Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Introduction/VI.

VI

Problème général de la raison pure.

C’est avoir déjà beaucoup gagné que de pouvoir ramener une foule de recherches sous la formule d’un unique problème. Par là, en effet, non-seulement nous facilitons notre propre travail, en le déterminant avec précision, mais il devient aisé à quiconque veut le contrôler, de juger si nous avons ou non rempli notre dessein. Or le véritable problème de la raison pure est renfermé dans cette question : Comment des jugements synthétiques à priori sont-ils possibles ?

Si la métaphysique est restée jusqu’ici dans un état d’incertitude et de contradiction, la cause en est simplement que cette question, peut-être même la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques, ne s’est pas présentée plus tôt aux esprits. C’est de la solution de ce problème ou de l’impossibilité démontrée de le résoudre que dépend le salut ou la ruine de la métaphysique. David Hume est de tous les philosophes celui qui s’en est le plus approché, mais il est loin de l’avoir conçu avec assez de précision et dans toute sa généralité. S’arrêtant uniquement à la proposition synthétique de la liaison de l’effet avec sa cause (principium causalitatis), il crut pouvoir conclure que ce principe est tout à fait impossible à priori. Il résulte de son raisonnement que tout ce qu’on nomme métaphysique n’est qu’une pure opinion consistant à attribuer à une vue soi-disant rationnelle ce qui, en réalité, ne nous est connu que par l’expérience et tire de l’habitude l’apparence de la nécessité. Il n’aurait jamais avancé une pareille assertion, qui détruit toute philosophie pure, s’il avait eu devant les yeux notre problème dans toute sa généralité ; car il aurait bien vu que, d’après son raisonnement, il ne pourrait y avoir non plus de mathématiques pures, puisqu’elles contiennent certainement des propositions synthétiques à priori, et son bon sens aurait reculé devant cette conséquence.

La solution du précédent problème suppose la possibilité d’un usage pur de la raison dans l’établissement et le développement de toutes les sciences qui contiennent une connaissance théorétique à priori de certains objets, c’est-à-dire qu’elle suppose elle-même une réponse à ces questions :

Comment les mathématiques pures sont-elles possibles ?

Comment la physique pure est-elle possible ?

Puisque ces sciences existent réellement, il est tout simple que l’on se demande comment elles sont possibles ; car il est prouvé par leur réalité même qu’elles doivent être possibles[1]. Mais pour la métaphysique, comme elle a toujours suivi jusqu’ici une voie détestable, et comme on ne peut dire qu’aucune des tentatives qui ont été faites jusqu’à présent pour atteindre son but essentiel ait réellement réussi, il est bien permis à chacun de douter de sa possibilité.

Cependant cette espèce de connaissance peut aussi en un certain sens être considérée comme donnée, et la métaphysique est bien réelle, sinon à titre de science, du moins à titre de disposition naturelle[ndt 1] (metaphysica naturalis). En effet la raison humaine, poussée par ses propres besoins, et sans que la vanité de beaucoup savoir y soit pour rien, s’élève irrésistiblement jusqu’à ces questions qui ne peuvent être résolues par aucun usage expérimental de la raison ni par aucun des principes qui en émanent. C’est ainsi qu’une sorte de métaphysique se forme réellement chez tous les hommes, dès que leur raison est assez mûre pour s’élever à la spéculation ; cette métaphysique-là a toujours existé et existera toujours. Il y a donc lieu de poser ici cette question : comment la métaphysique est-elle possible à titre de disposition naturelle ? c’est-à-dire comment naissent de la nature de l’intelligence humaine en général ces questions que la raison pure s’adresse et que ses propres besoins la poussent à résoudre aussi bien qu’elle le peut ?

