Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 171-194).
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II


Criquet posa sa joue sur le gros dictionnaire de toile rugueuse et soupira avec effort. Une mèche de ses cheveux brouilla sur la page un mot à l’encre violette, toute fraîche. De sa main brûlante elle caressait les moulures de bois sculpté qui entouraient sa table, une très vieille table qu’on lui avait donnée autrefois pour y écrire ses devoirs et dont elle était fière. Elle connaissait tous les petits trous jaunes qui la criblaient ; elle en avait même élargi plusieurs avec son couteau, pour découvrir les vers qui habitaient cet ermitage, et parfois elle collait son oreille contre le bois pour mieux entendre leur sourd labeur.

« Ils ne travaillent pas beaucoup aujourd’hui, pensa-t-elle. Moi non plus… »

Elle attendait son professeur, M. Poiret, et sa version était à peine commencée. Elle se sentait vraiment malade : sa tête était aussi lourde que le gros poids rond de la suspension, dans la salle à manger ; son dos avait une épine dorsale en coton ; il était douloureux entre les épaules et surtout dans les reins ; il lui semblait parfois qu’une ceinture de fer s’allongeait le long de ses flancs pour venir se nouer en avant, toute dure et glacée.

On s’était inquiété de sa mine défaite, de ses airs dolents et la veille on l’avait conduite chez le docteur Mourot. Il l’avait longuement contemplée de ses yeux gris, toujours humides, comme de petites flaques d’eau de mer entre les poches gonflées que formaient ses paupières. Il lui avait palpé la figure avec des mains immenses et si molles qu’elle sentait ses pommettes y pénétrer et s’y mouler comme dans du beurre froid, lui avait examiné les gencives, l’intérieur des yeux, puis avait demandé brusquement :

— Quel âge a donc cette enfant ?

— Bientôt quinze ans, fit miss Winnie.

— Et… rien de nouveau encore ?

L’institutrice était demeurée un instant interdite. bouche bée, puis elle avait d’un geste envoyé Camille dans le salon où, près d’un caoutchouc aux feuilles vernies, des serins déchiquetaient une salade.

Elle venait bientôt l’y rejoindre, rouge, l’air contrarié, et ne répondait que par monosyllabes à ses questions. Le docteur n’avait ordonné aucun remède et personne ne semblait plus s’inquiéter d’elle ni la plaindre.

Elle se souvint alors d’annonces qu’elle avait vues sur les murs.

— Qui sait ? se disait-elle. J’ai peut-être une maladie secrète puisqu’on ne veut pas m’en parler ? Qu’est-ce que cela peut être ? En meurt-on ?

Allons ! Il faut relever la tête, reprendre la plume, ouvrir le dictionnaire… Criquet hume d’avance l’odeur de moisi des vieilles pages et une nausée subite lui monte à la gorge ; puis un goût amer se répand dans sa bouche qui s’emplit d’une salive claire et filante, comme celle que les gros chiens ont toujours au coin de la gueule.

Pourquoi ce dégoût ? Elle aimait tant autrefois ce livre usé, elle avait éprouvé tant de joie le jour où Michel l’avait apporté du lycée. Elle allait donc apprendre le latin comme un garçon, dans un livre qui avait appartenu à des garçons ! Car leurs noms inscrits sur la première page lui étaient devenus familiers comme des noms d’amis : Drouet Jean, Bersier Paul, Anatole Moriceau…

Ils avaient écrit sur les marges, tout le long des pages, des phrases qu’elle lisait pieusement avec un orgueil attendri, comme s’ils l’avaient choisie pour confidente.

L’un d’eux, Drouet, aimait bien rire, mais c’était un mal élevé. Dans l’angle des feuillets on lisait de son écriture : « Voyez à la page 1510. » Docilement elle avait obéi, avec une hâte curieuse : il l’avait alors renvoyée à une autre page, puis à une autre et à une autre encore, et après un voyage haletant à travers le dictionnaire, elle découvrait enfin, un très vilain gros mot qu’elle ne disait jamais, mais qu’elle avait entendu parfois. Drouet devait avoir une figure ronde avec de grandes oreilles rouges et des dents qu’il ne lavait pas tous les jours.

