Croc-Blanc/Chapitre 16
XVI
LE DIEU FOU
Les quelques hommes blancs qui se trouvaient à Fort Yukon vivaient depuis longtemps dans la contrée. Ils se dénommaient eux-mêmes, avec orgueil, les Sour-Doughs[1], parce qu’ils préparaient, sans levure, un pain légèrement acidulé. Ils ne professaient que du dédain pour les autres hommes blancs qu’amenaient les vapeurs, et qu’ils désignaient sous le nom de Chechaquos, parce que ceux-ci faisaient, au contraire, lever leur pain pour le cuire.
Il y avait, de ce fait, antagonisme entre les uns et les autres, et les gens du fort se réjouissaient de tout ce qui survenait de désagréable aux nouveaux arrivants. Spécialement, ils se divertissaient beaucoup des mauvais traitements infligés aux chiens qui débarquaient, par Croc-Blanc et sa détestable bande. À chaque vapeur qui faisait halte, ils ne manquaient pas de descendre au rivage et d’assister à l’inévitable bataille. De la tactique adroite et méchante employée par Croc-Blanc et par les chiens indiens, ils riaient à gorge déployée.
L’un d’eux surtout, parmi ces hommes, s’intéressait à ce genre de sport. Au premier coup de sifflet du steamboat, il arrivait en courant, et, lorsque le dernier combat était terminé, il remontait vers le fort, la face comme alourdie du regret que le massacre eût déjà pris fin. Chaque fois qu’un inoffensif chien du Sud avait été terrassé et jetait son râle d’agonie sous les crocs de la troupe ennemie, incapable de contenir sa joie, il se mettait à gambader et à pousser des cris de bonheur. Et, toujours aussi, il lançait vers Croc-Blanc un dur regard d’envie pour tout le mal dont celui-ci était l’auteur.
Cet antipathique individu avait été baptisé Beauty[2] par les autres hommes du Fort. Beauty-Smith était le seul nom qu’on lui connaissait dans la région. Nom qui était, bien entendu, une antithèse, car celui qui le portait n’était rien moins qu’une beauté. La nature s’était montrée avare envers lui. C’était un petit bout d’homme, au corps maigriot, sur lequel était posée une tête plus maigre encore ; un simple point, eût-on dit. Aussi, dans son enfance, avant d’être dénommé Beauté par ses compagnons, le surnommait-on Pinhead[3]. En arrière, cette tête descendait, toute droite et d’une seule pièce, vers le cou ; tandis qu’en avant le crâne, en forme de pain de sucre, rejoignait un front bas et large, à partir duquel la nature semblait avoir regretté soudain sa parcimonie. Devenue prodigue à l’excès, elle avait voulu de gros yeux, séparés par une distance double de l’écart normal. La mâchoire, élargissant démesurément le reste de la face, était effroyable. Énorme et pesante, elle proéminait en avant et semblait, en-dessous, reposer à même sur la poitrine, comme si le cou eût été impuissant à en soutenir le poids.
Cette mâchoire, telle qu’elle était, donnait une impression d’indomptable énergie. Impression mensongère, exagération incohérente de la nature, car Beauté était connu de tous pour être un faible entre les faibles, un lâche entre les plus lâches.
Nous achèverons de le décrire en disant que ses dents étaient longues et jaunes, et que les deux canines, plus longues encore que leurs sœurs, dépassaient comme des crocs, de ses lèvres minces. Ses yeux étaient jaunes, comme ses dents, et chassieux comme si la nature y eût fait ruisseler toutes les humeurs qu’elle tenait en réserve dans les canaux du visage. Quant à ses cheveux, couleur de boue et de poussière jaunâtre, ils poussaient sur sa tête, rares et irréguliers, pointant sur le devant de son crâne en touffes et paquets déconcertants.
Beauté, en somme, était un vrai monstre. Ce dont il n’était pas responsable, assurément, et ne pouvait être blâmé, n’ayant pas moulé lui-même l’argile dont il était pétri.
Dans le fort, il faisait la cuisine pour les autres hommes, lavait la vaisselle et était chargé de tous les gros travaux. On ne le méprisait pas ; on le tolérait, par humanité et parce qu’il était utile. On en avait peur aussi. Il y avait toujours à craindre, dans une de ses rages de lâche, un coup de fusil dans le dos ou du poison dans le café. Mais personne ne savait préparer comme lui le fricot et, quel que fût l’effroi qu’il inspirait, Beauté était bon cuisinier.
