Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 147-170).
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DEUXIÈME PARTIE


I


Derrière miss Winnie, dont la jupe était retroussée par un réseau d’agrafes et de ganses, Camille descendait l’escalier avec mauvaise humeur.

Des ouvriers enlevaient la toile grise qui, l’été, recouvre les marches ; les paliers étaient encombrés de rouleaux de moquette et une fumée de poussière jaune montait lourdement vers les vitraux ouverts.

— Oh ! grogna Criquet, exaspérée.

— Quoi donc, mon enfant, qu’y a-t-il ? demanda miss Winnie, le profil inquiet.

— Il y a que ça sent le tapis et les étoffes, partout, dans les chambres, dans le vestibule et même dans la cuisine ! Le matin, ce sont les carpettes et les descentes de lit qu’on bat à tous les étages : poum ! poum ! poum ! On a la gorge remplie de laine et de poussière de pieds. J’étouffe, moi !

Et elle donna un coup de talon furieux sur des tringles de cuivre qui tintèrent.

— Je ne comprends pas, mon enfant, répondit miss Winnie avec calme. On doit battre les tapis pour la propreté…

La cour était pleine de bûches humides qu’on faisait glisser dans les caves par les soupiraux ; certaines étaient encore recouvertes de mousse ; la coupure fraiche des autres disparaissait sous une couche gluante de sève, semblable à du vernis bleu. Camille s’approcha pour les palper, pour les respirer. Quelle bonne odeur de forêt d’automne, de petits champignons en cercle sous les chênes !

Des fumistes, serrés dans leurs bourgerons levaient vers le toit leur figure barbouillée ; la bouche un peu tordue, ils criaient d’une voix traînante :

— Oh…é ! Oh…é !

— Oh…é ! répondait une voix lointaine.

Puis l’on voyait hocher en haut d’une cheminée la tête noire d’un balai.

Criquet abaissa les yeux avec dégoût sur des seaux débordant de suie grasse, rangés contre le mur : tout ce qui restait des beaux feux d’hiver, rouges et jaseurs !

— Dépêche-toi donc, Criquet ! cria Marc qui était depuis un moment en bas, avec son frère.

Un regard à la loge du concierge dont les meubles de velours vert renvoient un parfum d’oignon et de gras de bouilli, et Criquet d’un bond se trouva dans la rue.

Les trottoirs étaient si étroits qu’elle devait passer tantôt devant, tantôt derrière miss Winnie ou bien descendre sur la chaussée en évitant le ruisseau boueux et les automobiles. Il venait tout juste de pleuvoir ; à chaque coin de rue le vent sournois soulevait sur sa tête le chapeau de Criquet en lui tirant les cheveux. Comme elle regrettait son béret, enfoncé jusqu’aux sourcils et qui tient les oreilles au chaud ! Sans cesse elle se cognait contre des gens qui sentaient le vieux caoutchouc et tenaient devant eux comme à la parade leurs parapluies aux jupes ruisselantes ; et le regard aussi se cognait partout, aux murs galeux, au ciel bas, à l’air chargé de fumées et d’odeurs rancies. Après trois mois de mer et de grand air libre, que Paris semble laid, sale, mesquin !

Elle entendait trop le bruit de ses talons claquant sur l’asphalte et songeait tristement aux sandales qui vous font une allure souple et muette de sauvage ou de tigre. Avec des souliers on est juché sur des échasses ; c’est dur, cela serre ; les bas aussi piquent et emprisonnent les jambes.

Criquet lança un regard maussade sur les mollets nus de ses frères qui trottaient en avant, appuyés l’un sur l’autre ; les garçons ont toutes les veines : on leur a permis de garder leurs chaussettes ; quant à elle, ce serait inconvenant, paraît-il.

Et ce n’est pas pour eux qu’on va maintenant chez la couturière.

