Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 118-146).
◄  iv
i  ►



V


Les jours passaient, les jours rapides de septembre, sous des ciels changeants et blancs où les nuages gonflés glissaient et fuyaient vers la mer.

Camille voyait partir sans regret ces dernières semaines. Elle était seule. Michel n’écrivait plus ; elle n’avait de ses nouvelles que par les lignes hâtives et compassées qu’il adressait à monsieur ou à madame Dayrolles. Elle savait seulement qu’il était toujours à Royan et irait avec son oncle Charles à Bordeaux où l’on avait décidé qu’il repasserait son baccalauréat à la session d’automne. Elle ne le reverrait donc pas avant la fin d’octobre, des siècles ! Se reconnaîtraient-ils seulement ? Déjà, même en fermant les yeux, elle avait peine à reconnaître nettement son visage…

M. Dayrolles venait de quitter l’île Aulivain. Pendant les derniers temps de son séjour, il ne cessait d’arpenter fiévreusement le pays d’un rivage à l’autre.

— On étouffe ici, disait-il avec impatience, c’est trop peu ! À peine a-t-on commencé à se dérouiller les jambes dans un sens qu’on se cogne à la mer…

L’idée lui était d’abord venue de construire une barque lui-même et pendant quelques jours, confiné dans le hangar où il ne laissait pénétrer personne, il avait ébranlé la maison de ses coups de marteau ; mais le bois de l’île étant insuffisant, il n’eut pas la patience d’attendre qu’on lui en envoyât du continent.

Alors, il imagina de constituer un grand troupeau ; il rafla les quelques moutons de l’île et en confia la garde à la fille aux eaux grasses, toute fière de cette multiplication de bêtes.

— Tu comprends, disait-il à madame Dayrolles, nous serons sûrs de manger tout l’hiver de la viande propre, notre viande, du vrai mouton de pré-salé. À Paris, hein ?

— Mais comment les tuerons-nous, ces bêtes ? Et comment pourrons-nous manger tout un mouton en quelques jours ? gémissait madame Dayrolles. Toujours vos entreprises chimériques, mon pauvre ami !

— Tu as raison, ma petite Jeanne, lui répondit-il une fois, ce n’est pas très pratique, mon invention. Quand on s’ennuie, vois-tu, on fait des bêtises… Débarrasse-toi comme tu l’entendras des moutons et de la bergère : moi, je vais filer. Il faut que je me remette sérieusement au travail.

Quelques jours plus tard, il repartait pour Paris, puis pour Londres.

Il avait toujours traité Criquet avec la même affection distraite et brusque, lui tirant les cheveux ou l’oreille, la plaisantant ou jouant avec elle comme avec un petit chien ; mais il n’avait pas compris les regards suppliants qu’elle lui lançait, ni fait allusion à ses confidences, à ses projets. Sans doute avait-il tout oublié…

Jacques était également parti. Quelques jours après la scène du bois, tante Éléonore, les lèvres pincées. avait déclaré à table :

— Nous nous en irons à la fin de la semaine, mon fils. Nous ne manquerons à personne ici. Et la mer me donne des palpitations intolérables…

Pas une voix n’avait insisté pour les retenir. Suzanne avait-elle parlé de la lettre ? Avait-on deviné le secret de Jacques ? Toujours est-il que tante Éléonore qui, la première, eût poussé les hauts cris s’il se fût sérieusement agi de mariage entre les deux cousins, prenait tour à tour des airs de victime et de reine outragée.

— Tu n’es qu’un pauvre orphelin, ne l’oublie pas, mon enfant, disait-elle à son fils.

Ou bien :

— Sans être millionnaires, ni titrés, nous en valons d’autres, et quand tu auras ton épaulette d’or et ton sabre, tu les verras accourir, les jeunes filles, plus belles, plus riches que toutes celles que tu as vues jusqu’à présent. Souviens-toi de ce que je te dis : je suis toujours bon prophète !