Moriceau, lui, conspuait les pions, vouait ses professeurs aux morts les plus atroces et, en face des noms respectables de Tacite ou de Cicéron, inscrivait d’une écriture rageuse : « Vermine ! Veau ! » Ses camarades ou ses professeurs n’échappaient pas à ses rancunes : « À mort, Courbot ! Courbot me le paiera ! » lisait Criquet. Elle l’imaginait avec des yeux d’un bleu froid, les lèvres serrées entre des joues plates et jaunes.

Son préféré, c’était Bersier. Il avait l’âme sentimentale. Partout où se trouvait un espace blanc dans les pages, il avait transcrit des vers signés en grosses lettres : Victor Hugo, François Coppée, Alfred de Musset, Paul Déroulède, avec de beaux paraphes, bouclés et emmêlés comme une chevelure. Peut-être était-il, dans ces vers, un peu trop question d’amour et Criquet soupçonnait en outre Paul Bersier d’avoir souligné dans le dictionnaire tous les passages se rapportant à cette passion. Mais qu’il était courageux, par quelles belles pensées il traduisait sa vaillance ! Celle-ci, par exemple : « Les guerriers et les poètes sont la parure des nations. » Ou encore : « Il est beau de vivre pour sa patrie, plus beau de mourir pour elle ! » Et sur toutes les marges du dictionnaire, en haut en bas, à droite, à gauche, on trouvait ces mots fatidiques : « Excelsior ! Excelsior ! » inscrits en caractères appuyés et grimpants, ponctués de gigantesques points d’exclamation. Quelle superbe devise ! Cher Paul Bersier ! Il était sûrement grand, mince, avec des cheveux noirs en boucles et de larges prunelles… À présent il avait vingt ans, peut-être… Où était-il ? Que faisait-il ? Sans doute s’en allait-il à ses cours, une serviette de maroquin sous le bras, les yeux levés vers le ciel, le front grave, tout blanc, fermé sur de nobles et généreuses ambitions… Il deviendrait un grand homme, un héros plein de tendresse comme le chevalier d’Assas, comme Achille qui aimait son ami Patrocle. Ah ! être l’ami de Paul Bersier ! Si seulement elle le connaissait, elle oserait lui conter ses peines, lui demander conseil, il la comprendrait, il l’aiderait, lui… Tandis que Michel…

Camille se redresse brusquement puis, avec une plainte, porte ses deux mains à ses tempes. Une vague chaude s’enfle dans sa tête et bat contre les parois du crâne, violemment d’abord, puis à petits coups rythmés qui, peu à peu, se ralentissent et s’arrêtent. Elle ne sent maintenant que son cœur plus gros et plus pesant…

Michel n’est plus son ami. Les jeudis et les dimanches, c’est à peine s’il passe quelques minutes auprès d’elle, toujours distrait, parlant vite, avec une expression gauche et violente. Sa figure est traversée de tics brusques, son regard, de pensées incompréhensibles. Il ne s’occupe d’elle que pour rire à grands éclats rauques de « sa taille ossifiée », comme il dit, de ses joues pâles, de son air morne. Parce qu’elle souffre de son abandon et se tait par fierté, il l’accuse de bouder, la traite de fille et lui tourne le dos.

— Il ne s’aperçoit même pas que j’ai du chagrin, soupire-t-elle tristement.

Sans lui, d’ailleurs, comment exécuter le grand projet ? Elle a décidé de s’habiller en garçon, de fuir, d’aller au Havre ou à Marseille et de s’engager comme matelot à bord d’un bâtiment de commerce. La marine marchande vaut bien, après tout, la marine de l’État : on arrive plus vite et il n’y a pas de concours : rien que de l’énergie et de la ténacité. Dieu sait quelle provision Criquet en amasse !

Déjà elle a mis de côté un ancien costume de Michel, un peu long, un peu large, mais facile à arranger. Deux détails l’arrêtent pourtant : comment pourra-t-elle se couper les cheveux toute seule ?