Tel était l’homme qui délectait ses regards des féroces prouesses de Croc-Blanc et n’eut plus bientôt qu’un désir, le posséder. Il commença par faire des avances au louveteau, qui feignit de les ignorer. Puis, les avances devenant plus pressantes, celui-ci se hérissa, montra les dents et prit du large. Croc-Blanc n’aimait pas cet homme, dont l’odeur était mauvaise. Il pressentait que le mal était en lui. Il craignait sa main étendue et l’affectation de ses paroles mielleuses. Il le haïssait.
Chez les êtres simples, la notion du bien et du mal est simpliste elle-même. Le bien est représenté par toutes choses qui apportent contentement et satisfaction, et évitent la peine. Le mal signifie tout ce qui est incommode et désagréable, tout ce qui menace et frappe. Croc-Blanc devinait que Beauty-Smith était le mal. Aussi était-il sage de le haïr. De ce corps difforme et de cette âme perverse s’échappaient, pour le louveteau, d’occultes émanations, semblables à ces brouillards pestilentiels qui s’élèvent des marécages.
Croc-Blanc se trouvait présent au campement de Castor-Gris, lorsque, pour la première fois, Beauté y fit son apparition. Avant qu’il ne fût en vue et dès le bruit, sur le sol, de ses pas lointains, Croc-Blanc avait su qui venait et avait commencé à hérisser son poil. Quoiqu’il fût, à ce moment-là, confortablement couché, en un délicieux farniente, il se dressa vivement et, tandis que l’homme approchait, se glissa, à la manière des loups, sur le bord du campement. Il ne put savoir ce qu’on disait, mais vit bien que l’homme et Castor-Gris causaient ensemble. Par moments, l’homme le montrait du doigt, et il grondait alors, comme si la main, dont il était distant de cinquante pieds, se fût exactement abaissée sur lui. L’homme, qui s’en apercevait, riait, et Croc-Blanc reculait de plus en plus, vers le couvert des bois voisins, en rampant doucement par terre.
Castor-Gris refusait de vendre la bête. Son commerce l’avait enrichi, déclarait-il, et il n’avait besoin de rien. Croc-Blanc était d’ailleurs un animal de valeur, le plus robuste des chiens du traîneau et le meilleur chef de file. Il n’avait pas son pareil dans toute la région du Mackenzie et du Yukon. Il savait combattre comme pas un et tuait un autre chien aussi aisément qu’un homme tue une mouche. (À cet éloge, les yeux de Beauty-Smith s’allumaient et, d’une langue ardente, il léchait ses lèvres minces.) Non, décidément, Croc-Blanc n’était pas à vendre.
Mais Beauty-Smith savait la façon de s’y prendre avec les Indiens. Il rendit à Castor-Gris de fréquentes visites et, chaque fois, était cachée sous son habit une noire bouteille. Une des propriétés du whisky est d’engendrer la soif. Castor-Gris eut soif. Les muqueuses brûlées de son estomac s’enfiévrèrent, et celui-ci commença à réclamer, avec une exaspération croissante, le liquide corrosif. En même temps, le cerveau de l’Indien, bouleversé par l’horrible stimulant, enlevait au malheureux tout scrupule pour satisfaire sa passion. Les bénéfices acquis par la vente des fourrures et des mocassins se mirent à partir et, à mesure que s’aplatissait la bourse de Castor-Gris, sa force de résistance diminuait aussi.
Finalement, argent, marchandises et volonté, tout s’en était allé. Rien ne demeurait à Castor-Gris que sa soif prodigieuse, qui régnait diaboliquement en lui et dont la puissance augmentait à chaque souffle qu’il émettait sans avoir bu.
C’est alors que Beauté revint à la charge et reparla de la vente de Croc-Blanc. Mais, cette fois, le prix offert était payable en bouteilles, non en dollars, et les oreilles de Castor-Gris étaient mieux ouvertes pour entendre.
— Le chien est à toi, finit-il par dire, si tu peux mettre la main dessus.
Les bouteilles furent livrées. Mais, deux jours après, ce fut Beauty-Smith qui revint dire à Castor-Gris :
— Attrape-le donc toi-même ! »
Croc-Blanc, en rentrant un soir au campement, vit, avec un sourire de satisfaction, que le terrible dieu blanc, contrairement à son habitude, n’était pas là. Il s’étendit par terre avec volupté, comme si un poids qui pesait sur lui avait disparu.
