Croc-Blanc/Chapitre 22

Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Les éditions G. Crès et Cie (p. 230-236).

XXII

LA TERRE DU SUD

Croc-Blanc reprit terre à San-Francisco. Il fut stupéfait. Toujours il avait associé volonté d’agir et puissance d’agir. Et jamais les hommes blancs ne lui avaient paru des dieux aussi merveilleux que depuis qu’il trottait sur le lisse pavé de la grande ville. Les cabanes, faites de bûches de bois, qu’il avait connues, faisaient place à de grands bâtiments, hauts comme des tours. Les rues étaient pleines de périls inconnus : camions, voitures, automobiles. De grands et forts chevaux traînaient d’énormes chariots. Sous des câbles monstrueux, tendus en l’air, des cars électriques filaient rapidement et cliquetaient, à travers le brouillard, hurlant leur instante menace, comme font les lynx, dans les forêts du Nord.

Toutes ces choses étaient autant de manifestations de puissance. À travers elles, derrière elles, l’homme contrôlait et gouvernait. C’était colossal et terrifiant. Croc-Blanc eut peur, comme jadis, lorsque arrivant du Wild au camp de Castor-Gris, quand il était petit, il avait senti sa faiblesse devant les premiers ouvrages des dieux. Et quelle innombrable quantité de dieux il voyait maintenant ! Leur foule affairée lui donnait le vertige. Le tonnerre des rues l’assourdissait et leur incessant mouvement, torrentueux et sans fin, le bouleversait. Jamais autant il n’avait senti sa dépendance du dieu d’amour. Il le suivait, collé sur ses talons, quoi qu’il dût advenir.

Une nouvelle épreuve l’attendait qui, longtemps par la suite, demeura comme un cauchemar dans son cerveau et dans ses rêves. Après qu’ils eurent, tous deux, traversé la ville, ils arrivèrent dans une gare pleine de wagons où Croc-Blanc fut abandonné par son maître (il le crut du moins) et enchaîné dans un fourgon, au milieu d’un amoncellement de malles et de valises. Là commandait un dieu trapu et herculéen, qui faisait grand bruit et, en compagnie d’autres dieux, traînait, poussait, portait les colis, qu’il recevait ou débarquait. Croc-Blanc, dans cet inferno, ne reprit ses esprits qu’en reconnaissant, près de lui, les sacs de toile qui enfermaient les effets de son maître. Alors il se mit à monter la garde sur ces paquets.

Au bout d’une heure, Weedon Scott apparut.

— Il était temps que vous veniez ; grogna le dieu du fourgon. Votre chien ne prétend pas me laisser mettre un doigt sur vos colis.

Croc-Blanc fut emmené hors du fourgon. Il fut très étonné. La cité fantastique avait disparu. On l’avait enfermé dans une chambre qui était semblable à celle d’une maison et, à ce moment, la cité était autour de lui. Depuis, la cité s’était éclipsée. Sa rumeur ne bruissait plus à ses oreilles. Mais une souriante campagne, l’entourait, baignée de paix, de silence et de soleil. Il s’ébahit, durant un bon moment, de la transformation. Puis il accepta le fait comme une manifestation de plus du pouvoir, souvent incompréhensible, de ses dieux. Cela ne regardait qu’eux.

Une voiture attendait. Un homme et une femme s’approchèrent. Puis les bras de la femme se levèrent et entourèrent vivement le cou du maître. C’était là un acte hostile, Croc-Blanc se mit à gronder avec rage.

All right ! mère, dit Scott, s’écartant aussitôt et empoignant l’animal. Il a cru que vous me vouliez du mal et c’est une chose qu’il ne peut supporter.

— Je ne pourrai donc vous embrasser, mon fils, qu’en l’absence de votre chien ! dit-elle en riant, quoiqu’elle fût encore pâle et défaite de la frayeur qu’elle avait éprouvée.

— Nous lui apprendrons bientôt à se mieux comporter.

Et comme Croc-Blanc, l’œil fixe, continuait à gronder :

Couché, Sir ! Couché !

L’animal obéit, à contrecœur.

— Maintenant, mère !

Scott ouvrit ses bras, sans quitter du regard Croc-Blanc, toujours hérissé et qui fit mine de se redresser.

— À bas ! À bas ! répéta Scott.

Croc-Blanc se laissa retomber. Il surveilla des yeux, avec anxiété, la répétition de l’acte hostile. Aucun mal n’en résulta, pas plus que de l’embrassade, qui se produisit ensuite, du dieu inconnu.

Alors les sacs furent chargés sur la voiture, où montèrent le dieu d’amour et les dieux étrangers. Croc-Blanc suivit en trottant, vigilant et hérissé, signifiant ainsi aux chevaux qu’il veillait sur le maître emporté par eux, si rapidement, sur le sol.