Camille marchait très droite, les deux mains dans les poches de son paletot de ratine bleue qui, avec sa coupe à l’ordonnance, ses boutons dorés et ses ancres lui donnait, pensait-elle, l’air viril d’un enseigne de vaisseau. On le lui avait acheté, l’année dernière, au rayon des garçons d’un grand magasin car, dans ce temps-là, il ne s’agissait pas de l’habiller en femme.

Les passants la regardaient, surpris de ce visage boudeur, si brun entre les mèches claires. Depuis son retour dans l’appartement encore privé de tapis et de rideaux, Criquet restait sombre, désorientée. Tout lui semblait différent : elle-même ne se reconnaissait plus, le visage allongé, la bouche triste, les yeux ternis ; et les autres ne semblaient pas davantage la reconnaître : « Comme vous avez grandi ! Comme vous avez l’air sérieux ! À la bonne heure ! » lui disait-on. Et on s’imaginait lui faire plaisir !

Criquet tapait parfois du pied sur le trottoir ; elle dessinait du bout de son parapluie des arabesques dans la fange, puis le plongeait dans le ruisseau pour en laver la pointe.

Tout à coup, elle aperçut à un étalage de fruitier une corbeille de noix blondes auxquelles adhérait encore un léger réseau de filaments : autrefois par les matins d’automne, dans l’odeur amère du grand noyer jauni, elle avait découvert sous l’herbe des noix pareilles, roulées dans la doublure molle des coques entr’ouvertes ; elle les cassait entre deux pierres ou dans la jointure d’une porte, enlevait comme un gant la peau qui recouvre le fruit et mâchait enfin avec délices la chair croquante, blanche et laiteuse comme une dent de bébé.

— Miss Winnie, supplia-t-elle, achetez-moi pour quelques sous de noix !

Et les yeux de Criquet brillant, elle dansait de joie devant les paniers de raisins et de pêches tardives.

— Quelle extravagance, mon enfant ! répondit miss Winnie, choquée. Nous venons de finir de déjeuner et les noix ne sont pas bonnes pour la santé. Hurry please ! Il va encore pleuvre.

Et ouvrant « sa paraplouie », l’institutrice activa son dandinement.


Chez la couturière, un poêle était déjà allumé dans le petit salon d’essayage. Les meubles d’Utrecht jaune étaient encombrés de coupons d’étoffes, de doublures aux teintes neutres et dans un coin, sur un mannequin au buste impérieux, s’étalait une jupe de drap prune, zébrée de faufilures. Cela sentait la fonte chauffée, la sueur, la mercerie.

Camille s’assit en face d’un guéridon couvert de journaux de modes et de gravures où des femmes polychromes, la taille sous les seins et la jupe aux chevilles évoluaient sur des jambes démesurées.

— Elles sont belles, les dames, dis ? souffla l’un des enfants avec admiration.

— Belles ? Je n’en ai jamais vu de pareilles, répondit Criquet, irritée ; on dirait des champignons poussés à l’ombre, avec une large tête, une queue mince et haute à n’en plus finir. On nous apprend au cours de dessin qu’il faut sept à huit longueurs de tête pour faire un corps. Ces bonnes femmes en ont au moins quinze. C’est trop bête, aussi, les couturières et les journaux de modes et tout !

Par une porte entre-bâillée s’échappaient des chuchotements, des rires étouffés et le ronflement de la machine à coudre. Quand l’un des enfants s’approcha, on entendit un bouquet de cris joyeux : — Oh ! cet amour ! — Qu’il est frisé ! — Et ces lèvres, c’est-y du vrai rose ? — Fais-toi faire le pareil, Amélie !

Mais mademoiselle Petitemanche, la couturière, se glissait sans bruit dans la pièce. C’était une toute petite vieille fille, plate et guindée, toujours vêtue de noir et dont le corsage monacal était bardé d’épingles perpétuelles. Elle parlait, les yeux baissés, d’une voix douce et sans inflexion, décrivant une toilette destinée à miss Winnie, qui écoutait la bouche ouverte au-dessus de son long menton. Mademoiselle Petitemanche vantait l’avantage des soutaches en garniture :

— C’est du riche, du beau, du sérieux, et qui ne change pas de mode, assurait-elle.

