, irrité, mais impassible. Il finit par prendre l’habitude, quand il la voyait venir, de se lever et de s’en aller, en lui cédant aussitôt la place.

Croc-Blanc, dans sa vie nouvelle, avait beaucoup à apprendre. Tout était, ici, beaucoup plus compliqué que sur la Terre du Nord. De même que Castor-Gris, le maître avait une famille, qui partageait sa nourriture, son feu, ses couvertures, et qui devait être respectée comme lui-même. Et elle était bien plus nombreuse que celle de l’Indien. Il y avait d’abord, avec sa femme, le juge Scott, père de Weedon. Puis les deux sœurs de celui-ci, Beth et Mary ; puis sa femme Alice, et encore ses enfants, Weedon et Maud, un garçon de quatre ans et une fille de six. Croc-Blanc, sans pouvoir comprendre quels liens de parenté unissaient au dieu d’amour tout ce monde, consentit à se laisser caresser par chacun. Il apprit aussi à jouer avec les enfants qu’il voyait être particulièrement chers au maître, et oublia en leur faveur toutes les méchancetés et toutes les tyrannies qu’il avait subies de la part des enfants indiens. Il supportait, avec conscience, toutes leurs folies et, s’ils l’ennuyaient trop, il s’écartait d’eux avec dignité. Il finit même par les aimer. Mais personne ne put jamais tirer de lui le moindre ronronnement. Le ronron était pour le maître seul.

Quant aux domestiques, un traitement différent devait leur être appliqué. Croc-Blanc les tolérait, comme étant une propriété de son maître ; ils cuisinaient et lavaient les plats, et accomplissaient diverses autres besognes, juste comme Matt faisait là-bas, au Klondike. Il n’avait pas à se laisser caresser par eux et ne leur devait aucune affection.

Le domaine du dieu, qui s’étendait hors de la maison, était vaste, mais non sans limites. Au-delà des dernières palissades qui l’entouraient, étaient les domaines particuliers d’autres dieux. Sur la Terre du Nord, le seul animal domestique était le chien. Beaucoup d’autres animaux vivaient dans le Wild, et ces animaux appartenaient de droit aux chiens, lorsque ceux-ci pouvaient les maîtriser. Durant toute sa vie, Croc-Blanc avait dévoré les choses vivantes qu’il rencontrait. Il n’entrait pas dans sa tête que, sur la Terre du Sud, il dût en être autrement. Vagabondant autour de la maison, au lever du soleil, il tomba sur un poulet qui s’était échappé de la basse-cour. Il fut sur lui dans un instant. Le poulet poussa un piaulement effaré et fut dévoré. Nourri de bon grain, il était gras et tendre, et Croc-Blanc, se pourléchant les lèvres, décida qu’un tel plat était tout à fait délectable.

Plus avant dans la journée, il eut la chance de rencontrer un autre poulet, qui se promenait près de l’écurie. Un des grooms[1] courut au secours de la volaille. Ignorant du danger qu’il courait, il prit pour toute arme un léger fouet de voiture. Au premier coup, Croc-Blanc, qu’un gourdin aurait peut-être fait reculer, laissa le poulet pour l’homme. Tandis que le fouet le cinglait à nouveau, il sauta silencieusement à la gorge du groom, qui tomba à la renverse en criant : « Mon Dieu ! », puis lâcha son fouet pour se couvrir la gorge avec ses bras. Les avant-bras saignants et lacérés jusqu’à l’os, il se releva et tenta de gagner l’écurie. L’opération eût été malaisée si Collie n’eût fait, à ce moment, son entrée en scène. Elle s’élança, furibonde, sur Croc-Blanc. C’était bien elle qui avait raison ; les faits le prouvaient et justifiaient ses préventions, en dépit de l’erreur des dieux, qui ne savaient pas. Le brigand du Wild continuait ses anciens méfaits.

Le groom s’était mis à l’abri et Croc-Blanc reculait devant les dents menaçantes de Collie. Il lui présenta son épaule, puis tenta de la lasser, en courant en cercle. Mais Collie ne voulait pas renoncer à châtier le coupable. En sorte que Croc-Blanc, jetant aux vents sa dignité, se décida à décamper à travers champs.

— Voilà qui lui apprendra, dit Scott, à laisser tranquilles les poulets. Mais, je lui donnerai moi-même une leçon, la prochaine fois que je l’y prendrai.

Deux nuits plus tard, l’occasion voulue se présenta, et plus magnifique que Scott ne l’avait prévue. Croc-Blanc avait observé de près la basse-cour et les habitudes des poulets. Lorsque la nuit fut venue et quand tous les poulets furent juchés sur leurs perchoirs, il grimpa sur une pile de bois, qui était voisine, d’où il gagna le toit du poulailler. Il se laissa, de là, glisser sur le sol et pénétra dans la place. Ce fut un carnage bien conditionné. Lorsque, le matin, Scott sortit, cinquante poules blanches de Leghorn, dont les cadavres étaient restés à dévorer, accueillirent son regard, soigneusement alignées par le groom, sur le perron de la maison.

Le maître siffla, surpris et plein d’admiration pour ce chef-d’œuvre, et Croc-Blanc accourut, qui le regardait dans les yeux, sans honte aucune. Loin d’avoir conscience de son crime, il marchait avec orgueil, comme s’il avait accompli une action méritoire et digne d’éloges. Scott se pinça les lèvres, navré de sévir, et parla durement. Il n’y avait que colère dans sa voix. Puis, s’étant emparé de Croc-Blanc, il lui tint le nez sur les poulets assassinés et, en même temps, le gifla lourdement.