Un quart d’heure après, la voiture franchissait un portail de pierre et s’engageait sur une belle avenue, bordée de noyers qui la recouvraient de leurs arceaux. À droite et à gauche, s’étendaient de vastes et vertes pelouses, semées de grands chênes, aux puissantes ramures. Au delà, en un pittoresque contraste, des prairies aux foins mûrs, dorés et roussis par le soleil. Des collines brunes, couronnées de hauts pâturages, fermaient l’horizon. À l’extrémité de l’avenue s’élevait, à flanc de coteau, une maison aux nombreuses fenêtres et au porche profond.

D’admirer tout ce beau paysage Croc-Blanc n’eut point le loisir, car la voiture avait à peine pénétré dans le domaine qu’un gros chien de berger, au museau pointu et aux yeux brillants, l’assaillait, fort irrité et à bon droit, contre l’intrus.

Le chien, se jetant entre lui et le maître, se mit en devoir de le chasser. Croc-Blanc, hérissant son poil, s’élançait déjà pour sa mortelle et silencieuse riposte, lorsqu’il s’arrêta brusquement, les pattes raides, troublé et se refusant au contact. Le chien était une femelle, et la loi de sa race interdisait à Croc-Blanc de l’attaquer. L’instinct du loup reparaissait et son devoir était de lui obéir. Mais il n’en était pas de même de la part du chien de berger. Son instinct, à lui, était la haine ardente du Wild. Croc-Blanc était un loup, le maraudeur héréditaire qui faisait sa proie des troupeaux et qu’il convenait, depuis des générations, de combattre.

Tandis que Croc-Blanc retenait son élan, la chienne bondit sur lui et enfonça ses crocs dans son épaule. Il gronda involontairement, et ce fut tout. Il se détourna et tenta seulement de l’éviter. Mais la chienne s’acharnait et, le poursuivant, de-ci de-là, ne lui laissait aucun répit.

— Ici, Collie ! appela l’homme étranger qui était dans la voiture.

Weedon Scott se mit à rire.

— Père, ne vous inquiétez pas. Il fait son éducation. Mieux vaut qu’il commence dès à présent.

La voiture continuait à rouler et toujours Collie bloquait la route à Croc-Blanc, refusant, malgré ses ruses et ses détours, de le laisser passer. Le maître aimé allait disparaître. Alors, désespéré, Croc-Blanc, se souvenant d’un de ses vieux modes de combat, donna à son adversaire une violente poussée de l’épaule. En une seconde ; la chienne fut culbutée et, tandis qu’elle poussait des cris perçants, Croc-Blanc détalait pour rejoindre la voiture qu’il trouva arrêtée au seuil de la maison.

Là, il subit une nouvelle attaque. Un chien de chasse bondit sur lui de côté, sans qu’il le vît, et si impétueusement qu’il ne put résister au choc et roula par terre, sens dessus dessous. Aussitôt relevé, il bondit à son tour, en proie à une rage folle, et c’en était fait du chien si Collie, remise sur ses pattes, ne fût revenue, de plus en plus furieuse contre le brigand du Wild. Elle fonça, à angle droit, sur Croc-Blanc qui, pour la seconde fois, fut renversé sur le sol.

À ce moment Weedon Scott intervint. Il se saisit de Croc-Blanc, tandis que son père appelait les chiens.

— Voilà, dit Scott, une chaude réception pour un pauvre loup de l’Arctique. Il est connu pour n’avoir été jeté bas qu’une seule fois dans sa vie, et il vient de l’être ici, deux fois, en trente secondes.

D’autres dieux étrangers étaient sortis de la maison. Un certain nombre d’entre eux restèrent à distance respectueuse. Mais deux femmes recommencèrent l’acte hostile de se suspendre au cou du maître. Croc-Blanc cependant toléra cet acte, aucun mal ne semblant, décidément, en provenir et les bruits que les femmes-dieux faisaient avec leur bouche ne paraissant pas menaçants. Tous les dieux présents se mirent ensuite en frais de gentillesses envers lui. Mais il les avertit, avec un grondement, de se montrer prudents, et le maître fit de même avec sa bouche, tout en le tapotant amicalement sur la tête.

Les dieux montèrent ensuite l’escalier du perron, afin d’entrer dans la maison. Une des femmes-dieux avait passé ses bras autour du cou de Collie et la calmait avec des caresses. Mais Collie demeurait grinçante et surexcitée, comme outragée par la présence tolérée de ce loup, et persuadée intérieurement que les dieux étaient dans leur tort. Dick, le chien, avait été se coucher en haut de l’escalier et, lorsque passa Croc-Blanc, collé aux talons de son maître, il gronda vers lui.

— Vous, venez, loup ! dit Scott. C’est vous qui allez entrer.

Croc-Blanc entra, les pattes raides, la queue droite et fière, sans perdre Dick des yeux, afin de se garer d’une attaque de flanc, prêt aussi à faire face à tout danger qui pourrait fondre de l’intérieur de la maison. Rien de redoutable ne se produisit. Puis il examina tout, autour de lui, et cela fait, se coucha, avec un grognement de satisfaction, aux pieds de son maître. Mais il demeura l’oreille aux aguets. Qui sait quels périls l’épiaient peut-être, sous ce grand toit de la maison, qui pesait sur sa tête comme le plafond d’une trappe ?