Miss Winnie souriait vaguement, hésitante. Les garçons, debout en face de la cheminée, se disputaient à propos d’une demoiselle en terre cuite, vêtue d’une toilette à la mode de 1875, couronnant de fleurs un terre-neuve, doux comme un agneau, qui portait un cadran de pendule en guise d’estomac.

— Je te dis que tante Éléonore est bien plus grosse et bien plus vieille !

— Oui, mais c’est le bracelet de tante Éléonore et un peu sa robe aussi.

Mademoiselle Petitemanche, aimable et compassée, dénouait le mètre qui l’entourait d’une ceinture virginale.

— Je vais prendre vos mesures, miss… Après leurs villégiatures, mes clientes me donnent si souvent des surprises !

Miss Winnie, gênée, se laissait faire, ses pieds solides sortant de la robe écourtée, les bras éloignés du corps.

— Justement, annonça mademoiselle Petitemanche, avec un sourire flatteur, justement miss a forci de quatre centimètres à la gorge.

Miss Winnie s’empourpra avec un orgueil pudique.

Puis ce fut le tour de Camille. Elle avança sans grâce, les bras pendants, le dos rond, en s’efforçant de prendre une mine indifférente. La couturière la considérait avec regret.

— C’est drôle, fit-elle, en hochant la tête, mademoiselle Camille a beaucoup grandi ; j’aurais cru que sa taille se ferait davantage. Elle ne s’est pas faite du tout !

Elle étendit les doigts vers les hanches de Criquet, mais celle-ci fit un bond de côté :

— Ne me touchez pas ! Ça me chatouille !

For shame, Camille ! gronda miss Winnie.

Mademoiselle Petitemanche méditait :

— J’espérais que nous pourrions essayer un costume mi-long, avec blouse. Cela flatte les jeunes personnes de cet âge. Allons ! Il faudra se contenter encore cette fois de la robe droite. Cela ne vous contrarie pas trop, au moins, mademoiselle Camille ?

— Pas trop, répondit Criquet, d’un air sage.

Son cœur battait tumultueusement. Le matin même, elle avait choisi une bande de toile neuve plus large, l’avait longtemps roulée autour de son corps, puis serrée de toutes ses forces. La ruse avait réussi…

— Vous ferez la robe plus longue ? interrogea miss Winnie.

— La forme princesse pour fillettes se porte toujours très courte, objecta la couturière. Nous nous arrêtons même quelquefois au genou.

Oh ! dear ! oh ! dear ! s’écria miss Winnie. C’est une chose insupportable pour une fille si grande de montrer ses jambes… Vous descendrez la robe aussi bas que vous pourrez.

— Si vous voulez, miss.

Mais, tandis que mademoiselle Petitemanche et miss Winnie s’accordaient sur le choix d’une grosse serge pain brûlé, Criquet s’empara furtivement du peloton de fil de même nuance qui traînait sur la table :

« Ces jours-ci, pensa-t-elle, je demanderai à faire des ourlets pour me perfectionner, et quand la robe arrivera, je la raccourcirai moi-même, le soir, dans ma chambre. »

Puis, se précipitant vers les deux garçons :

— Voulez-vous bien ne pas voler toutes les épingles de mademoiselle Petitemanche ! s’écria-t-elle.

Et elle leur allongea une bourrade affectueuse et triomphante.


Dehors, Camille trouvait tout aimable maintenant. Il n’y avait plus de nuages ni de vent ; les rues humides luisaient de soleil, l’air tiédi avait je ne sais quelle mollesse joyeuse. Le parc Monceau brillait de loin, tout en or et en émeraude, à travers ses grilles.

— Oh ! miss Winnie, entrons un instant ! supplia Criquet.

Entre les masses fluides des arbres blonds, les allées élargies par l’automne fuyaient vers des fonds de brume poudrée de rose que rayaient les troncs penchants et frais lavés.

