Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Introduction/V.

V

Toutes les sciences théorétiques de la raison contiennent des jugements synthétiques qui leur servent de principes[ndt 1].

I. Les jugements mathématiques sont tous synthétiques. Cette proposition semble avoir échappé jusqu’ici à l’observation de tous ceux qui ont analysé la raison humaine, et elle paraît même en opposition avec toutes leurs suppositions ; elle est pourtant incontestablement certaine, et elle a une grande importance par ses résultats. En effet, comme on trouvait que les raisonnements des mathématiques procédaient tous suivant le principe de contradiction (ainsi que l’exige la nature de toute certitude apodictique), on se persuadait que leurs principes devaient être connus aussi à l’aide du principe de contradiction, en quoi l’on se trompait ; car si le principe de contradiction peut nous faire admettre une proposition synthétique, ce ne peut être qu’autant qu’on présuppose une autre proposition synthétique, d’où elle puisse être tirée, mais en elle-même elle n’en saurait dériver.

Il faut remarquer d’abord que les propositions proprement mathématiques sont toujours des jugements à priori et non empiriques, puisqu’elles impliquent une nécessité qui ne peut être tirée de l’expérience. Si l’on conteste cela, je restreindrai alors mon assertion aux mathématiques pures, dont la seule idée emporte qu’elles ne contiennent point de connaissances empiriques, mais seulement des connaissances pures à priori.

On est sans doute tenté de croire d’abord que cette proposition 7 + 5 = 12 est une proposition purement analytique, qui résulte, suivant le principe de contradiction, du concept de la somme de sept et de cinq. Mais, quand on y regarde de plus près, on trouve que le concept de la somme de 7 et de 5 ne contient rien de plus que la réunion de deux nombres en un seul, et qu’elle ne nous fait nullement connaître quel est ce nombre unique qui contient les deux autres. L’idée de douze n’est point du tout conçue par cela seul que je conçois cette réunion de cinq et de sept, et j’aurais beau analyser mon concept d’une telle somme possible, je n’y trouverais point le nombre douze. Il faut que je sorte de ces concepts en ayant recours à l’intuition qui correspond à l’un des deux, comme par exemple à celle des cinq doigts de la main, ou (comme l’enseigne Segner en son arithmétique) à celle de cinq points, et que j’ajoute ainsi peu à peu au concept de sept les cinq unités données dans l’intuition. En effet je prends d’abord le nombre 7, et en me servant pour le concept de cinq des doigts de ma main comme d’intuition, j’ajoute peu à peu au nombre 7, à l’aide de cette image, les unités que j’avais d’abord réunies pour former le nombre cinq, et j’en vois résulter le nombre 12. Dans le concept d’une somme = 7 + 5, j’ai bien reconnu que 7 devait être ajouté à 5, mais non pas que cette somme était égale à 12. Les propositions arithmétiques sont donc toujours synthétiques ; c’est ce que l’on verra plus clairement encore en prenant des nombres plus grands : il devient alors évident que, de quelque manière que nous tournions et retournions nos concepts, nous ne saurions jamais trouver la somme sans recourir à l’intuition et par la seule analyse de ces concepts.