Aller chez un coiffeur ? Impossible sans exciter les soupçons… Non, c’est à Michel qu’elle confiera ce soin. Ensuite, elle n’a pas d’argent : c’est effrayant ce que l’argent est nécessaire ! Ce n’est pas avec neuf francs soixante-quinze, tout son avoir, qu’elle pourra payer son voyage jusqu’au Havre… Pour cela, elle compte sur son cousin, et aussi pour prévenir ses parents, les rassurer…

Tout à coup, le timbre de la porte d’entrée résonne trois fois, strident et pressé :

« Jeudi… C’est lui… Je reconnais sa façon de sonner… »

— Elle se lève, le visage tendu, appuyée des deux mains à son dictionnaire. Mais elle ne court pas à sa rencontre. À quoi bon ? Elle entend des pas qui s’éloignent vers le salon, une porte qui se ferme, c’est tout.

Pourtant, elle continue à écouter ; ce sont d’abord, dans l’antichambre, des piétinements, des cris, des bruits de disputes et de rires, des claquements de fouet, une bille qui tombe et roule : les petits frères de Criquet qui depuis quelques jours sont entrés au lycée Carnot, vont au parc Monceau retrouver leurs camarades ; ils échangent là-bas des timbres, des cartes postales, jouent aux billes et aux barres, ont leurs haines et leurs amitiés, leurs occupations, leurs soucis. « Vous êtes des hommes maintenant », leur a dit papa. Ils sortent seuls, eux si petits encore, et on ne leur recommande pas de bien se tenir dans la rue. Ils verront les pelouses où les pigeons tournent, le platane qui se rengorge entre deux allées, avec son cou gonflé d’une pomme d’Adam. Il doit avoir en ce moment une écorce toute écaillée de vert, ce platane, et, au sommet, quelques feuilles brunes, les dernières…

Mais voici que Criquet entend un froissement soyeux de jupes, le heurt des parapluies qu’on prend : c’est Suzanne qui part pour sa leçon de chant, avec miss Winnie.

Justement la voix douce, un peu trop haute, de Suzanne interroge :

— Tu ne vas pas avec Criquet aujourd’hui, Michel ?

— Mais Criquet a sa leçon.

— Tu y assistes, d’ordinaire.

— Oui, mais aujourd’hui j’aimerais tant t’accompagner un peu… Tu veux bien, Suzanne ?

Et la voix se fait suppliante.

— Quel gosse ! Allons ! viens si tu veux.

Le froissement soyeux se rapproche, la porte de la chambre s’entr’ouvre pour laisser passer le visage de Suzanne, rond et joyeux sous une toque de loutre.

— Veux-tu dire bonjour à Michel, Criquet ? Sais-tu qu’il est ici depuis un moment ?

Criquet se détourne brusquement. Elle fait : Non ! de tout son corps et, pour se donner une contenance, enfonce son nez dans un plant de fougère sur la table. Elle sent que sa sœur a pitié d’elle et cette pitié lui fait horreur.

— Vous êtes donc fâchés ? demande Suzanne.

Silence farouche.

— Si tu boudes…

Criquet espère toujours. Mais elle entend la porte se clore doucement, puis le claquement sourd de la porte d’entrée. Une grande désolation l’envahit : elle est seule…


Elle voit en un éclair toutes les chambres de l’appartement : celle de papa, avec son lit étroit, ses fauteuils algériens, sa panoplie, son parfum d’ambre et de tabac, — de papa, en Belgique pour le moment et qui la néglige. La chambre de maman grande, pleine de dentelles et de rubans, qui sent toujours un peu l’éther ; celle de Suzanne, cretonne claire et boiseries blanches ; celle de miss Winnie, encombrée de cadres et de petits carrés au crochet ; celle des garçons, — des toupies qui traînent, des livres déchirés, des cris de cochon d’Inde. Toutes les pauvres chambres sont vides. Criquet est bien seule. Maman elle-même est sortie en voiture.

Elle ferme les paupières sur les grosses larmes qui montent ; les feuilles de la fougère, déjà un peu sèches, lui caressent le front et une odeur humide s’exhale de la terre arrosée.

— Oh ! fait-elle, en respirant très fort, cela sent le chemin creux…

Les hauts talus doublés de mousse épaisse, les touffes vertes inclinées sous les gouttes d’eau rondes, les ormières de boue grasse, l’air glacé qui craque sous les dents, combien y a-t-il de siècles qu’elle ne les a vus, sentis, savourés ?