Camille, son institutrice et ses frères passèrent le long de l’étang taché de feuilles en mosaïque, des massifs d’asters mauves que la pluie avait foulés, puis miss Winnie s’assit sur un banc, en face d’un tronçon d’arbre, coiffé à la mode d’un large chapeau cloche en lierre, posé un peu sur l’oreille. Elle tira aussitôt d’un réticule de ficelles tressées son inséparable grammaire de Brachet et Dussouchet, et se mit à réciter avec acharnement : « Amours, délices et orgues prennent le féminin… »

Criquet regardait autour d’elle pour découvrir un visage ami. Personne. Rien que des tout petits, qui râclaient la terre avec leurs pelles aux pieds de la nourrice ou se poursuivaient en chancelant sur leurs courtes jambes grasses.

Un garçonnet et une fillette tournaient autour du banc avec timidité. Ils chuchotaient en épiant Criquet, mais quand elle les regardait à son tour s’éloignaient bien vite, l’air effaré. Tout à coup, pourtant ils s’élancèrent vers les deux garçons, occupés à compter et à comparer leurs billes.

— Voulez-vous jouer avec nous ? demanda la fillette, d’une voix tremblante.

— Je veux bien, répondit solennellement un des garçons.

— Moi aussi, fit l’autre.

Ils se sourirent, se prirent la main tous quatre et partrent en échangeant des propos graves.

— Ils me trouvent trop grande, pensa Criquet avec amertume.

Deux nourrices sèches, sur le banc, échangeaient des confidences :

— Les Bretonnes, madame, c’est tout propre ou tout sale…

— Et les Anglaises, madame, c’est des femmes qui ont des idées comme personne. Elles laissent les gosses aller pieds nus dans des chaussures à trous, qu’elles appellent des sandales, pire que des petits malheureux ; ça se fait dans leur pays, qu’on dit. Drôle de pays, tout de même !

— Moi, madame, on m’a raconté qu’il y en a une qui a assis son gosse dans l’eau bouillante pour mieux le laver, même qu’il est mort au bout d’une heure. Et c’est ce monde-là qu’on fait venir de si loin et qu’on paie des vingt francs au mois de plus que nous, madame !

Criquet lança un coup d’œil à miss Winnie. Avait-elle entendu ? Non, elle répétait en scandant du menton : « Confiture de groseilles avec une s ; gelée de groseille sans s… »

Une bande d’enfants, rouges et essoufflés, débouchaient en se bousculant avec de grands cris. L’une des filles, la main déjà tendue vers le tronc vêtu de lierre, allait toucher le but quand un garçon fit un crochet qui laboura le sable et la retint par sa natte dont le nœud rouge lui resta dans la main.

— Vous m’avez fait mal, espèce de brutal, pleurnicha la fillette, en ramenant ses cheveux.

Il dansait autour d’elle la bamboula du triomphe, lui tirant la langue et agitant le ruban rouge :

— Voilà ce que c’est d’avoir une queue de cheval ! À qui le pompon, le beau pompon rouge ?

Camille les considérait avec envie et dédain. Pendant des années elle avait régné en souveraine sur ce parc. Il ne se faisait pas de parties de barres, de cache-cache ou de chat-perché qu’elle n’eût organisées. Elle avait formé une bande qui se réunissait chaque jour à la même heure et dont elle était le capitaine. Les jeudis et les dimanches, les garçons affluaient. Il arrivait alors à Criquet de répondre à une humble supplique d’admission : « Nous ne voulons pas de filles aujourd’hui, mademoiselle. » On jouait à la guerre, aux voleurs. Comme on lui obéissait et quelles courses folles à travers les allées, quelles expéditions lointaines d’une grille à l’autre, du monument où Chopin se désole sur son piano de marbre, aux ruines de l’étang aux canards !

Quand la bande passait en trombe hurlante, les mères et les nounous terrifiées rappelaient les bébés, les chaises s’abattaient et roulaient, les gens sérieux qui lisaient à l’ombre levaient des yeux mécontents, le vieux gardien vêtu de vert courait derrière ces galopins en brandissant sa petite canne noire. Un jour il l’avait lancée dans les jambes de Camille qui s’était enfuie en l’emportant et le soir l’avait suspendue comme un trophée au mur de sa chambre.

