Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 30-32).


CHAPITRE II


Antinomie de la raison pure


Nous avons montré, dans l’introduction de cette partie de notre œuvre, que toute apparence transcendentale de la raison pure repose sur des conclusions dialectiques, dont la logique donne le schème dans les trois espèces formelles de raisonnements en général, à peu près comme les catégories trouvent leur schème logique dans les quatre fonctions de tous les jugements. La première espèce de ces raisonnements sophistiques tendait à l’unité absolue des conditions subjectives de toutes les représentations en général (du sujet ou de l’âme), et correspondait aux raisonnements catégoriques, dont la majeure ou le principe exprime le rapport d’un prédicat à un sujet. La seconde espèce d’arguments dialectiques prendra pour objet, par analogie aux raisonnements hypothétiques, l’unité absolue des conditions objectives du phénomène. La troisième enfin, dont il sera question dans le chapitre suivant, a pour thème l’unité absolue des conditions objectives qui rendent possibles les objets en général.

Il est remarquable que le paralogisme transcendental ne produit d’apparence par rapport à l’idée du sujet de notre pensée que d’un seul côté, et que l’assertion contraire n’en reçoit pas la moindre des concepts rationnels. L’avantage est tout à fait du côté du pneumatisme, bien que cette doctrine ne puisse nier le vice originel qui la condamne à se dissiper en fumée au creuset de la critique, malgré toute l’apparence dont elle se flatte.

Il en est tout autrement lorsque nous appliquons la raison à la synthèse objective des phénomènes : elle croit pouvoir faire valoir avec beaucoup d’apparence son principe de l’unité absolue, mais bientôt elle s’engage en de telles contradictions qu’elle se voit forcée de renoncer à ses prétentions en matière cosmologique.

Ici, en effet, se manifeste un nouveau phénomène de la raison humaine, c’est-à-dire une antithétique toute naturelle, où nul n’a besoin de chercher à nous entraîner au moyen de pièges adroitement tendus, mais où la raison tombe d’elle-même et inévitablement. Celle-ci se trouve sans doute préservée par là de l’assoupissement d’une persuasion imaginaire, produite par une apparence unique ; mais elle court aussi le risque ou de s’abandonner au désespoir du scepticisme ou de s’armer d’une confiance dogmatique et de s’entêter dans certaines assertions, en refusant d’ouvrir ses oreilles et de rendre justice aux raisons contraires. Dans l’un et l’autre cas, toute saine philosophie est frappée de mort ; le premier cependant peut être regardé comme une belle mort, ou comme l’euthanasie de la raison pure.

Avant d’exposer la scène de discorde et de déchirements à laquelle donne lieu ce conflit des lois (cette antinomie) de la raison pure, nous présenterons quelques explications destinées à éclaircir et à justifier la méthode dont nous nous servons dans l’examen de notre objet. J’appelle toutes les idées transcendentales, en tant qu’elles concernent l’absolue totalité dans la synthèse des phénomènes, des concepts cosmologiques 1[1], en partie à cause de cette totalité absolue sur laquelle se fonde le concept de l’univers 2[2], qui n’est lui-même qu’une idée, en partie parce qu’elles tendent simplement à la synthèse des phénomènes, et, par conséquent, à une synthèse empirique, tandis qu’au contraire l’absolue totalité dans la synthèse des conditions de toutes les choses possibles en général produira un idéal de la raison pure, qui est entièrement différent du concept du monde, bien qu’il y soit lié. C’est pourquoi, de même que les paralogismes de la raison pure servaient de fondement à une psychologie dialectique, l’antinomie de la raison pure exposera les principes transcendentaux d’une prétendue cosmologie pure (rationnelle), non sans doute pour la faire valoir et se l’approprier, mais afin, comme l’indique déjà l’expression de conflit de la raison, de la présenter, dans son apparence éblouissante, mais fausse, comme une idée qui ne saurait se concilier avec des phénomènes.


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Notes de Kant modifier

  1. 1. Weltbegriffe.
  2. 2. Weltganz.


Notes du traducteur modifier