« Michel est parti avec Suzanne, » songe-t-elle, douloureuse.

Michel ne quitte plus Suzanne : il la guette avec des yeux pointus, tire sa manche, ses cheveux, tâte l’étoffe de sa robe, tourne sans cesse autour d’elle, les doigts à demi-ouverts comme pour la saisir. L’autre jour, il lui a happé la main au passage pour la baiser et sa figure ressemblait à une lampe allumée. Pourquoi ce changement ? L’an dernier, il se moquait de Suzanne, singeait ses mines quand elle se barbouillait de poudre de riz en avançant les lèvres.

— Je voudrais le détester ! lance Criquet.

Naguère si elle avait été fâchée contre lui, elle lui aurait sauté dessus à coups de poing, à coups de pied, elle lui aurait lancé à la figure une brosse, un soulier, l’eau de son verre à dents ; ils se seraient battus, puis réconciliés. Maintenant elle n’en a pas le courage : il ne lui reste aucun courage. Elle qui se vantait de ne jamais pleurer, à présent, elle fond en larmes, sans raison, comme ça… Un petit serrement au cœur, une petite piqûre qui monte dans le nez et cela vient, malgré tous ses efforts : de grosses larmes droites et longues, des gouttes de pluie d’orage qui coulent le long du visage en le lavant comme une éponge. Par bonheur, personne ne l’a encore vue. Elle ne pleure que lorsqu’elle est seule. C’était bien la peine de tant mépriser les filles !

— Aussi, c’est leur faute à tous, fait-elle pleine d’amertume. Personne ne voit que je suis malade… Et je vais peut-être mourir…

Mourir ? Pourquoi pas ? Ou se tuer ? Il y a des enfants bien plus jeunes qui se tuent. L’autre jour, un gamin auquel on avait refusé un tour de chevaux de bois s’est jeté par la fenêtre, pour punir ses parents. C’était dans le journal, Louise l’a raconté à Criquet.

Comment se tuerait-elle ? Elle pourrait bien, elle aussi, se jeter par la fenêtre… Seulement, en bas, au-dessus du café, il y a une véranda, et sur du verre, on se coupe… S’empoisonner ? Justement, elle a vu du sublimé dans le cabinet de toilette de maman. avec le mot poison en grosses lettres sur l’étiquette rouge. Oui, mais le sublimé donne des coliques, et les coliques font si mal !

« Oh ! je trouverai bien un moyen, conclut Criquet, après réflexion. Et comme on laisse toujours une lettre, j’écrirai sur un papier bordé de noir : « M. le commissaire, je me tue parce que ma famille ne m’aime plus et que j’aurais voulu étre un garçon. »

Comme ils auraient tous des remords, papa, Suzanne, Michel ! Elle les voit en noir, avec les épaules frissonnantes des gens qui suivent les corbillards. Michel se mouche avec son poing, Suzanne a un châle à franges qui lui descend jusqu’aux talons, comme les dames de province.

Criquet rit, toute contente, fait trois tours à cloche-pied autour de la table, s’assied, se renverse sur sa chaise, saisit à deux mains le rebord de la table et se balance si fort que ses cheveux pendent jusqu’au tapis. Mais dans le cortège en deuil, elle aperçoit tout à coup le pauvre visage de maman. Sa joie s’apaise, et, un peu essoufflée, elle retombe enfin en face de son dictionnaire.

La version n’a guère avancé. C’est du Cicéron. Quel texte serré, bourré ! Quelles phrases longues et lourdes ! On dirait une maison sans fenêtres. Décidément le latin est désagréable à regarder. Il n’y a pas d’accents et les accents sont les papillons des pages, des petites bêtes ailées qui vivent, volent et se posent sur les mots.

Autrefois, cela amusait un peu Criquet de découvrir le sens de ces grands mots grognons. Elle les comparait à des chevaliers masqués, comme on en trouve dans Quentin Durward et dans Ivanohe. Ils s’enfuyaient à pas lourds et sonores et elle les poursuivait pour leur arracher leur casque de fer. Quels yeux féroces ou souriants allait-elle trouver sous la visière ? Maintenant ils ne sont plus pour elle que des mots comme les autres. Et dans les versions, il s’agit uniquement des hommes, des actions, des guerres et des procès des hommes.