Il venait justement de passer près d’elle, voûté, les mains derrière le dos, indifférent et placide. Et Camille se rappelait les regards de fureur qu’il lui lançait naguère, des regards qui la consacraient aux yeux de ses soldats.

Debout près de la pelouse, elle contemplait, mélancolique, une statue de moissonneur qui, courbé sur sa faucille, coupait éternellement une gerbe de bronze.

« Ce qu’il doit être fatigué ! » se disait-elle.

Entre les bouquets d’arbres s’arrondissaient des tas de feuilles brunes qui sentaient l’odeur des caves d’été. De petites roses rouges, un peu rouillées, inclinaient avec une grâce maladive leurs têtes lourdes de pluie. Des merles gras sautaient pesamment sur la terre humide qu’ils piquetaient de leur bec jaune. Des pigeons ramiers qui s’étaient avancés vers Criquet et la guettaient de profil, le cou tendu, avec leurs yeux de porcelaine, ne voyant pas venir les miettes espérées, tournaient en roucoulant sur leur queue en éventail, tandis que leur gorge irisée se gonflait de colère. Puis ils s’envolèrent tous ensemble avec un claquement de leurs ailes métalliques, se posèrent sur la crête déjà dépouillée d’un grand frêne et il y eut alors une pluie de brindilles et de feuilles jaunes qui tournaient en montrant leur doublure gris argent.

« Les arbres, c’est comme les hommes, pensait Camille, le nez levé, ils commencent à se déplumer par en haut. »

Mais au fond de sa poche elle découvrit un objet dur, — un sabot peint en rouge. Il lui manquait un fouet. Elle se dirigea vers le kiosque, près de la rotonde où le visage camus de la marchande à lunettes souriait dans un cadre de cerceaux et de cordes à sauter.

— Un fouet en peau d’anguille ? Parfaitement, mademoiselle. Pour un enfant de quelle taille ?

— Mais… pour moi.

— Ah ! pardon…

Criquet avait envie de pipes en sucre rouge posées près de la carafe de coco que bouchait un citron. Mais elle n’osa pas en demander.

Miss Winnie la voyait venir d’un air désapprobateur.

Sans la regarder, Criquet fit un trou dans la terre, y posa le sabot, l’enroula de la peau d’anguille, le lança et le fit ronfler à grands coups de fouet.

Elle ne prenait aucun plaisir à ce jeu ; il lui semblait que les passants se retournaient pour la considérer moqueusement. Quand elle entendait un rire, elle n’osait plus lever les yeux. Puis le fouet était trop court, ou bien elle était trop grande, il lui fallait se courber, cela devenait très fatigant.

Elle cherchait un prétexte pour cesser quand elle aperçut au bout de l’allée l’une de ses camarades de catéchisme. Tout en courant à sa rencontre, elle remarqua la robe tombant aux chevilles, le costume tailleur, les cheveux, autrefois flottants, relevés sur la nuque avec un large ruban noir : la fillette portait un rouleau à musique et marchait dignement près de sa femme de chambre.

— Vous venez jouer, Jeanne ? lui demanda tout de suite Criquet.

— Jouer ?… Oh ! non, je ne viens plus jamais. Je traverse seulement le parc pour aller au cours.

— Ah ! fit Camille, interdite. Et… Et cela ne vous ennuie pas ?

— Pas du tout !… Vous, vous jouez encore ? Au sabot ? Pas possible…

Jeanne eut un sourire écrasant.

— Oh ! dit Camille avec embarras. Je voulais savoir si je n’avais pas oublié.

— Eh bien, continuez, ma chère, amusez-vous… Ah ! dites-donc ! Demandez à madame votre mère si elle ne voudrait pas vous envoyer à un bon cours de danse. C’est le jeudi… On rit. Il y a des jeunes gens, des élèves de philosophie, un candidat à Polytechnique… On prend du thé. Elle vous permettra peut-être ?

