Croc-Blanc/Chapitre 15

Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Les éditions G. Crès et Cie (p. 160-171).

XV

L’ENNEMI DE SA RACE


S’il y avait eu dans la nature de Croc-Blanc quelque aptitude, fût-elle le dernier fruit d’un atavisme très ancien, de fraterniser avec les représentants de sa race, plus rien de cette aptitude n’aurait pu subsister du jour où il fut choisi pour être à son tour le chef de file de l’attelage du traîneau. Car, dès lors, les autres chiens l’avaient haï. Ils l’avaient haï pour le supplément de viande que lui donnait Mit-Sah ; haï pour toutes les faveurs, imaginaires ou réelles, qu’il recevait de l’Indien ; haï parce qu’il courait toujours en avant d’eux, balançant devant leurs yeux le panache de sa queue, faisant fuir éternellement hors de leur portée son train de derrière, en une vision constante, qui les rendait fous.

Par un contre-coup fatal, Croc-Blanc avait rendu haine pour haine. Le rôle qui lui avait été dévolu n’était rien moins qu’agréable. Être contraint de courir avec, à ses trousses, la troupe hurlante, dont chaque chien avait été, depuis trois ans, étrillé et asservi par lui, était quelque chose dont tout son être se révoltait. Il le fallait, pourtant, sous peine de la vie, et cette volonté de vivre était plus impérieuse encore. À l’instant où Mit-Sah donnait le signal du départ, tout l’attelage, d’un même mouvement, s’élançait en avant, sur Croc-Blanc, en poussant des cris ardents et furieux. Pour lui, pas de résistance possible. S’il se retournait sur ses pousuivants, Mit-Sah lui cinglait la face de la longue lanière de son fouet. Nulle ressource que de décamper à toute volée. Sa queue et son train de derrière étaient impuissants à mettre à la raison la horde forcenée, devant laquelle il fallait qu’il parût fuir. Chaque bond qu’il faisait en avant était une violence à son orgueil, et il bondissait tout le jour.

C’était la volonté des dieux que cédât son orgueil, qu’il comprimât les élans de sa nature, que son être révolté renonçât à s’élancer sur les chiens qui le talonnaient. Et derrière la volonté des dieux, il y avait, pour lui donner force de loi, les trente pieds de long du fouet mordant, en boyau de cariboo. Il ne pouvait que ronger son frein, en une sourde révolte intérieure, et donner carrière à sa haine.

Nul être ne devint jamais, autant que lui, l’ennemi de sa race. Il ne demandait pas de quartier et n’en accordait aucun. Différent de la plupart des chefs de file d’attelage, qui, lorsque le campement est établi et lorsque les chiens sont dételés, viennent se mettre sous la protection des dieux, Croc-Blanc, dédaignant cette précaution, se promenait hardiment, en toute liberté, à travers le campement, infligeant, chaque nuit, à ses ennemis, la rançon des affronts qu’il avait subis durant le jour.

Avant qu’il ne fût promu leader, la troupe des chiens s’était habituée à se retirer de son chemin. Maintenant il n’en était plus de même. Excités par la longue poursuite du jour, accoutumés à le voir fuir et leur cerveau s’entraînant à l’idée de la maîtrise incontestée qu’ils exerçaient durant ce temps sur leur adversaire, les chiens ne pouvaient se décider à reculer devant lui et à lui livrer le passage. Dès qu’il apparaissait parmi eux, il y avait tumulte et bataille, grondements et morsures, et balafres mutuelles. L’atmosphère que respirait Croc-Blanc était surchargée d’inimitié haineuse et mauvaise.

Lorsque Mit-Sah criait à l’attelage son commandement d’arrêt, Croc-Blanc obéissait aussitôt, et les autres chiens de vouloir se jeter immédiatement sur lui. Mais le grand fouet de Mit-Sah était là qui veillait et les en empêchait. Aussi les chiens avaient-ils compris que, si le traîneau s’arrêtait par ordre de Mit-Sah, il fallait laisser en paix Croc-Blanc. Si, par contre, Croc-Blanc s’arrêtait sans ordre, il était permis de s’élancer sur lui et de le détruire, si on le pouvait. De cela Croc-Blanc ne tarda pas, de son côté, à se rendre compte, et il ne s’arrêta plus de lui-même.