— Qu’est-ce que cela me fait, à moi, leur sale latin ? grogne Criquet, et qu’as-tu à me regarder de cet air dédaigneux, toi, avec tes joues en lune et ta grosse perruque ?

Criquet se précipite sur un Racine de bronze qui siège, solennel, au-dessus de la pendule de marbre. Elle le soufflette.

— Ah ! mes ongles !… Que c’est dur !

Puis enlevant sa pantoufle de drap rouge, elle en coiffe la tête vénérable :

— Et voilà pour toi !

Le verre bombé de la pendule est entrouvert : Camille tous les matins doit faire une heure et demie de piano. Les filles, paraît-il, sont obligées de savoir la musique. Alors, lorsqu’au bout d’un instant, miss Winnie envoie Criquet regarder l’heure, un petit coup de doigt sur l’aiguille et on en a pour dix ou quinze minutes de moins.

— Comme cette pendule avance ! remarque parfois Suzanne,

— Cela vaut mieux que si elle retardait, répond sentencieusement Criquet.

« C’est comme la cuiller d’huile de foie de morue que je jetais tous les jours derrière le grand buffet de la salle à manger, songe-t-elle. J’aurais voulu voir la tête des déménageurs quand, en enlevant le meuble, ils ont découvert cette flaque puante ! »

La glace, derrière la pendule, est couverte d’une buée humide. Criquet y inscrit son nom, la date, — 10 novembre, — puis une belle étoile dessus et dessous. À travers l’écriture, son visage apparaît, un peu brouillé :

« Michel a raison… Comme je suis laide ! » se dit-elle.

Elle contemple gravement ses yeux qui paraissent tout petits parce qu’ils sont ternes et gonflés, son nez couvert de minuscules boutons rouges, ses joues creusées sous les pommettes.

Elle les frotte avec ses deux poings : il n’y vient pas de rose. Ses lèvres sont fendillées, gercées, épaisses comme des lèvres de nègre. Quand elle sort, le froid les irritant, on les lui fait cacher sous un rond de soie noire doublé de blanc qui s’attache aux oreilles par deux lacets. On la regarde dans la rue. Deux dames anglaises, ont dit en la voyant : Poor child ! Consumptive… Criquet s’en est sentie rehaussée à ses propres yeux. Pourtant elle sait bien qu’elle n’est pas tuberculeuse ; elle ne s’enrhume jamais…

— Tu traverses la Mésopotamie en ce moment, mon pauvre Criquet, lui a dit papa l’autre jour.

— La Mésopotamie ?

— Un vilain pays aride où les Hébreux piétinèrent longtemps avant d’arriver à la Terre Promise.

— Je n’y comprends rien, papa.

— Je veux dire que tu es en plein dans l’âge ingrat.

— Ça c’est vrai ! Savoir si j’en sortirai ?

— Mais oui, mais oui… Tu entreras à ton tour dans la Terre Promise.

Criquet s’accoude à la cheminée, les mains dans ses cheveux : « Pourquoi suis-je une fille ? Pourquoi est-ce moi, là, dans cette glace ? Comment est-ce que je sais que moi, c’est moi ? »

Il lui semble enfoncer dans des ténèbres maladives. Et personne ne répond aux questions mystérieuses. Seul un visage immobile et tiré la regarde avec des yeux inquiets.


On a sonné d’une main hésitante.

« M. Poiret, » se dit Criquet.

Des pas traînants, à la fois lourds et mous, traversent le vestibule.

Criquet bondit vers le coin de la chambre où se trouvent le lit et la table de nuit, tire vivement le rideau de serge verte qui les dissimulent, — « une jeune demoiselle ne doit jamais exhiber son lit », recommande sans cesse miss Winnie, — puis elle va ouvrir.

M. Poiret trébuche sur le tapis à l’entrée, avance le cou en clignant des yeux derrière son lorgnon aux verres arrondis, puis esquisse un mouvement de défense.

— Vous êtes seule, mademoiselle ?