Jacques ne répondait rien. Il s’en était allé, le front dur, la bouche tremblante, sans un regard vers les yeux quêteurs que Criquet levait affectueusement vers lui. Elle avait essuyé ses larmes et pleuré de son chagrin ; pourtant il ne l’avait pas remerciée, il n’avait pas songé un instant qu’elle aussi pût avoir de la peine. Ils étaient redevenus étrangers, comme autrefois.

Quant à miss Winnie, exacte et scrupuleuse pendant les heures de leçons, elle semblait ensuite ignorer l’existence de Camille. Lorsqu’elle voyait celle-ci tourner autour d’elle, s’approcher de la chaise où elle tricotait, en caresser le dossier, gauchement, elle lui jetait des coups d’œil de poule, ronds et méfiants :

— Que voulez-vous, mon enfant ? C’est très mauvais d’être sans occupation.

Et Criquet fuyait, redoutant qu’on lui proposât un ourlet, des bas à repriser, une boutonnière.

« C’est qu’autrefois j’ai beaucoup tourmenté miss Winnie, pensait-elle. Mais elle voit bien que je ne suis plus méchante. Et j’aimerais tant un petit mot ou un sourire… Même de miss Winnie ! »

Suzanne, gentille, lui disait parfois :

— Tu es bien seule, mon pauvre Criquet ? Viens donc là-bas avec moi cet après-midi.

Criquet restait un instant hésitante :

— Non, faisait-elle enfin, il faudrait m’habiller, et puis… et puis ça m’ennuie.

— Comme tu voudras, répondait Suzanne, un peu vexée. Si tu veux rester toute la vie une sauvage…

Là-bas, c’était la Négraie, la propriété de madame Bourgoin. Les rares baigneurs de l’île s’y réunissaient chaque jour autour du tennis et Suzanne ne manquait jamais au rendez-vous. Il y avait des dames en robes claires, en chapeaux de mousseline, qui riaient et babillaient, et quelques messieurs aimables, en costume de flanelle blanche.

« Je me sentirais gênée comme un ours, songeait Camille. Oh ! Michel, Michel, comme tu me manques, et comme je voudrais être un garçon ! »

Partout et toujours elle traînait son inquiétude et son souci ; il lui restait si peu d’espoir, maintenant ! Elle avait même cessé ses prières, les sentant inutiles. Un plan s’ébauchait bien dans son esprit, un plan gigantesque et désespéré, mais il fallait pour le réaliser attendre la fin des vacances.

À Paris, d’ailleurs, avec les leçons, les devoirs, le piano, le dessin qui découpent la journée en petites tranches monotones, elle n’aurait plus guère le temps de penser. Elle souhaitait presque quitter son île, sa chère île dont tant de fois elle avait rêvé dans cette ville d’hiver. Dire qu’un jour peut-être elle regretterait de les avoir perdues, ces dernières semaines d’enfance et de liberté !

Ses frères eux-mêmes se détachaient d’elle ; depuis qu’ils la voyaient distraite, absorbée, oubliant parfois de répondre à leurs appels, s’arrêtant brusquement, l’œil fixe, la mine chagrine, au milieu d’une partie de cache-cache ou de barres, depuis qu’elle n’avait plus leurs surprises, leurs joies, leurs ardeurs, ils ne l’appelaient pas pour jouer.

Certains jours pourtant elle se décidait encore à essayer les jeux qui naguère la passionnaient.

— Venez, les gosses ! appelait-elle. On va s’amuser.

Elle les prenait par la main et ils se mettaient à courir tous trois, eux gambadant et criant :

— Plus fort, Criquet, plus fort…

— Mes pieds vont toucher mon dos. Je tombe, je tombe, Criquet !

Et des rires, des éclats de joie !

Camille s’efforçait de rire avec eux, comme autrefois, lorsqu’elle éprouvait des plaisirs aigus sans cause, parce que le soleil était chaud sur la pelouse, que le vent soulevait son grand col, ses jupes courtes et que des feuilles vertes tourbillonnaient dans l’air. Elle criait alors de bonheur quand la pluie fraîche entrait dans ses cheveux, quand la tempête faisait craquer les arbres et que des branches mouillées s’abattaient sur les massifs. Maintenant le soleil, la pluie, le vent existent encore, mais tout est terne, décoloré, jaune… Oui, jaune…

— Tu sais ce que c’est que de la santonine, Marc ? demande brusquement Criquet.