Lorsque Croc-Blanc était, autrefois, giflé par Castor-Gris ou par Beauty-Smith, il en éprouvait une souffrance physique. Maintenant, s’il arrivait qu’il le fût par le dieu d’amour, le coup, quoique plus léger, entrait plus profondément en lui. La moindre tape lui semblait plus dure à supporter que, jadis, la pire bastonnade. Car elle signifiait que le maître était mécontent. Jamais plus il ne courut après un poulet.

Bien plus, Scott l’ayant conduit, dans le poulailler même, au milieu des poulets survivants, Croc-Blanc, en voyant sous son nez la vivante nourriture, fut sur le point, tout d’abord, de céder à son instinct. Le maître refréna de la voix cette impulsion et, dès lors, Croc-Blanc respecta le domaine des poulets ; il ignora leur existence. Et comme le juge Scott semblait douter que cette conversion fût définitive, Croc-Blanc fut enfermé, tout un après-midi, dans le poulailler. Il ne se passa rien. Croc-Blanc se coucha et finit par s’endormir. S’étant réveillé, il alla boire, dans l’auge, un peu d’eau. Puis, ennuyé de se voir captif, il prit son élan, bondit sur le toit du poulailler et sauta dehors. Calmement, il vint se présenter à la famille, qui l’observait du perron de la maison, et le juge Scott, le regardant en face, prononça seize fois, avec solennité :

— Croc-Blanc, vous valez mieux que je ne pensais.

Croc-Blanc apprit pareillement qu’il ne devait pas toucher aux poulets appartenant aux autres dieux. Il y avait aussi des chats, des lapins et des dindons ; tous ceux-ci devaient être laissés en paix et, en général, toutes les choses vivantes. Même dans la solitude des prairies, une caille pouvait, sans dommage, lui voltiger devant le nez. Frémissant et tendu de désir, il maîtrisait son instinct et demeurait immobile, parce que telle était la loi des dieux. Un jour, cependant, il vit Dick qui avait fait lever un lapin de garenne et qui le poursuivait. Le maître était présent et ne s’interposait pas ; il encourageait même Croc-Blanc à se joindre à Dick. Une nouvelle loi en résultait : les lapins de garenne n’étaient pas « tabou », comme les animaux domestiques ; ni les écureuils, ni les cailles, ni les perdrix. C’étaient des créatures du Wild, sur lesquelles les dieux n’étendaient pas leur protection, comme ils faisaient sur les bêtes apprivoisées. Il était permis aux chiens d’en faire leur proie.

Toutes ces lois étaient infiniment complexes, leur observance exacte était souvent difficile et l’inextricable écheveau de la civilisation, qui refrénait constamment ses impulsions naturelles, bouleversait Croc-Blanc.

Trottant derrière la voiture, il suivait son maître à San José, qui était la ville la plus proche. Là se trouvaient des boutiques de boucher, où la viande pendait sans défense. À cette viande il était interdit de toucher. Beaucoup de gens s’arrêtaient en le voyant, l’examinaient avec curiosité et, ce qui était le pire, le caressaient. Tous ces périlleux contacts de mains inconnues, il devait les subir. Après quoi les gens s’en allaient, comme satisfaits de leur propre audace.

Parfois, certains petits garçons, sur les routes avoisinant Sierra Vista, se faisaient un jeu, quand il passait, de lui lancer des pierres. Il savait qu’il ne lui était pas permis de les poursuivre ; mais l’idée de justice qui était en lui souffrait de cette contrainte. Un jour, le maître sauta hors de la voiture, son fouet en main, et administra une correction aux petits garçons, qui désormais n’assaillirent plus Croc-Blanc avec leurs cailloux. Croc-Blanc en fut fort satisfait.

Trois chiens qui, sur la route de San José, rôdaient toujours à ses carrefours, autour des bars, avaient pris l’habitude de bondir sur lui dès qu’ils l’apercevaient. Il supportait cet assaut, en se contentant de gronder pour les tenir à distance et les empêcher de mordre. Même si un coup de dent l’atteignait, il refusait de se battre. Un jour, les maîtres des chiens poussèrent ouvertement sur lui ces méchants animaux. Le maître arrêta sa voiture.

— Allez ! Allez sur eux ! dit-il.

Croc-Blanc hésitait. Il regarda le maître, regarda les chiens, et il demanda des yeux s’il comprenait bien. Le maître fit un signe affirmatif, avec sa tête.

— Allez sur eux, vieux ! répéta-t-il. Allez sur eux, vieux compagnon, et mangez-les !

Croc-Blanc se rua sur ses ennemis, qui firent face. Il y eut un grand brouhaha, des cris, des grondements, des claquements de dents, une bousculade de corps. Un nuage de poussière s’éleva de la route et cacha la bataille. Au bout de quelques minutes, deux gisaient, abattus, et le troisième était en fuite. Il traversa une mare, franchit une haie et gagna les champs. Croc-Blanc le suivit, de son allure de loup, muette et rapide, le rejoignit et l’égorgea.

Après cette triple exécution, il n’y eut plus de querelles avec aucuns chiens. Le bruit s’en répandit dans toute la région et les hommes défendirent à leurs chiens de molester Croc-Blanc.


  1. « Valet d’écurie ». (Note des Traducteurs)