Les principes de la géométrie pure ne sont pas davantage analytiques. C’est une proposition synthétique que celle-ci : entre deux points la ligne droite est la plus courte. En effet mon concept de droit ne contient rien qui se rapporte à la quantité ; il n’exprime qu’une qualité. Le concept du plus court est donc une véritable addition, et il n’y a pas d’analyse qui puisse le faire sortir du concept de la ligne droite. Il faut donc ici encore recourir à l’intuition ; elle seule rend possible la synthèse. Un petit nombre de principes, supposés par les géomètres, sont, il est vrai, réellement analytiques et reposent sur le principe de contradiction ; mais ils ne servent, comme propositions identiques, qu’à l’enchaînement de la méthode, et ne remplissent pas la fonction de véritables principes. Tels sont, par exemple, les axiomes a = a, le tout est égal à lui-même, ou (a + b) > a, c’est-à-dire le tout est plus grand que sa partie. Et cependant ces axiomes mêmes, bien qu’ils tirent leur valeur de simples concepts, ne sont admis en mathématiques que parce qu’ils peuvent être représentés dans l’intuition. Ce qui nous fait croire généralement que le prédicat de cette sorte de jugements apodictiques est déjà renfermé dans notre concept, et qu’ainsi notre jugement est analytique, c’est tout simplement l’ambiguïté de l’expression. Il nous faut en effet ajouter à un concept donné un certain prédicat, et cette nécessité est déjà attachée aux concepts. Mais il ne s’agit pas ici de ce que nous devons ajouter par la pensée à un concept donné, mais de ce que nous y pensons réellement, bien que confusément. Or on voit par là que, si le prédicat se rattache nécessairement à ce concept, ce n’est pas comme y étant conçu, mais au moyen d’une intuition qui doit s’y joindre.

2. La science de la nature ou la physique[ndt 2] contient des jugements synthétiques à priori qui lui servent de principes. Je ne prendrai pour exemples que ces deux propositions : dans tous les changements du monde corporel la quantité de matière reste invariable ; — dans toute communication du mouvement l’action et la réaction doivent être égales l’une à l’autre. Il est clair que ces deux propositions non-seulement sont nécessaires et ont par conséquent une origine à priori, mais encore qu’elles sont synthétiques. En effet, l’idée de matière ne me fait pas concevoir sa permanence, mais seulement sa présence dans l’espace qu’elle remplit. Je sors donc réellement du concept de matière pour y ajouter à priori quelque chose que je n’y concevais pas. La proposition n’est donc pas conçue analytiquement, mais synthétiquement, quoique à priori, et il en est de même de toutes les autres propositions de la partie pure de la physique.

3. La métaphysique, même envisagée comme une science qu’on n’a fait que chercher jusqu’ici, mais que la nature de la raison humaine rend indispensable, doit aussi contenir des connaissances synthétiques à priori. Il ne s’agit pas seulement dans cette science de décomposer et d’expliquer analytiquement par là les concepts que nous nous faisons à priori des choses ; mais nous y voulons étendre à priori notre connaissance. Nous nous servons à cet effet de principes qui ajoutent au concept donné quelque chose qui n’y était pas contenu, et au moyen de jugements synthétiques à priori nous nous avançons jusqu’à un point où l’expérience elle-même ne peut nous suivre, comme par exemple dans cette proposition : le monde doit avoir un premier principe, etc. C’est ainsi que la métaphysique, envisagée du moins dans son but, se compose de propositions à priori purement synthétiques.


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier

  1. Cette section et la suivante sont encore des additions de la seconde édition. La première ne contenait que les lignes qui suivent avec la note correspondante :

    « Il y a donc ici au fond une sorte de mystère * dont l’explication peut seule rendre sûrs et incontestables les progrès de l’esprit dans le champ sans bornes de la connaissance purement intellectuelle. Il s’agit de découvrir dans toute son universalité le principe de la possibilité des jugements synthétiques à priori, de constater les conditions qui rendent possible chaque espèce de jugements de cette sorte, et, non pas d’indiquer dans une esquisse rapide, mais de déterminer d’une manière complète et qui suffise à toutes les applications, toute cette connaissance (qui constitue leur espèce propre), en la ramenant à un système suivant ses sources originaires, ses divisions, son étendue et ses limites. »

    * « S’il était venu à l’esprit de quelque ancien de poser seulement cette question, elle aurait opposé à elle seule une puissante barrière à tous les systèmes de la raison pure qui se sont élevés jusqu’à nos jours, et elle aurait épargné bien des tentatives inutiles, auxquelles on s’est livré aveuglément sans savoir proprement de quoi il s’agissait. »

  2. Naturwissenschaft (Physica).