— Oui, répond le petit, c’est un remède pour quand on a des vers…

— Et quand tu as mangé ton chocolat à la santonine, tu ne remarques rien ?

— J’ai un peu mal au ventre… je crois.

Il la regarde de ses yeux arrondis et sa bonne figure joufflue exprime la stupéfaction.

— Pourquoi demandes-tu cela ? dit Maurice à son tour.

— Pour rien.

— Alors, tu es folle ?

Il s’échappe, fait trois bonds en arrière, frotte un de ses index sur l’autre, la nargue en chantant :

— Criquet est folle, Criquet est folle !

— Attends un peu que je t’attrape !

Et Criquet poursuit le bambin qui hurle de plaisir et de peur.

Mais en même temps : « Ai-je rêvé ? » se demande-t-elle. Elle songe à une tablette de santonine mangée un matin, lorsqu’elle était petite. Elle était sortie sur la pelouse un instant plus tard : alors, les corbeilles de fleurs, les allées, les arbres lui étaient apparus couleur d’ocre, comme si elle les avait regardés à travers les vitraux du vestibule ; elle avait couru vers sa sœur, en pleurant :

— Suzanne, est-ce que j’ai les yeux en verre jaune ?

On n’avait pas compris, elle n’avait pu s’expliquer, mais depuis elle gardait le souvenir bizarre dont elle savait à peine s’il était chimère ou réalité.

Ils se trouvaient maintenant tous trois dans le jardin aux murs crevassés et barbus. Criquet l’aimait, ce jardin. Là, dans les allées où les fleurs pressées débordent, sous les bras noirs et les feuilles plates des figuiers trapus, elle se sentait tranquille, confiante, protégée. On aurait dit que le temps lui-même s’y arrêtait et on y respirait un air st brûlant, si lourd du parfum des fleurs mêlées et des fruits trop mûrs, que le cœur engourdi s’endormait…

— Qu’est-ce qu’on va faire, dis, Criquet ? demande Maurice en piétinant d’impatience.

— Tu es encore dans la lune, ajoute Marc, on s’ennuie, nous !

— Laissez-moi réfléchir, je vous dirai ça tout à l’heure, répond Criquet.

Elle se promène lentement en s’éventant de son béret, pendant que les buis frôlent ses jambes nues. Elle examine les bégonias roses qui lui rappellent le visage en cire des poupées anglaises, les dahlias simples, ronds avec un gros œil jaune et les pensées dont certaines ont des figures de vieux singes à favoris. Il y a aussi des pétunias doubles, gaufrés et empesés comme des collerettes de bébés et, dans un coin, tout un massif de plantes en forme de petits sapins dont la tête et les feuilles pendent, oppressées de soleil.

— Ce sont des balsamines, dit Camille à demi-voix.

Et elle soupire ; puis s’adressant à ses frères :

— Écoutez, je vais vous raconter une histoire, une vraie histoire de quand j’étais petite.

— Il y a longtemps alors.

— Oui, il y a bien longtemps, fit Camille. Presque huit ans, je crois.

— Oh ! On n’était pas encore tout à fait nés.

— Eh ! bien, écoutez : c’était à la campagne, avant qu’on ne vînt à Paris… J’avais un petit jardin à moi…

— Vrai ?

— … Et des fleurs que le jardinier plantait lui-même. Seulement, le matin, quand le soleil n’était pas encore venu vers mon coin, j’avais peur de voir mes plantes s’enrhumer et je les déménageais. Je les arrachais, je les emportais sous mon bras avec les racines toutes dégoulinantes de terre et je cherchais pour les replanter un joli endroit, en plein soleil. Mais l’après-midi, comme elles ne paraissaient pas très contentes, je pensais qu’elles avaient trop chaud et je les redéménageais…

— Les plantes aimaient ça ?

— Pas trop. Elles mouraient toutes et le jardinier ne voulait plus m’en donner… Mais voilà qu’un jour…

— Ah ! ça va devenir intéressant !

