Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Introduction/VII.

VII

Idée et division d’une science spéciale appelée critique de la raison pure.

De tout cela résulte l’idée d’une science spéciale qui peut s’appeler critique de la raison pure[ndt 1]. En effet, la raison est la faculté qui nous fournit les principes de la connaissance à priori. La raison pure est donc celle qui contient les principes au moyen desquels nous connaissons quelque chose absolument à priori. Un organum de la raison pure serait un ensemble de tous les principes d’après lesquels toutes les connaissances pures à priori peuvent être acquises et réellement constituées. Une application détaillée de cet organum fournirait un système de la raison pure. Mais, comme ce serait beaucoup demander que d’exiger un tel système, et comme c’est encore une question de savoir si, en général, une extension de notre raison est possible ici, et dans quels cas elle est possible, nous pouvons regarder comme la propédeutique du système de la raison pure une science qui se bornerait à examiner cette faculté, ses sources et ses limites. Cette science ne devrait pas porter le nom de doctrine, mais de critique de la raison pure. Son utilité, au point de vue de la spéculation, ne serait réellement que négative : elle ne servirait pas à étendre notre raison, mais à l’éclairer et à la préserver de toute erreur, ce qui est déjà beaucoup. J’appelle transcendentale toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est possible à priori. Un système de concepts de ce genre serait une philosophie transcendentale. Mais ce serait encore trop pour commencer. En effet, une pareille science devant embrasser à la fois toute la connaissance analytique et toute la connaissance synthétique à priori, serait beaucoup trop étendue pour le but que nous nous proposons, puisque nous n’avons besoin de pousser notre analyse qu’autant qu’elle est indispensablement nécessaire pour reconnaître les principes de la synthèse à priori, la seule chose dont nous ayons à nous occuper. Telle est notre unique recherche, et elle ne mérite pas proprement le nom de doctrine, mais celui seulement de critique transcendentale, puisqu’elle n’a pas pour but d’étendre nos connaissances, mais de les rectifier et de nous fournir une pierre de touche qui nous permette de reconnaître la valeur ou l’illégitimité de toutes les connaissances à priori. Cette critique sert donc à préparer, s’il y a lieu, un organum, ou au moins, à défaut de cet organum, un canon, d’après lequel, en tous cas, pourrait être exposé plus tard, tant analytiquement que synthétiquement, le système complet de la philosophie de la raison pure, que ce système consiste à en étendre ou seulement à en limiter la connaissance. Car, que ce système soit possible, et même qu’il ne soit pas tellement vaste qu’on ne puisse espérer de le construire entièrement, c’est ce qu’il est aisé de reconnaître d’avance en remarquant qu’il n’a pas pour objet la nature des choses, qui est inépuisable, mais l’entendement, qui juge de la nature des choses, et encore l’entendement considéré au point de vue de la connaissance à priori. Les richesses qu’il renferme ne sauraient nous demeurer cachées, puisque nous n’avons pas besoin de les chercher hors de nous ; et, selon toute apparence, elles sont assez peu étendues pour que nous puissions les embrasser tout entières et les apprécier à leur juste valeur. Il ne faut pas non plus[ndt 2] chercher ici une critique des livres et des systèmes de la raison pure, mais celle de la faculté même de la raison pure. Il n’y a que cette critique qui puisse nous fournir une pierre de touche infaillible pour apprécier la valeur des ouvrages philosophiques, anciens et modernes ; autrement l’historien et le critique, dépourvus de toute autorité, ne font qu’opposer aux vaines assertions des autres des assertions qui ne sont pas moins vaines.