— Peut-être, fit Camille. Mais moi, je n’y tiens pas beaucoup ; je n’aime pas la danse…

— Comment ferez-vous dans les matinées et plus tard au bal ?

— Je n’irai pas, ou je regarderai les autres.

— Comme vous êtes drôle !

Et la fillette s’éloigna avec un signe de tête protecteur.

« C’est une dinde, pensait Camille, vexée, elle se laissait toujours prendre aux barres, et au catéchisme elle avait une petite voix pointue de souris qui a peur. »

Tandis qu’elle revenait lentement vers miss Winnie, elle vit de loin un autre de ses camarades, un garçon. Cette fois, elle n’alla pas au-devant de lui et attendit.

Qu’il était changé, lui aussi ! Plus de béret, de col blanc, de culottes courtes : un pantalon d’homme, un chapeau melon, une fleur à la boutonnière et à la main une canne à pomme d’argent qu’il balançait d’un air désinvolte. Il s’avançait en chantonnant dans l’allée étroite quand tout à coup il reconnut Criquet. Il s’arrêta net, devint cramoisi, ricana niaisement puis fit demi-tour. Et elle le vit disparaître dans l’avenue aux voitures, ricanant toujours, les yeux obstinément fixés sur les arbres de la pelouse opposée, ses larges oreilles écarlates. Criquet alors se mit à rougir aussi, sans savoir pourquoi, les mains tombantes, crispées sur sa toupie.

Qu’avait-il, ce garçon ? Ils étaient si bonnement amis, autrefois ! Un jour qu’il la poursuivait, elle l’avait giflé en plein nez. Ça fait mal, une gifle sur le nez ! Puis ils s’étaient réconciliés, embrassés. Il avait au coin des lèvres la farine du pain de son goûter et sa joue sentait le froment…

Au retour, Criquet passa devant l’église de sa paroisse : des enfants sortaient de la chapelle des catéchismes.

— Ce sont ceux de la première communion, se dit-elle en détournant la tête.

Elle ne les aimait pas, ces petits garçons, ces petites filles qui étaient venus prendre sa place sur son banc, dans la chapelle et dans le cœur des prêtres. Ce serait pour eux maintenant les paroles persuasives, les chants d’orgue, les robes blanches, les regards, les sourires, les baisers, pour eux l’attente et sa divine émotion. Elle ne comptait plus : ils l’avaient chassée plus avant, toujours plus avant dans la vie.

Elle se souvint que le lendemain de sa première communion, elle avait vu, collés sur le grand portail de l’église, deux papiers jumeaux : « Jeudi matin. disait l’un, entrée solennelle des enfants de la première communion… » — « Dimanche, dix heures, ajoutait l’autre, réunion des jeunes filles de la persévérance… »

Dimanche ? Mais elle devait aller à cette réunion. Alors, une jeune fille, elle ? En deux jours ! Elle s’était tout à coup sentie très vieille, toute triste et pleine d’effroi. Puis elle avait oublié…

Aujourd’hui, le même sentiment revient, plus proche, plus réel, chaque jour il grandit et s’étend sur le cœur alourdi de Criquet.


Immobile maintenant devant le buffet ouvert de la salle à manger, Criquet hésite. Que prendre pour son goûter ? Du chocolat qu’elle mettra un instant dans le four de la cuisine pour le changer en pâte chaude et fondante ? Une orange qu’on troue, qu’on bourre de sucre et dont on tète ensuite le jus ? Ou bien des biscuits dans de l’eau rougie et sucrée ? Problème.

Les petits, silencieux, lèchent une tartine, tout barbouillés de confitures, et miss Winnie ingurgite de larges rasades d’une tisane amère, de la centaurée, — qui a de si jolies petites fleurs roses, pense Camille.

— C’est bon pour le teint, prononce l’Anglaise, le visage stoïque.