— … En arrivant devant un de mes jardins, j’aperçois une mignonne petite plante, si petite, avec deux feuilles minuscules, jumelles comme vous, sur une tige mince, un fil rose. Je cours demander son nom au jardinier. Il me répond : « Je ne sais pas ; on le saura quand elle sera grande. Seulement, si vous la déménagez, elle mourra comme les autres. »

» Je ne l’ai jamais touchée. Chaque matin, je courais pour voir si la nuit l’avait changée ; elle grandissait ; d’autres feuilles luisantes lui étaient poussées et la tige montait, montait, rose, creuse, avec des cannelures d’un rouge brillant. « C’est une balsamine », m’avait dit le jardinier. Je l’appelais « ma balsamine », Je trouvais le nom si joli ! Je lui parlais, je l’aimais d’être venue comme ça, toute seule dans mon jardin. de l’avoir choisi sur toute la terre pour y naître.

» Elle devenait sans cesse plus haute, plus belle, ce n’était plus une plante, mais un arbuste. J’étais forcée maintenant de me tenir sur la pointe des pieds pour lui voir le cœur. Il y eut d’abord des petits boutons blanc vert, en cercle, puis le blanc se teinta de rose pâle et bientôt c’étaient de belles fleurs rose vif pointillées de rouge, des fleurs en forme de sabots de lutins et qui sentaient bon, oh ! si bon ! Suzanne me disait : « Elle n’a pas d’odeur. » Mais ce n’était pas sa balsamine…

— Et puis ?

— Et puis elle eut encore d’autres fleurs et des graines, des cosses brunes et brillantes qui, lorsque je les effleurais du bout du doigt, me lançaient en pleine figure des graines menues, rondes comme des balles. Elle avait l’air de me rire au nez. Je me disais : « Qui sait ? C’est peut-être une fée… »

— Elle est longue, ton histoire ! fit Maurice avec un soupir.

— Elle va finir : un matin, j’ai trouvé la balsamine étendue en travers de mon jardin, les feuilles et les fleurs déjà flétries : un insecte était entré dans la tige creuse et l’avait rongée…

— Ah ! dit Marc avec tranquillité.

— Il y en a des balsamines ici ? demanda Maurice.

— Oui ; tout ce massif, regardez…

— Elles sont grandes, dit Maurice, poliment.

— Ce n’est pas très beau, ajouta Marc déçu.

Camille encore émue, les yeux humides, fut un peu blessée de leur indifférence. Plus tard elle saura que les souvenirs touchent seuls ceux qui les ont éprouvés. Aujourd’hui, elle s’écarte en boudant, mais apercevant sous l’arbre une figue toute ridée, elle la mange, lui trouve un goût exquis de confiture rance et se console.


— Veux-tu qu’on joue à faire fleurir les fleurs ? demande un des petits.

C’était naguère un des passe-temps favoris de Criquet. Justement, elle connaît au fond du jardin plusieurs plantes de coquelicot qui dressent sur leurs feuilles d’argent ciselé des boutons velus où perle une goutte rouge. Elle y court, flatte les cosses gonflées à la peau rêche, les presse doucement dans ses mains. Qu’elle aimait autrefois à entr’ouvrir le bouton et à dérouler toute la belle soie fripée qui y est enclose ! Elle la lissait longtemps, tendrement, soufflait entre les pétales pour les gonfler, les étalait, écartait les poils noirs du calice puis s’éloignait, ravie. Elle se disait : « Je fais le bon Dieu », et les yeux rayonnants d’être puissante et bonne comme lui, elle marchait dans le jardin avec une orgueilleuse dignité.

Maintenant, pendant que les deux garçons, de leurs doigts impatients, forcent et brisent les menus coffrets verts, meurtrissent la soie précieuse, une pensée subite arrête Camille :

« Et s’ils ne voulaient pas encore fleurir, ces coquelicots ? S’ils préféraient rester enfants ? »

Elle se précipite vers ses frères :

— Regardez vos mains : elles sont propres avec toutes ces taches brunes ! Et vos costumes blancs : cela ne s’en va pas au lavage, le jus de coquelicot… Que va dire miss Winnie ?

