Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S9/III./Eclaircissement


Possibilité de l’union de la causalité libre avec la loi générale de la nécessité naturelle


J’appelle intelligible ce qui, dans un objet des sens, n’est pas lui-même un phénomène. Si donc ce qui doit être considéré comme phénomène dans le monde sensible a en soi une faculté qui n’est pas un objet d’intuition sensible et par laquelle il peut être une cause de phénomènes, on peut alors envisager la causalité de cet être sous deux points de vue : comme intelligible, quant à son action, considérée comme celle d’une chose en soi, et comme sensible, quant aux effets de cette action, considérée comme phénomène dans le monde sensible. Nous nous ferions donc, de la faculté ou de la causalité d’un tel sujet, un concept empirique et en même temps aussi un concept intellectuel, qui se rencontreraient dans un seul et même effet. Cette double manière de concevoir la faculté d’un objet des sens ne contredit aucun des concepts que nous avons à nous faire des phénomènes et d’une expérience possible. En effet, comme ces phénomènes, n’étant pas des choses en soi, doivent avoir pour fondement un objet transcendental, qui les détermine comme simples représentations, rien n’empêche d’attribuer à cet objet transcendental, outre la propriété qui en fait un phénomène, une causalité qui ne soit pas un phénomène, bien que son effet se rencontre dans le phénomène. Mais toute cause efficiente doit avoir un caractère, c’est-à-dire une loi de sa causalité sans laquelle elle ne serait pas une cause. Et ainsi nous aurions dans un sujet du monde sensible, d’abord, un caractère empirique, par lequel ses actes, comme phénomènes, seraient enchaînés à d’autres phénomènes suivant des lois naturelles constantes, pourraient être dérivés de ceux-ci comme de leurs conditions, et par conséquent, dans leur rapport avec eux, constitueraient des membres d’une série unique de l’ordre de la nature ; ensuite, un caractère intelligible, par lequel à la vérité il serait la cause de ces actes comme phénomènes, mais qui lui-même ne serait pas soumis aux conditions de la sensibilité et ne serait pas un phénomène. On pourrait aussi appeler le premier le caractère de la chose dans le phénomène, et le second, le caractère de la chose en soi.

Ce sujet agissant ne serait donc soumis, quant à son caractère intelligible, à aucune détermination de temps car le temps n’est que la condition des phénomènes, mais non des choses en soi. En lui ne naîtrait ni ne périrait aucun acte, et par conséquent il ne serait pas soumis à cette loi de toute détermination de temps, de tout ce qui est changeant, que tout ce qui arrive trouve sa cause dans les phénomènes (de l’état précédent). En un mot, sa causalité, en tant qu’elle est intellectuelle, ne rentrerait nullement dans la série des conditions empiriques· qui nécessitent l’événement dans le monde sensible. Ce caractère intelligible ne pourrait jamais être à la vérité immédiatement connu, puisque nous ne pouvons percevoir aucune chose qu’en tant qu’elle apparaît, mais il devrait être conçu conformément au caractère empirique de la même manière que nous devons en général donner dans la pensée un objet transcendental pour fondement aux phénomènes, bien que nous ne sachions rien de ce qu’il est en soi.

D’après son caractère empirique ce sujet serait donc, comme phénomène, soumis à toutes les lois qui déterminent les effets suivant la liaison causale, et il ne serait en ce sens rien qu’une partie du monde sensible, dont les effets découleraient inévitablement de la nature, comme tout autre phénomène. De même que les phénomènes extérieurs influeraient sur lui, de même que son caractère empirique, c’est-à-dire la loi de sa causalité serait connue par expérience, tous ses actes devraient pouvoir s’expliquer suivant les lois de la nature, et toutes les conditions requises pour leur parfaite et nécessaire détermination devraient se trouver dans une expérience possible.

Mais d’après son caractère intelligible (bien que nous n’en puissions avoir qu’un concept général) le même sujet devrait être affranchi de toute influence de la sensibilité et de toute détermination par des phénomènes ; et, comme rien n’arrive en lui, en tant qu’il est noumène, comme il ne s’y trouve aucun changement qui exige une détermination dynamique de temps, et par conséquent aucune liaison avec des phénomènes comme avec leurs causes, cet être actif serait dans ses actes indépendant et libre de toute nécessité naturelle, comme celle qui se trouve simplement dans le monde sensible. On dirait de lui très-exactement qu’il commence de lui-même ses effets dans le monde sensible, sans que l’action commence en lui-même, et cela serait vrai sans que les effets dussent pour cela commencer d’eux-mêmes dans le monde sensible, puisqu’ils y sont toujours antérieurement déterminés par des conditions empiriques, mais seulement au moyen du caractère empirique (lequel n’est que la manifestation de l’intelligible 1[1]), et qu’ils ne sont possibles que comme une continuation de la série des causes naturelles. Ainsi la liberté et la nature, chacune dans son sens parfait, se rencontreraient ensemble et sans aucune contradiction dans les mêmes actions, suivant qu’on les rapprocherait de leurs causes intelligibles ou de leurs causes sensibles.


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Notes de Kant modifier

  1. 1 Die Erscheinung des intelligibelen. Cf. la note du T. Ier. p. 99.


Notes du traducteur modifier