Mais les chiens ne purent jamais prendre l’habitude de le laisser tranquille au campement. Chaque soir, en hurlant, ils s’élançaient à l’attaque, oublieux de la leçon de la nuit précédente, et la nouvelle leçon qu’ils recevaient était destinée à être aussi vite oubliée. La haine qu’ils ressentaient pour Croc-Blanc avait d’ailleurs des racines plus profondes dans la dissemblance qu’ils sentaient exister entre eux et lui. Cette seule cause aurait suffi à la faire naître. Comme lui sans doute, ils étaient des loups domestiqués. Mais, domestiqués depuis des générations, ils avaient perdu l’accoutumance du Wild, dont ils n’avaient conservé qu’une notion, celle de son Inconnu, de son Inconnu terrible et toujours menaçant. C’était le Wild, dont il était demeuré plus proche, qu’ils haïssaient dans leur compagnon. Celui-ci le personnifiait pour eux ; il en était le symbole. Et, quand ils découvraient leurs dents en face de lui, ils se défendaient, en leur pensée, contre les obscures puissances de destruction qui les environnaient, dans l’ombre de la forêt, qui les épiaient sournoisement, au delà de la limite des feux du campement.

La seule leçon que les chiens tirèrent de ces combats fut que le jeune loup était trop redoutable pour être affronté seul à seul. Ils ne l’attaquaient que formés en masse, sans quoi il les eût tous tués l’un après l’autre, en une seule nuit. Grâce à cette tactique, ils lui échappèrent. Il pouvait bien culbuter un chien, les pattes en l’air, mais la troupe entière était aussitôt sur lui, avant qu’il n’ait eu le temps de donner à la gorge le coup mortel. Au premier signe du conflit, les chiens, même occupés à se quereller entre eux, formaient bloc et lui faisaient face.

Pas davantage ils ne pouvaient, malgré leurs efforts, réussir à occire Croc-Blanc. Il était, à la fois, trop vif pour eux, trop formidable et trop prudent. Il évitait les endroits resserrés et prenait le large, dès qu’ils essayaient de l’encercler. Quant à le culbuter, pas un chien n’était capable de réussir l’opération. Ses pattes s’accrochaient au sol avec la même ténacité qu’il se cramponnait lui-même à la vie. Car se maintenir debout était vivre et se laisser renverser était la mort. Nul mieux que lui ne le savait.

Ainsi Croc-Blanc se dressait contre ses propres frères, amollis par les feux de l’homme, affaiblis par l’ombre protectrice que les dieux avaient étendue sur eux, et les dominait. Il avait déclaré vendetta à tous les chiens. Et, si féroce était cette vendetta que Castor-Gris, tout sauvage et barbare qu’il fût lui-même, ne pouvait s’empêcher d’en être émerveillé. Jamais, il le jurait, il n’y avait eu sur la terre le pareil de cet animal.

Croc-Blanc approchait de ses cinq ans lorsque Castor-Gris l’emmena en un autre grand voyage. Longtemps on se souvint, parmi les villages riverains du Mackenzie, d’où ils passèrent dans les Montagnes Rocheuses entre le Porcupine[1] et le Yukon[2], du carnage de chiens auquel se livra Croc-Blanc. Sur toute sa race, il s’adonna librement à la vengeance. Il y avait là des tas de chiens naïfs et sans défiance, n’ayant pas appris à déjouer ses coups rapides, à se garder de son attaque brusquée, que ne précédait aucun avertissement. Tandis qu’ils perdaient leur temps en préliminaires de batailles et hérissaient leur poil, il était déjà sur eux, sans un aboi, tel un éclair qui porte la mort, à l’instant même où on le voit, et il les massacrait, avant qu’ils ne fussent seulement revenus de leur surprise.

Il était, en vérité, devenu un admirable champion. Il savait économiser ses forces et jamais ne les outrepassait. Jamais non plus il ne se perdait en une longue bataille. Si le coup rapide qu’il portait était manqué, aussi rapidement il se retirait en arrière. Comme tous les loups, il n’aimait pas les corps à corps ni les contacts prolongés. Le contact, c’était le piège, le danger ignoré, lui avait appris le Wild. L’important était de se tenir libre de toute étreinte, de bondir à son gré sur l’adversaire, de rester juge, à distance, de la marche de la bataille. Ce système lui assurait d’ordinaire une victoire facile sur les chiens qui se rencontraient avec lui, pour la première fois. Sans doute y avait-il des exceptions. Il arrivait que plusieurs chiens réussissaient à sauter sur lui et à le rosser, avant qu’il ne pût se dégager. D’autres fois, un chien isolé lui administrait une profonde morsure. Mais ce n’étaient là que des accidents peu fréquents et, en règle générale, il se retirait indemne de toutes ces rencontres.