— Oui, monsieur, miss Winnie était obligée de sortir, Maman aussi ; mon cousin n’a pas voulu rester… Mais ça ne fait rien…

D’une main, M. Poiret tient contre sa poitrine une immense serviette affaissée et inégalement bossuée d’objets divers, — de l’autre, des journaux, des brochures, un parapluie ruisselant et son chapeau melon. Il a aux pieds d’énormes snow-boots et sourit, debout sur le seuil, d’un air naïf et embarrassé.

« Allons ! Il a encore apporté tout son bagage, » pense Camille avec découragement,

— Entrez donc, monsieur Poiret, lui dit-elle. Je vais vous débarrasser.

Mais M. Poiret ramène son parapluie et son chapeau contre son ventre plat et serre sa serviette sur son cœur :

— Je ne souffrirai jamais, mademoiselle, proteste-t-il.

Il heurte un fauteuil, s’élance, pour éviter Criquet, contre la table d’où tombent un livre et un mouchoir, se baisse pour les ramasser, laisse échapper son parapluie, son chapeau, les brochures qui s’éparpillent, rencontre de sa tête la tête de Camille qui s’est mise à quatre pattes pour lui porter secours, et se redresse enfin rouge, balbutiant, éperdu, multipliant les « Pardon… Excusez ma maladresse, mademoiselle… Pardon encore… »

« Et dire que chaque fois c’est la même histoire ! » soupire Criquet, les yeux au ciel.

Tandis qu’il édifie en une pyramide branlante les divers objets qu’il vient de ramasser, enlève péniblement son pardessus et retire ses snow-boots boueux, elle le considère avec une pitié sérieuse. D’ordinaire son professeur lui donne des fous rires qu’il lui faut justifier par les raisons les plus saugrenues. Aujourd’hui elle s’aperçoit que ses épaules sont étroites et voûtées, ses longs membres aux jointures saillantes décharnés, que son visage est osseux et blême. Il n’a guère plus de trente ans, et trente ans, c’est encore jeune. Comme il semble vieux pourtant ! Peut-être a-t-il aussi ses chagrins ?

Mais quand ils se trouvent assis côte à côte, Criquet se demande pour la centième fois pourquoi les cheveux de M. Poiret sont toujours coupés plus haut d’un côté que de l’autre, — est-ce une farce de son coiffeur ? — pourquoi son menton possède à droite une pointe qui ne se trouve pas à gauche, pourquoi surtout un de ses yeux est vert et allongé, l’autre jaune et tout rond ? Avait-il ces yeux en naissant ? Ou bien est-ce venu à la suite d’une maladie, — les convulsions, par exemple ?

Le visage appuyé sur ses deux mains, Criquet regarde au fond des prunelles de M. Poiret avec tant d’intérêt méditatif que celui-ci se trouble, remue nerveusement les jambes sous la table, rencontre ses jambes à elle, recule précipitamment, murmure un nouveau : « Pardon ! », rougit encore, tousse dans sa grande main pale, et s’efforçant de prendre un ton sévère :

— Eh bien ! Et cette version, mademoiselle Camille ?

C’est au tour de Criquet de rougir. Elle croise et tord ses doigts qui craquent dans le silence :

— Elle n’est pas finie, monsieur… Pas tout à fait.

— Comment, mademoiselle ? Déjà la semaine dernière…

— Je sais, je sais bien… Mais c’est que, voyez-vous, monsieur Poiret (d’un ton pathétique), je suis malade, bien malade !

La voix de M. Poiret s’afflige :

— Vraiment, mademoiselle ? Que c’est regrettable ! Et de quoi souffrez-vous, si je puis me permettre ?…

— Oh ! d’une maladie secrète, je crois.

— Comment ?

La voix de M. Poiret exprime la stupéfaction, l’épouvante, son œil jaune s’arrondit encore.

— Mais oui, développe tranquillement Criquet, il faut bien que ce soit quelque chose comme ça, puisque j’ai du mal et que ni le docteur ni miss Winnie ne veulent m’en dire le nom…

— Ah ! bon, bon, fait M. Poiret.

Son visage s’est rasséréné.

— Peut-être, ajoute-t-il, êtes-vous surtout atteinte de la maladie dénommée paresse.