Et devant leur mine consternée :

— Allons ! n’y touchez plus : je vais vous faire une belle petite danseuse…

Elle cueille un large coquelicot, rabat deux des pétales, les attache au milieu contre la tige, avec du fil dont elle a toujours une bobine dans sa poche :

— Voilà le corps, fait-elle, un joli corsage bouffant avec une jupe rouge toute dentelée ; aux bras maintenant !

Elle saisit les deux autres pétales, les roule, les lie avec le fil :

— Un peu longs, les bras, enlevons-en un morceau…

Puis c’est au tour de la figure — la petite capsule verte, avec son chapeau de bergère aux raies de velours noir, et son cou mince et rond. Il suffit d’arracher en avant les poils noirs du calice, les laissant encadrer l’ovale, de prendre une épingle : deux trous pour les yeux, une ligne pour le nez, un trou plus grand pour la bouche et la petite danseuse en jupe courte rit, les bras étendus, et tourne éperdument sur sa tige.

— On dirait Suzanne, observe Marc.

— Oh ! avec des cheveux noirs et sans pieds ! proteste Maurice.


— Maintenant si vous voulez, nous allons faire des parfums.

— Que tu es gentille, Criquet !

— Va demander une bouteille à la cuisine, Marc. Et toi, Maurice, cueille des fleurs, qui sentent très bon : des héliotropes, des résédas, des œillets. Mais les plus vieilles seulement, celles qui vont mourir.

Les deux petits s’envolent avec des cris aigres. Le parfum est vite composé : on dispose les fleurs en couches pressées dans le flacon, on ajoute de l’eau, on ferme avec un tampon de papier et on enterre le tout dans un massif humide.

— Il ne faudra pas y toucher avant une semaine, prononce Criquet, d’un ton doctoral.

— Une semaine, que c’est long ! soupire Marc, en sautant sur un pied.

— Oui, mais ce sera si amusant d’ouvrir la bouteille ! ajoute Maurice.

— Savoir ce que ça sentira ?

— Le réséda, j’en ai mis plus.

— Ou l’héliotrope, c’est la fleur qui a la plus forte odeur.

— En tout cas, on n’aura plus besoin d’aller voler du parfum dans les belles bouteilles de maman.

— C’est nous qui lui en donnerons.

— Et à Suzanne aussi !

Criquet sourit d’un air indulgent et désabusé. Elle a connu les mêmes impatiences, les mêmes espoirs. Pendant toute la semaine d’attente elle rôdait autrefois autour du massif interdit, louchant vers le flacon merveilleux. Puis venait le moment décisif :

« Je m’en souviens, pense-t-elle ; le matin, les yeux à peine ouverts, Je me disais : C’est aujourd’hui.

J’enfilais une robe et je courais au jardin avec ma petite natte serrée qui sautait sur mon cou, mes pieds nus dans mes sandales. Les pétunias de la corbeille montraient la doublure rose de leur robe ; ils dormaient encore, fermés et appuyés les uns sur les autres ; des gouttes de rosée tombaient des branches d’arbre le long de mon dos et sur mes bras… »

Elle débouchait le flacon et vite le portait à son nez : ce n’était qu’une effroyable odeur de plantes pourries et d’eau corrompue ; chaque fois, elle en ressentait d’abord une douloureuse surprise, puis elle recommençait, pleine de confiance. Hélas ! elle sait maintenant que les parfums se fabriquent avec des fleurs distillées et de l’alcool : elle n’a plus aucun plaisir à en faire… Si, tout de même, à cause des petits qui, eux, ne savent pas encore…


— Une bête, Criquet, une bête dans l’allée ! annonce Maurice.

C’est une jardinière aux écailles rayées vert et or qui se hâte gauchement sur ses longues jambes minces. Criquet la saisit par le corselet et regarde : la bête agite son ventre mordoré, croise et décroise ses pattes, essaie de mordre avec ses petites pinces d’écaille rousse sous ses cornes remuantes, puis, désespérée, crache une grosse goutte de liquide brunâtre.

— Ça sent la fourmi, fait Criquet, en passant son doigt sous les narines des petits.