Une autre de ses qualités était de posséder une notion rigoureusement exacte du temps et de la distance. C’était inconscient et automatique. Sans réflexion ni calcul de sa part, l’organe visuel dont il était doué portait juste, au-delà de la moyenne qui se rencontre chez les autres bêtes de sa race. Son cerveau recevait parallèlement l’impression des nerfs optiques et, par un mécanisme bien réglé, qu’il devait à la nature, en tirait aussitôt parti. L’action suivait de près, bien réglée dans l’espace et dans le temps, et une fraction infinitésimale de seconde, nettement perçue et utilisée, suffisait souvent à assurer à Croc-Blanc la victoire.

La caravane arriva durant l’été à Fort Yukon. Castor-Gris, après avoir profité du gel de l’hiver pour traverser les rivières qui coulent entre le Mackenzie et le Yukon, avait occupé le printemps à la chasse, dans les Montagnes Rocheuses. Lorsque la débâcle des glaces fut venue, il s’était construit un canot et avait descendu le courant du Porcupine jusqu’au point de jonction de ce fleuve avec le Yukon, sous le Cercle Arctique exactement. C’est à cet endroit que se trouve le vieux fort, qui appartient à l’Hudson’s Bay Company.

Les Indiens y étaient nombreux, les provisions abondantes, l’animation sans précédent. C’était l’été de 1898. Des milliers de chercheurs d’or étaient venus, eux aussi, jusqu’au Yukon, se dirigeant vers Dawson et le Klondike. Ils étaient encore à des centaines de milles du but de leur voyage et beaucoup d’entre eux, cependant, étaient en route depuis un an. Le moindre parcours effectué par eux était de cinq mille milles. Beaucoup venaient de l’autre hémisphère.

Là, Castor-Gris s’arrêta. Une rumeur était parvenue à ses oreilles, de la course à l’or, et il apportait avec lui plusieurs ballots de fourrures, d’autres de mitaines, d’autres de mocassins. L’espoir de larges profits l’avait incité à s’aventurer en cette longue course. Mais ce qu’il avait espéré ne fut rien en regard de la réalité. Ses rêves les plus extravagants n’avaient pas escompté un gain de plus de cent pour cent. C’étaient mille pour cent qui s’offraient à lui. En bon Indien, quand il vit cela, il installa sans hâte et soigneusement son commerce, décidé à prendre l’été entier, et l’hiver suivant au besoin, pour tirer tout le parti possible et le plus avantageux de sa marchandise.

Ce fut à Fort Yukon que Croc-Blanc vit les premiers hommes blancs. Comparés aux Indiens qu’il avait connus, ils lui semblèrent des êtres d’une autre espèce, une race de dieux supérieurs. Son impression fut qu’ils possédaient un plus grand pouvoir, et c’est dans le pouvoir que réside la divinité des dieux.

Ce fut un sentiment qu’il éprouva, plus qu’il ne raisonna cette impression. De même que, dans son enfance, l’ampleur des tentes, élevées par les premiers hommes qu’il avait rencontrés, avait frappé son esprit comme une manifestation de puissance, de même encore il était frappé maintenant par les maisons qu’il voyait et qui étaient construites, comme le fort lui-même, de bûches massives. Voilà qui était de la puissance. Le pouvoir des dieux blancs était supérieur à celui des dieux qu’il avait adorés jusque-là, supérieur même à celui de Castor-Gris, de ceux-ci le plus puissant, et qui ne semblait plus, parmi les dieux à peau blanche, qu’un petit dieu enfant.

Il s’était montré, d’abord, soupçonneux envers eux. Pendant les premières heures qui suivirent son arrivée, avec grand soin il les examinait, tout en craignant d’être remarqué lui-même, et il se tenait à une prudente distance. Puis, voyant que près d’eux aucun mal n’advenait aux chiens, il s’approcha davantage.

Ils l’examinaient, de leur côté, avec une extrême curiosité. Son étrange apparence attirait leur attention et ils se le montraient du doigt, les uns aux autres. Ces doigts tendus ne disaient rien de bon à Croc-Blanc et, quand les dieux blancs tentaient de s’approcher de lui, il montrait les dents et se reculait. Pas un ne réussit à poser sa main sur lui et, si quelqu’un avait insisté, ce n’eût pas été sans dommage.

Croc-Blanc connut bientôt qu’un petit nombre de dieux blancs, pas plus d’une douzaine, étaient fixés en cet endroit. Tous les deux ou trois jours, un grand vapeur, qui était une autre et colossale manifestation de puissance, accostait au rivage et demeurait quelques heures. D’autres hommes blancs en descendaient à terre, puis se rembarquaient. Le nombre de ceux-là semblait être infini. En un seul jour, Croc-Blanc en vit plus qu’il n’avait vu d’Indiens dans toute sa vie. Et, les jours qui suivirent, les hommes blancs continuaient à arriver par le fleuve, à s’arrêter durant quelques instants, puis à repartir sur le fleuve et à disparaître.