Sa joie fut de courte durée. À peine était-il couché que Castor-Gris vint vers lui, en titubant, et lui lia autour du cou une lanière de cuir. Puis il s’assit à côté du louveteau, tenant d’une main la lanière, tenant de l’autre une bouteille, à laquelle il buvait de temps en temps, la levant en l’air, en se renversant la tête et avec force glou-glous.
Une heure s’était écoulée de la sorte lorsqu’une légère vibration du sol annonça que quelqu’un s’approchait. Croc-Blanc tressaillit et se hérissa, tandis que l’Indien branlait stupidement la tête. Le louveteau tenta de tirer doucement la lanière de la main de son maître ; mais les doigts, qui s’étaient un instant relâchés, se contractèrent plus fortement et Castor-Gris se leva.
Beauté entra sous la tente et s’arrêta devant Croc-Blanc, qui commença à gronder vers celui qu’il craignait et à surveiller les mouvements de ses mains. Une d’elles s’étendit, se prit à descendre sur sa tête. Son grondement se fit plus intense et plus rauque. La main continuait à descendre lentement, tandis qu’il se courbait sous elle, tout en la regardant, en proie à une colère continue et qui semblait prête à éclater. Soudain, il alla pour mordre ; la main se rejeta vivement en arrière et les crocs retombant, les uns sur les autres, claquèrent, comme une gueule de serpent qui mord le vide. Beauté était terrifié et furieux. Mais Castor-Gris donna une tape à Croc-Blanc, qui se coucha aussitôt au ras du sol, en une respectueuse obéissance.
Cependant Beauty-Smith, que le louveteau ne cessait pas d’observer, était parti, puis était revenu, porteur d’un gros gourdin. Castor-Gris lui remit alors l’extrémité de la lanière et Beauté fit le mouvement de s’en aller. La lanière se tendit. Croc-Blanc résistait. Castor-Gris le gifla de droite et de gauche, afin qu’il se levât et suivît. Il se leva, mais pour se précipiter en hurlant sur l’étranger qui essayait de l’entraîner. Beauté, qui était paré, ne broncha pas. D’un large mouvement, il lança son gourdin, puis l’abattit sur Croc-Blanc, dont il arrêta l’élan à mi-route et qu’il écrasa presque contre terre. Castor-Gris riait et approuvait. Beauté tira la lanière à nouveau et Croc-Blanc, tout trébuchant, rampa humblement à ses pieds.
Il ne renouvela pas son agression. Un coup de gourdin était suffisant pour le convaincre que le dieu blanc savait manier cette arme et il était trop sage pour ne pas se plier à l’inévitable. Il suivit donc les talons de Beauty-Smith, lugubre, sa queue entre les jambes, mais en grondant toujours, sourdement. Beauty-Smith le surveillait prudemment, du coin de l’œil, et tenant prêt son gourdin.
Quand ils furent arrivés au fort, Beauté, l’ayant solidement attaché, s’en alla coucher. Croc-Blanc attendit une heure environ. Puis, jouant des dents, en dix secondes, il fut libre. Il n’avait pas perdu de temps à mordre à tort et à travers. Juste ce qu’il fallait. La lanière avait été coupée en deux tronçons, aussi proprement qu’avec un couteau. Croc-Blanc, quittant ensuite le fort, s’était trotté, tout droit vers le campement de Castor-Gris. Il ne devait aucune fidélité à ce dieu bizarre et terrible qui l’avait emmené. Il s’était donné à Castor-Gris et à lui seul il appartenait.
Mais ce qui s’était déjà passé recommença. Castor-Gris l’attacha à nouveau, avec une autre lanière, et, dès le matin, le ramena à Beauty-Smith. L’aventure, ici, se corsa. Beauty-Smith lui administra une effroyable volée. Lié fortement, Croc-Blanc ne pouvait que s’abandonner à sa rage intérieure et subir le châtiment qui lui était dévolu. Fouet et gourdin conjuguaient sur lui leurs effets. C’était un des pires traitements qu’il eût reçus en sa vie. Même la raclée dont Castor-Gris l’avait gratifié dans son enfance n’était que du lait en regard de celle-ci.
Beauty-Smith se complaisait à la tâche. Il en rayonnait. Ses gros yeux flambaient méchamment, tandis qu’il lançait en avant fouet ou gourdin, et que Croc-Blanc jetait ses cris de douleur et ses grondements inutiles. Car Beauté était cruel à la façon des lâches. Tremblant et rampant lui-même devant les coups ou les menaces des autres hommes, il prenait sa revanche sur des créatures plus faibles que lui. Tout être vivant aime à dominer un autre être et Beauté ne faisait pas exception à la règle. Impuissant devant sa race, il exerçait sa vindicte sur les races inférieures. Réflexes inconscients, puisque, nous l’avons dit, il ne s’était pas créé.