— Brrr ! Quelle horreur ! crie Marc.

— Ça pique le nez, ça fait pleurer les yeux ! ajoute Maurice.

— Est-ce qu’on va la garder ?

— Si vous voulez, répond Criquet sans trop d’enthousiasme. Seulement allez chercher mon sac en cuir de Russie.

— C’est ça, c’est ça ! Nous la soignerons bien, nous l’apprivoiserons !…

Camille hoche la tête, en considérant la jardinière qui se débat entre ses doigts. À cet égard encore, elle n’a point conservé d’illusions.

Elle se plaisait naguère à dresser les bêtes, à leur apprendre la vie et les mœurs des hommes. Les hannetons étaient ses disciples d’élection ; elle voulait les rendre meilleurs, plus intelligents, plus instruits. De bonne heure, le matin, elle allait secouer les sycomores, leurs arbres favoris, où ils s’endorment, collés au dessous d’argent des feuilles, après avoir tournoyé tout le soir dans le bruit de leurs ailes crissantes. Ils tombaient un à un, comme des petits marrons d’Inde secs, les pattes et les antennes soigneusement repliées, tout engourdis encore.

Parfois ils étaient deux, attachés ensemble, deux amis qui, sans doute, n’avaient pas voulu se quitter. Leur corselet noir et leur robe brun vif étaient ternis de poudre blanche et de pollen. Camille sortait alors son mouchoir de sa poche et, avec un coin mouillé de salive, elle les astiquait soigneusement : aux grands jours, elle allait même quêter une goutte d’huile à la cuisine. Puis, lorsque ses élèves étaient bien nets et bien luisants, elle leur chatouillait le ventre : ils étendaient et bougeaient leurs pattes, ouvraient en éventail les antennes de caoutchouc blond qui leur donnent l’air si avisé et elle entamait leur éducation : grimper et descendre le long d’une baguette, tirer un petit chariot de carton, voler en enlevant un aéroplane de papier blanc : la vie utile et glorieuse, quoi !


Les garçons reviennent bientôt en galopant ; l’un d’eux brandit quelque chose de rouge.

— Attention ! crie-t-elle inquiète, animée, attention ! Il y a quelqu’un dedans…

D’une main fiévreuse, elle ouvre le sac, — « un superbe article de maroquinerie », a dit tante Éléonore en le lui offrant pour sa fête — il est rempli de terre humide où grouillent des vers, des cloportes, des mille-pattes, des perce-oreilles, toute une faune rampante et répugnante, et aussi de menus insectes vifs aux carapaces bleues ou brunes.

— Que de bêtes ! Et qu’elles sont drôles ! s’écrie un des petits avec extase. Où les as-tu trouvées ?

— Sous une grosse pierre qu’on n’avait pas soulevée depuis dix ans peut-être.

— Et qu’est-ce que tu leur donnes à manger ?

— Ça dépend. Elles aiment beaucoup les œufs de fourmi. Tu vois celle-ci qui ressemble à un bousier ? Quand je lui offre un œuf de fourmi, lourd et jaune, une vraie petite motte de beurre, elle le prend dans ses pinces, se renverse en arrière comme un déménageur qui boit à la bouteille, et quand elle le lâche, ce n’est plus qu’une vieille peau flasque…

Une silhouette apparaît à l’entrée du jardin, une voix appelle :

— Camille ! Camille ! Où êtes-vous, Criquet, mon enfant ? C’est votre heure pour l’anglais.

— Eh ! bien, dit Marc, si miss Winnie voit les bêtes dans le sac…

— Le beau sac de tante Éléonore ! ajoute Maurice.

Criquet enfonce un peu rudement la jardinière aux écailles d’or dans la terre de son nouveau logis, ferme le sac d’une main preste, l’essuie d’un coin de son chandail et le passant à son bras, s’avance du pas innocent et délibéré d’une jeune fille qui n’a dans son réticule que son mouchoir, sa bourse et sa houppette à poudre de riz.