Et maintenant M. Poiret rit. Est-ce de son bon mot ? Est-ce d’autre chose ? Mais il rit. Phénomène rare et singulier. Il baisse la tête. Camille voit des veines se gonfler sur son front, elle entend des hoquets étouffés, le bruit d’un sac de noix qu’on agite, d’étranges gargouillements, et quand il se redresse, il semble presque rouge et son œil vert est près de cligner.

Camille sourit aussi, d’un air complice, et hoche la tête en mordillant son porte-plume qui a un goût de caoutchouc brûlé.

— Puisque vous êtes malade, reprend M. Poiret, — et un dernier spasme fait saillir entre les pointes de son col cassé sa pomme d’Adam, aussi pointue que celle du platane du parc — nous allons expliquer une ode d’Horace que nous choisirons de circonstance…

Mas Criquet lui coupe la parole, lui arrache le livre :

— Oh ! monsieur, soyez tout à fait gentil et laissez-moi choisir moi-même : il y a une poésie d’Horace que j’aimerais tant traduire parce qu’elle a une si jolie forme ! Cela trace sur la page le contour d’un vase qui est au salon…

Elle commence à déclamer un vers latin.

M. Poiret fait sur sa chaise un saut de carpe et Camille reçoit un coup de pied en plein tibia.

— Non, mademoiselle, non… Je ne peux pas permettre, bafouille-t-il. Il serait préférable, je crois, de passer à un autre morceau…

— Pourquoi ? demande Criquet en levant sur lui des yeux limpides. Ce n’est pas trop difficile, je vous assure. Il me semble que je comprends tout…

Et elle continue sa lecture devant M. Poiret accablé.

— Tiens ! s’écrie-t-elle tout à coup, ça c’est drôle, par exemple. On dirait bien qu’il s’agit d’amour. Alors, ces vieux Romains étaient donc amoureux, comme les Anglais ? Je ne l’aurais jamais cru. Ils avaient tant de choses intéressantes à faire !

M. Poiret s’agite violemment sur sa chaise qui craque ; il tourne entre ses doigts noueux le porte-plume de Criquet qui tout à coup se sépare en deux morceaux avec un petit bruit sec.

— Mon porte-plume qui avait si bon goût ! gémit celle-ci.

Puis, voyant l’air consterné de M. Poiret :

— Cela ne fait rien, ajoute-t-elle. J’en ai un autre en bois ; seulement, à force de le mâcher, le bout est devenu comme un petit balai de chiendent.

Et devant le visage bouleversé de son professeur :

— Peut-être que vous aussi, monsieur Poiret, vous êtes amoureux ? dit-elle. C’est pour cela sans doute que vous n’aimez pas cette poésie et que vous êtes parfois si triste ?

Elle revoit les yeux rouges de miss Winnie, le dos sanglotant de Jacques. Les gens qui ont des chagrins d’amour sont décidément toujours un peu laids, un peu ridicules. Elle se demande là-dessus si lorsque M. Poiret pleure, les larmes qui sortent de ses yeux différents ont bien la même forme ? Elle voudrait regarder encore l’œil jaune et l’œil vert. Mais M. Poiret fixe obstinément le parquet que râclent ses gros souliers.

— Est-ce que vous n’avez jamais voulu vous tuer. monsieur Poiret ? interroge-t-elle avec sympathie. J’aimerais bien savoir quel moyen vous auriez choisi, — quelque chose qui ne fasse pas bien mal et qui ne soit pas trop sale ?

— Mademoiselle, prononce M. Poiret d’une voix mal affermie, quelles que puissent être mes peines, je ne songerai jamais au suicide qui est une lâcheté.

— C’est vrai ? répond Criquet pensivement. Je ne suis pas très lâche ; pourtant il me semble que ce n’est guère commode de se tuer.

Elle hoche la tête avec gravité.

M. Poiret se redresse et se cale à grand bruit sur sa chaise ; sa bouche tremble ; la prunelle jaune et la prunelle verte semblent nager dans une brume humide.

— Ce sont là des pensées malsaines, mademoiselle, reprend-il en toussant avec énergie, des pensées qui ne conviennent ni à votre âge, ni à votre situation, que je me permets de qualifier d’heureuse, de très heureuse…

Criquet contemple le vide d’un air méditatif.