Comme dans toutes les tentatives faites jusqu’ici pour résoudre ces questions naturelles, par exemple celle de savoir si le monde a eu un commencement ou s’il existe de toute éternité, on a toujours rencontré d’inévitables contradictions, on ne saurait se contenter de cette simple disposition à la métaphysique dont nous venons de parler, c’est-à-dire se reposer sans examen[ndt 2] sur cette seule faculté de la raison pure qui ne manque pas de produire une certaine métaphysique (bonne ou mauvaise) ; mais il doit être possible d’arriver, sur les objets des questions métaphysiques, à une certitude, soit de connaissance, soit d’ignorance, c’est-à-dire de décider si la raison pure peut ou ne peut pas porter quelque jugement à leur égard, et par conséquent d’étendre avec confiance son domaine, ou de lui fixer des limites précises et sûres. Cette dernière question, qui découle du problème général précédemment posé, revient à celle-ci : comment la métaphysique est-elle possible à titre de science ?

La critique de la raison finit donc nécessairement par conduire à la science ; au contraire l’usage dogmatique de la raison sans critique ne conduit qu’à des assertions sans fondement, auxquelles on en peut opposer d’autres tout aussi vraisemblables, c’est-à-dire, en un mot, au scepticisme.

Aussi cette science ne peut-elle avoir une étendue bien effrayante, car elle n’a point à s’occuper des objets de la raison, dont la variété est infinie, mais de la raison elle-même, ou des problèmes qui sortent de son sein et qui lui sont imposés, non par la nature des choses, fort différentes d’elle-même, mais par sa propre nature. Dès qu’elle a appris d’abord à connaître parfaitement sa puissance relativement aux objets qui peuvent se présenter à elle dans l’expérience, il devient alors facile de déterminer d’une manière complète et certaine l’étendue et les limites de l’usage qu’on en peut tenter en dehors de toute expérience.

On peut donc et l’on doit considérer comme non avenues toutes les tentatives faites jusqu’ici pour constituer dogmatiquement la métaphysique. En effet, ce qu’il y a d’analytique dans telle ou telle doctrine de ce genre, c’est-à-dire la simple décomposition des concepts qui résident à priori dans notre raison ne représente que les préliminaires de la métaphysique, et nullement le véritable but de cette science, qui est d’étendre synthétiquement nos connaissances à priori. Elle est impropre à ce but, puisqu’elle ne fait que montrer ce qui est contenu dans ces concepts, et non pas comment nous y arrivons à priori, et que, par suite, elle ne nous apprend pas à en déterminer la légitime application aux objets de toute connaissance en général. Il n’y a pas besoin d’ailleurs de beaucoup d’abnégation pour renoncer à toutes les prétentions de l’ancienne métaphysique : les contradictions de la raison avec elle même, contradictions qu’il est impossible de nier et tout aussi impossible d’éviter dans la méthode dogmatique, l’ont depuis longtemps discréditée. Ce qu’il faudra plutôt, c’est une grande fermeté pour ne pas se laisser détourner, soit par les difficultés intérieures, soit par les résistances extérieures, d’une entreprise qui a pour but de fait fleurir et fructifier, suivant une méthode nouvelle et entièrement opposée à celle qui a été suivie jusqu’à présent, une science indispensable à la raison humaine, une science dont on peut bien couper tous les rejetons poussés jusqu’ici, mais dont on ne saurait extirper les racines.


Notes de Kant modifier

  1. On mettra peut-être en doute la réalité de la physique pure ; mais pour peu que l’on fasse attention aux diverses propositions qui s’offrent au début de la physique proprement dite (de la physique empirique) comme le principe de la permanence de la même quantité de matière, ou celui de l’inertie, ou celui de l’égalité de l’action et de la réaction, etc., on se convaincra bientôt que ces propositions constituent une physica pura (ou rationalis), qui mériterait bien d’être exposée séparément, comme une science spéciale, dans toute son étendue, si large ou si étroite qu’elle soit.


Notes du traducteur modifier

  1. Naturanlage.
  2. Ces mots sans examen ne sont pas dans le texte, mais ils sont conformes à la pensée de Kant et la rendent plus claire. J.B.