Mais Camille tout à coup entend une voix dans le petit salon voisin où se trouve sa mère, une voix étrange qu’elle connaît et ne connaît pas, parfois grave avec des sonorités de bronze et parfois, plus rarement, fine et claire, tout cela traversé de notes enrouées comme en ont certains coqs de grand matin, dans le noir. Et voici un rire semblable à un coassement de grenouille, — non, à une toux d’enfant qui a la coqueluche. Elle ouvre doucement la porte, risque un œil, pousse un cri, donne un grand coup de genou sur le battant et se précipite dans le salon, les deux bras étendus.

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’y a-t-il ? s’écrie madame Dayrolles avec effroi.

Criquet n’écoute rien.

— Michel ! Oh ! Michel ! C’est toi ! Que je suis contente ! Pourquoi n’as-tu pas écrit que tu venais ? Je croyais que c’était fini, qu’on ne te verrait plus…

— Me voilà tout de même, voilà le phénomène, répond Michel en se dandinant d’un air gauche.

— Et bachelier ?

— Oui… Il ne manquerait plus que ça !

— Bravo ! Chic ! Chic !

— Camille ! fit madame Dayrolles d’un ton de remontrance.

Mais Criquet sautait au cou de son cousin, l’embrassait vingt fois malgré ses reculs puis dansait autour de lui, en frappant des mains, rouge, joyeuse, les yeux pleins de larmes.

— Le temps me durait, tu sais… Tu ne m’as guère écrit, vieille paresse ! Toi, deux fois, moi dix au moins !

— Si tu crois que j’avais le temps ! Les dernières semaines, j’ai travaillé comme un galérien.

— Pauvre vieux !… Mas quelle drôle de voix tu as prise ! Où l’as-tu ramassée ? Et ça, mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ?

Elle éclata d’un grand rire :

— Mais c’est de la moustache, de la vraie ! Regarde, maman ! Avant, tu avais les lèvres mâchurées… Les poils ont au moins trois centimètres ; il faudra que je les mesure… Seulement sous chaque poil il y a un bouton et ils ne sont guère souples, de vrais fils de fer !

Elle essaya de friser le petit pinceau noir et dur, puis tira le nez de Michel.

— Il est encore plus long qu’avant, dit-elle.

Il la repoussa avec un peu d’humeur.

— Quelles manières, mais quelles manières !

— Voyons, Criquet, laisse ton cousin, ajouta madame Dayrolles. Ce n’est pas convenable et tu me romps la tête !

Ses paroles s’achevèrent en gémissement et elle se cacha le visage dans ses mains.

— Tu as grandi, toi aussi, observa Michel qui regardait sa cousine avec condescendance. Mais quelle taille, non quelle touche ! On dirait une grosse poutre mal équarrie. Tu es ossifiée, ma pauvre fille !

— Ce que je m’en fiche, espèce d’idiot !

Et des deux mains Criquet fourragea dans les cheveux de son cousin.

— Ah ! c’est spirituel, fit-il en la repoussant. Voilà ma raie défaite, et justement ma trousse est restée dans la valise.

Il s’approcha de la glace, l’air important et vexé.

— Oh ! que mes mains sentent bon… De la violette qu’embaume ! chanta Criquet en sautant. Non, c’est du jasmin… On se contentait de brillantine toute simple, autrefois… Monsieur n’est pas content de sa beauté ? Monsieur veut un peigne ? Viens dans ma chambre, alors…

— C’est cela, allez-vous-en, mes enfants. Vous m’avez éreintée, soupira madame Dayrolles, avec accablement.

Camille entraînait Michel en se pendant à son cou :

— Tu es trop grand, fit-elle, je ne peux plus mettre mon bras autour de ta tête, comme l’an dernier.

Et, tandis qu’il alignait avec soin ses cheveux luisants, elle le regardait, attendrie :

— Maintenant, tu vas me raconter ce que tu as fait, n’est-ce pas ?… Moi, je t’ai tout dit dans mes lettres… Excepté que tu me manquais, oh ! tu ne peux pas savoir combien ! J’ai eu de la peine aussi et j’ai un grand projet en train… J’ai besoin de tes conseils… Mais, à toi d’abord !

— Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ?

— Tout ! Y avait-il de belles promenades, là-bas ? Et des arbres ? Et des bêtes à pêcher, à chasser ?

— Ma foi, je n’en sais rien…

Il repiquait, au milieu de sa cravate vert chou, un fer à cheval en or, clouté de rubis.

— Qu’est-ce que tu faisais donc toute la journée ? interrogea Criquet avec surprise.

— Ce que je faisais ? Je t’ai bien parlé de deux types dont j’ai fait la connaissance ? Un qui est étudiant à Bordeaux, l’autre de la Taupe, à Saint-Louis ?

— Vous jouiez ensemble ?

— Jouer !

Michel, comme Jeanne tout à l’heure, eut un ricanement.

— Tu es trop bête pour ton âge, mon pauvre Criquet. Le matin, nous prenions un bain, et tu sais, on avait sous le peignoir un kodak pour les baigneuses qui avaient du galbe ; puis nous allions voir les autos qui partaient en excursion ; on flânait devant les boutiques, on déjeunait… L’après-midi, nous nous promenions dans le parc du Casino, à l’heure de la musique. Mes copains connaissaient toutes les femmes…

— Ah ! fit Criquet, avec indifférence.

— Mais nous allions surtout aux petits chevaux et au théâtre.

Il prit un air mystérieux.

— Pourquoi ?

— Parce que Meyran, celui de Bordeaux, qui a dix-neuf ans, avait le fort béguin pour une actrice… Jolie fille, un peu maigre pour mon goût, mais jolie fille ! Nous lui portions des bouquets — c’est Meyran qui les payait — nous tâchions de lui parler quand elle risquait ses cent sous à la roulette, et nous la suivions dans le bois, où elle promenait son gosse…

— Quel gosse ?

— Le sien, pardi ! Un môme de cinq ou six ans, malin comme un singe…

— Et ton ami était amoureux d’elle ? cria Camille stupéfaite. D’une femme qui a un enfant ?

— Eh bien, quoi ? fit Michel avec ironie.

Incrédule, désorientée, Criquet cherchait une réponse. Elle dit seulement :

— C’est les jeunes filles, qu’on aime…

— Les jeunes filles, minauda Michel en imitant sa voix. Est-ce que ça compte, les jeunes filles ?

Et il fit claquer ses doigts avec mépris. Puis il ajouta :

— D’abord de quoi est-ce que je me mêle, mademoiselle ? Je suis bien bon de causer avec toi ! Ne t’en va pas répéter ça à miss Winnie, au moins ?

Criquet protesta d’un signe de tête. Toute sa joie état tombée. Elle n’osait plus regarder Michel ni lui poser de questions. Comme ces trois mois l’avaient encore éloigné d’elle !

Il avait tiré sa montre.

— Retournons près de ma tante, veux-tu ? dit-il : il faut que je parte.

— Comment ? Déjà ?

— Mais oui. J’ai rendez-vous avec Meyran qui m’a accompagné à Paris. Nous devons dîner ensemble, avant la rentrée en boîte.

— Tu t’en vas déjà ? répétait Camille.

Puis, tout à coup, lui prenant la manche de ses doigts suppliants :

— Emmène-moi, dis ! J’ai tant besoin de te voir ! On me permettra : nous sommes souvent sortis ensemble autrefois.

Michel se dégagea avec un rire :

— Tu veux venir au d’Harcourt ? Va le demander à miss Winnie, tu entendras la réponse ! Tu es trop grande d’ailleurs pour te promener avec un jeune homme.

Et comme elle continuait de le supplier, les yeux navrés, il effleura distraitement ses cheveux…

— Au revoir, Criquet, à dimanche, s’il y a sortie.

« Je n’ai pas pu lui exposer mon plan, pensait Camille, désolée, et maintenant il est trop tard pour goûter ! »