Mais, si les dieux blancs paraissaient comme tout-puissants, leurs chiens ne comptaient pas pour beaucoup.

Ceci, Croc-Blanc le découvrit rapidement, en se mêlant à ceux de ces chiens qui venaient à terre avec leurs maîtres. Ils étaient de formes diverses et de grandeurs différentes. Les uns avaient les pattes courtes, trop courtes, d’autres les avaient longues, trop longues. Ils ne possédaient pas une fourrure semblable à la sienne, mais des poils très fins ; chez quelques-uns même, les poils étaient tellement ras qu’on eût dit qu’ils n’en avaient point. Et pas un d’entre eux ne savait combattre.

Étant donné son hostilité pour tous les représentants de sa race, il était fatal que Croc-Blanc entrât en lutte avec les nouveaux venus. Il n’y manqua pas et conçut immédiatement pour eux un profond mépris.

Ils étaient, de leur nature, ingénus et inoffensifs. En cas de combat, ils menaient grand bruit et s’agitaient autour de leur adversaire, demandant à leur force une victoire que donnent l’adresse et la ruse. Ils s’élançaient, en aboyant, sur Croc-Blanc, qui sautait de côté et qui, tandis qu’ils en étaient encore à se retourner, les happait à l’épaule, les retournait sur le dos et leur portait son coup à la gorge. Cela fait, Croc-Blanc se retirait à l’écart, livrant sa victime aux chiens indiens, qui se chargeaient de l’achever. Car c’était un sage. Il savait depuis longtemps que les dieux s’irritent lorsqu’on tue leurs chiens, et les dieux blancs ne faisaient pas exception à cette règle. Il se contentait donc de préparer la besogne. Puis, à l’abri lui-même, il regardait paisiblement pierres, bâtons, haches, et toutes sortes d’armes contondantes s’abattre sur ses compagnons. Croc-Blanc était un grand sage.

La vengeance des dieux outragés ne laissait pas, parfois, d’être terrible. L’un d’eux ayant vu son chien, un setter[3], mis en pièces sous ses yeux, prit un revolver. Il fit feu, coup sur coup, six fois de suite, et six des agresseurs restèrent sur la place, morts ou à demi. Autre manifestation de puissance, qui se grava profondément dans le cerveau de Croc-Blanc.

Peu lui importaient, au reste, ces fâcheuses aventures, puisqu’il était toujours assez habile pour s’en tirer indemne. Le meurtre des chiens des hommes blancs avait été pour lui, tout d’abord, un simple divertissement ; il devint bientôt son unique occupation. C’était la seule manière d’utiliser son temps, tandis que Castor-Gris s’adonnait à son commerce et faisait fortune. Avec la troupe des chiens indiens, il attendait l’arrivée des vapeurs et, dès que l’un d’eux avait accosté, le jeu commençait. Ses compagnons avaient, à leur tour, appris à être sages. Aussitôt qu’elle voyait les hommes blancs, revenus de leur première surprise, siffler leurs chiens pour les rappeler à bord, et se préparant à foncer sur elle, la bande s’éparpillait à toute vitesse. Puis le jeu cessait, pour reprendre au prochain bateau.

Toujours Croc-Blanc était chargé d’allumer la querelle avec les chiens étrangers. Il y réussissait facilement. Car, pour eux, plus encore que pour ses compagnons, il était le Wild sauvage, abandonné et trahi par eux, et qu’ils craignaient obscurément de voir les reprendre. Venus du doux monde du Sud vers les rives du Yukon, sur la sombre et redoutable Terre du Nord, ils ne pouvaient résister longtemps à l’inconsciente impulsion qui les poussait à s’élancer sur Croc-Blanc. Si amollis qu’ils fussent par l’accoutumance des villes, et si oublieux du passé de leurs ancêtres, si lointaine que fût en eux la notion du Wild, ils la sentaient soudain tressaillir au fond de leur être, dès qu’ils se trouvaient en présence de la créature hybride qu’était Croc-Blanc. Devant le loup qui était en lui et qui leur apparaissait tout à coup, dans la claire lumière du jour, ils se souvenaient de l’ancien ennemi.

Il était pour eux une proie légitime, comme eux-mêmes, pour lui, en étaient une.


  1. Le Porcupine ou « Fleuve du Porc-Épic ». (Note des Traducteurs.)
  2. Le Yukon ou Yakou, dont le Pocupine est un affluent, va se jeter, comme le Mackenzie, dans l’Océan glacial Arctique. (Idem.)
  3. Chien d’arrêt. (Note des Traducteurs.)