Le louveteau n’ignorait pas pourquoi ce châtiment était tombé sur lui. Lorsque Castor-Gris lui avait passé une lanière autour du cou et en avait remis l’extrémité à Beauty-Smith, Croc-Blanc savait que la volonté de son dieu était qu’il allât avec Beauty-Smith. Et, lorsque celui-ci l’avait attaché, dans le fort, il savait aussi que la volonté du dieu blanc était qu’il demeurât là. Il avait, par conséquent, désobéi à ces deux dieux et mérité le châtiment qui avait suivi. Maintes fois, dans le passé, il avait vu des chiens changer de maîtres, et ceux qui s’enfuyaient battus comme il l’avait été.
Mais, si sage qu’il fût, des forces latentes en sa nature l’avaient emporté sur sa sagesse. La principale de ces forces était la fidélité. Il n’aimait pas Castor-Gris et cependant, même devant son impérative volonté et sa colère, il lui demeurait fidèle. Il ne pouvait s’en empêcher. La fidélité était une qualité inhérente à sa race, celle qui sépare son espèce des autres espèces, et qui fait que le loup et le chien sauvage sont capables de quitter la liberté de l’espace pour devenir les compagnons de l’homme.
La raclée terminée, Croc-Blanc fut attaché dans le fort, non plus avec une lanière de cuir, mais au bout d’un bâton. Il n’en persista pas moins dans sa fidélité à Castor-Gris. Castor-Gris était son propre dieu, son dieu particulier, et, en dépit de la volonté du dieu, il ne prétendait pas renoncer à lui. Son dieu l’avait livré et trahi, mais cela ne comptait pas. Ce qui seul comptait, c’est qu’il s’était, à ce dieu, donné corps et âme, sans réserve aucune. Et ce don de lui-même ne pouvait être révoqué.
Il renouvela, durant la nuit, son exploit de la veille. Lorsque les hommes du fort furent endormis, il s’attaqua au bâton auquel il était lié. Le bâton était attaché de si près à son cou qu’il ne semblait pas possible qu’il pût arriver à le mordre. C’est là un acte dont tout chien est réputé incapable. Il y réussit cependant, à force de tordre ses muscles et de contorsions acharnées. Ce fut un cas sans précédent. Toujours est-il que Croc-Blanc quitta le fort, en trottant, au petit matin, portant pendue à son cou la moitié du bâton qu’il avait rongé.
La sagesse lui commandait de ne pas revenir vers Castor-Gris qui, deux fois déjà, l’avait trahi. La survivance de sa fidélité le ramena, pour être, une troisième fois, livré et abandonné. Il fut rattaché par l’Indien et remis à Beauty-Smith, lorsque celui-ci vint le réclamer.
La correction eut lieu sur place et augmenta encore en cruauté. Castor-Gris regardait tranquillement, tandis que l’homme blanc manœuvrait sa trique. Il ne donnait plus sa protection. Croc-Blanc n’était plus son chien. Lorsque les coups s’arrêtèrent, le louveteau était à moitié mort. Un faible chien du Sud n’eût pas survécu ; lui, il ne mourut pas tout à fait. Son étoffe était plus solide, sa vitalité plus tenace. Mais il était à ce point défaillant qu’il ne pouvait plus se porter et que Beauty-Smith dut attendre, pour l’emmener, qu’il eût repris quelques forces. Aveugle et chancelant, il suivit alors les pas de son bourreau.
Il fut ensuite attaché à une chaîne qui défiait ses dents et ce fut en vain qu’il s’évertua à arracher le cadenas qui reliait cette chaîne à une grosse poutre.
Quelques jours après, Castor-Gris, devenu un parfait alcoolique et en pleine banqueroute, quitta le Porcupine pour refaire à rebours son long voyage sur le Mackenzie. Croc-Blanc demeurait, sur le Yukon, la propriété d’un homme plus qu’à demi fou et le type achevé de la brute. Mais qu’est-ce qu’un loup peut bien comprendre à la folie ? Pour Croc-Blanc, son nouveau maître était un dieu sinistre, mais toujours un dieu. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il devait se soumettre à sa volonté, obéir à son désir, se plier à sa fantaisie.