La philosophie transcendentale[ndt 3] est l’idée d’une science dont la critique de la raison pure doit esquisser tout le plan d’une façon architectonique, c’est-à-dire par principes, de manière à nous assurer pleinement de la perfection et de la solidité de toutes les pièces qui doivent composer l’édifice. Elle est le système de tous les principes de la raison pure[ndt 4]. Si la critique ne porte pas déjà elle-même le titre de philosophie transcendentale, cela vient simplement de ce que, pour être un système complet, il lui faudrait renfermer aussi une analyse détaillée de toute la connaissance humaine à priori. Or notre critique est sans doute tenue de mettre elle-même sous les yeux du lecteur un dénombrement complet de tous les concepts fondamentaux qui constituent cette connaissance pure ; mais elle s’abstient avec raison de soumettre ces concepts mêmes à une analyse détaillée, ou de faire une revue complète de tous ceux qui en dérivent. D’une part, en effet, cette analyse, qui est loin de présenter la difficulté de la synthèse, détournerait la critique de son but, qui n’est autre que cette synthèse même ; et, d’autre part, il serait contraire à l’unité du plan de s’engager à offrir tout entières une analyse et une déduction qui ne sont point du tout nécessaires relativement au but qu’on se propose. Cette perfection dans l’analyse des concepts à priori primitifs, ainsi que dans le recensement de tous ceux qui peuvent ensuite en dériver, est d’ailleurs chose facile à obtenir, pourvu qu’ils aient été d’abord exposés en détail à titre de principes de la synthèse, et que rien ne manque par rapport à ce but essentiel.

Tout ce qui constitue la philosophie transcendentale appartient donc à la critique de la raison pure, et cette critique représente l’idée complète de la philosophie transcendentale, mais non pas cette science même. Elle ne s’avance en effet dans l’analyse qu’autant qu’il est nécessaire pour juger parfaitement la connaissance synthétique à priori.

Le principal soin à prendre dans la division d’une pareille science, c’est de n’admettre aucun concept qui contienne quelque élément empirique, ou de faire en sorte que la connaissance à priori soit parfaitement pure. C’est pourquoi, bien que les principes suprêmes de la moralité et les concepts fondamentaux de cet ordre de connaissances soient à priori, ils n’appartiennent cependant pas à la philosophie transcendentale ; car, si les concepts du plaisir et de la peine, des désirs et des inclinations, etc., qui tous sont d’origine empirique, ne servent point de fondement à leurs prescriptions, du moins entrent-ils nécessairement avec eux dans l’exposition du système de la moralité pure, soit comme obstacles que le concept du devoir ordonne de surmonter, soit comme penchants qu’il défend de prendre pour mobiles[ndt 5]. La philosophie transcendentale n’est donc que celle de la raison pure spéculative. En effet, tout ce qui est pratique, en tant qu’il s’appuie sur des mobiles, se rapporte à des sentiments dont les sources sont empiriques.

Si l’on veut diviser cette science d’après le point de vue universel d’un système en général, elle devra contenir 1o une théorie élémentaire[ndt 6] de la raison pure, et 2o une méthodologie[ndt 7] de cette même raison. Chacune de ces parties capitales a nécessairement ses subdivisions, mais il n’est pas besoin d’en exposer ici les principes. Il suffit, ce semble, dans une Introduction, de remarquer qu’il y a deux souches de la connaissance humaine, qui viennent peut-être d’une racine commune, mais inconnue de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement, la première par laquelle les objets nous sont donnés, la seconde par laquelle ils sont pensés. La sensibilité appartient à la philosophie transcendentale, en tant qu’elle contient des représentations à priori, qui constituent la condition sous laquelle des objets nous sont donnés. La théorie transcendentale de la sensibilité doit former la première partie de la science élémentaire, puisque les conditions sous lesquelles seules les objets de la connaissance sont donnés, précèdent nécessairement celles sous lesquelles ils sont pensés.

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Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier

  1. La première édition portait : « Qui puisse servir à la critique de la raison pure, » et à cette première phrase elle ajoutait les suivantes, qui ont disparu dans la seconde édition : « Toute connaissance où ne se mêle rien d’étranger s’appelle pure. Mais, en particulier, une connaissance est dite absolument pure, quand aucune expérience ou aucune sensation ne s’y mêle, et que, par conséquent, elle est possible tout à fait à priori. Or la raison est la faculté… »
  2. Tout le reste de cet alinéa est une addition de la seconde édition.
  3. C’est ici que, dans la première édition, commençait la seconde partie de l’Introduction, sous ce titre : Division de la philosophie transcendentale.
  4. Addition de la seconde édition.
  5. Il y avait simplement dans la première édition : « Car les concepts du plaisir et de la peine, des désirs et des inclinations, de l’arbitre, etc… qui sont tous d’origine empirique, y sont nécessairement présupposés. »
  6. Elementarlehre. Théorie des éléments.
  7. Methodenlehre. Théorie de la méthode.