— Vous n’en savez rien, fait-elle enfin, on ne sait jamais… Vous avez parlé de vos peines tout à l’heure : il me semble, moi, que si j’étais un homme, je ne pourrais pas avoir de peines… Vous avez bien de la chance, monsieur Poiret !

Et elle contemple avec envie le long corps voûté, la redingote élimée, le pantalon en spirale.

M. Poiret demeure une seconde, les yeux absents posés sur le Racine de bronze, la bouche entr’ouverte sur ses dents noircies, les joues travaillées de soubresauts. Il remonte ses épaules étroites et pousse un soupir long et profond.

— En effet, mademoiselle, j’ai beaucoup de chance, beaucoup, en vérité, déclare-t-il, lugubre.

Criquet lit sur son visage tant de lassitude et de lamentable ironie qu’elle éprouve un léger remords. Peut-être, après tout, les hommes ont-ils également leurs soucis ? Pauvre M. Poiret ! Elle lui tend le livre aux pages écornées :

— Tenez, lui dit-elle gentiment, puisque vous préférez un autre passage, cherchez vous-même…

Et pendant toute la leçon, elle explique d’une voix douce, appliquée, avec des coups d’œil déférents.


Puis elle est seule de nouveau. Il fait presque nuit ; la chambre est emplie d’un crépuscule jaune qui salit les murs. Pourtant, il ne fait pas assez noir pour donner de la lumière.

Une feuille de papier traîne sur la table. Criquet la saisit et y inscrit en grosses lettres :

« Je voudrais devenir un garçon… »

Vite une allumette. La page s’enflamme avec une lueur bleue, devient peu à peu noire, fragile, les caractères y tracent un réseau rouge scintillant, puis elle ondule, se brise et s’éparpille en menus fragments soyeux et doux comme une aile de chauve-souris.

Pour que le souhait se réalise, il s’agit maintenant de recueillir les cendres et de les jeter au dehors, dans le vent. C’est le rite que suivait autrefois Camille quand elle avait grande envie de quelque chose. À présent, elle n’y croit plus guère. Qui sait, pourtant ?

Par la fenêtre ouverte entre une aigre bouffée de bise qui secoue les mèches de Criquet, lui rougit les yeux et le nez. Des flaques d’eau luisent sur la chaussée, les devantures des magasins sont souillées d’éclaboussures et l’œil roux des premiers becs de gaz cligne pauvrement ; une auto passe en hoquetant, enveloppée d’une carapace de boue, avec une âcre odeur d’essence. Une orange au ventre ouvert pourrit dans le ruisseau. Tout est morne et sale.

Sous le porche d’une maison, en face, deux hommes soufflent dans des trompettes un air de cake-walk dont une fillette aux cheveux courts, maigre, aiguë, esquisse le pas en tapant sur un tambour de basque ; son visage vieillot est bleui de froid, ses jambes ressemblent à des baguettes de bois noir qui frappent alternativement le pavé gras. Un bébé emmitouflé dans des cache-nez, tourne maladroitement autour d’elle, en remuant ses doigts courts, emprisonnés dans des mitaines.

« Comme il est pâle, songe Criquet, et quel gros cou !

Une fois encore, une nausée lui tord l’estomac et gonfle son gosier jusqu’à ses lèvres. Tout est répugnant dans cette rue : la boue, l’odeur d’essence, l’enfant blême et surtout l’orange dont on voit la chair décomposée.

Elle se rejette en arrière, les deux mains derrière la nuque. Mais une douleur se lève sous ses bras, une brûlure vive qui lancine, s’étend, gagne la poitrine, comprimée sous la bande de toile dont chaque matin Criquet l’entoure. Elle y pose ses deux mains. Il lui semble que cette poitrine bouge, gonflée, tendue, endolorie et elle sent à travers l’étoffe les deux pointes dures et chaudes.

« Je les ai trop serrés, pense-t-elle. Ils se vengent ou peut-être qu’ils vont mourir… »

Mais une autre douleur, froide et brutale, lui lacère les entrailles, lui fend les reins :

« Non, gémit-elle, c’est plutôt moi qui vais mourir… »