Parfois Criquet prenait son arc, son carquois et s’en allait sur la lande qui abaisse son échine épineuse jusqu’au sable blond de la grève. Elle tournait le dos aux cabines et suivait des sentiers, creusés en sillons dans l’épaisse fourrure des genêts épineux, posait de temps à autre sur son arc une flèche teinte en rouge, la regardait filer en sifflant, disparaître dans l’air bleu et tomber mollement. Elle se piquait un peu les jambes en la cherchant et quand elle l’avait découverte, elle enlevait parfois une de ses sandales pour extraire une épine, puis repartait lentement, le nez en l’air.

Des oiseaux blancs au ventre lourd, des oiseaux noirs au cou de canard et aux pattes palmées qui, sur les plages souvent désertes, suivaient en reculant l’ourlet écumeux du flot, la voyant apparaître de loin, s’enlevaient d’un seul vol avec des cris sauvages, tournoyaient un instant au-dessus de sa tête, puis s’abattaient plus loin, sur les vagues où on les voyait se balancer, plonger et disparaître.

Criquet ne songeait pas à les atteindre de ses flèches. Elle avait perdu la foi. Un jour, elle avait trouvé à la pointe de sa flèche une touffe de poils de lapin : c’était son unique victoire. Mais quelle joie délirante alors, quels espoirs illimités elle en avait conçus !

Elle se rappelait aussi avec un sourire un peu triste, un peu railleur, les jours où, hantée par les récits de Télémaque, elle parcourait farouchement le sable, son arc en arrêt, poussant des cris de guerre et de défi ; tout à coup, apercevant autour d’elle les traces nombreuses de ses pas, elle se croyait escortée d’une troupe de guerriers et les excitant de la parole et du geste, pleine d’orgueil et d’ardeur, elle les lançait à la bataille…

Il lui arrivait, au cours d’une de ces lentes promenades, d’aviser au loin, au-dessus d’un roc, une gaule jaune qui bougeait. Elle se mettait à courir, sautait silencieusement par-dessus flaques et crevasses et, tournant le rocher, tombait soudain sur un large chapeau de paille posé à même des épaules étroites et bossues. Elle suivait un instant de l’œil le bouchon balancé sur l’eau verte et disait enfin à demi-voix :

— Ça mord-il aujourd’hui, monsieur ?

Le chapeau se retournait tout d’une pièce, découvrant un vieux petit visage enfoui dans les plis d’une blouse de toile brune ; l’un des yeux était fermé, et la ligne rouge de la paupière tordue disparaissait sous les rides ; l’autre, rond, globuleux et mobile semblait vouloir sans cesse se pencher au-dessus de l’arête du nez.

« On dirait un œil de homard, pensait Camille, chaque fois avec un intérêt nouveau ; on dirait aussi que sa tête a poussé dans son estomac… »

Le vieux monsieur ouvrait un panier d’où s’exhalait une horrible puanteur et le secouait avec satisfaction.

— Il y en a six ce matin, faisait-il, et tous des loubines, ce qu’il y a de plus fin dans ces parages. Depuis vingt-cinq ans que je viens ici, j’ai eu le temps de connaître les bons endroits !

Puis, voyant des escargots qui, ayant grimpé jusqu’au bord du panier, soulevaient leurs corps blancs en pointant leurs cornes transparentes :

— Voulez-vous bien retourner dans la marmelade. s’écriait-il d’une grosse voix ; tas de loustics, va !

Le vieux pêcheur descendant au même hôtel depuis un quart de siècle, on ne l’y traitait plus que comme un meuble antique et négligeable ; bien souvent on oubliait de prendre ses poissons pour les faire cuire. Il ne s’en apercevait même pas, ayant l’odorat aussi émoussé que la vue, et continuait avec une heureuse inconscience à transporter dans le même récipient poissons frais, poissons pourris, escargots, vers et viande.

— Alors, il y a vingt-cinq ans que vous connaissez l’île Aulivain ? reprenait Camille.

Elle aimait à lui entendre redire cet étonnant propos.

— Bientôt vingt-six. Il n’y venait pas encore d’étrangers ; rien que des pêcheurs… Quant au phare il n’en était pas question ; on pendait une grosse lanterne à l’extrémité du cap de Ker-Babu, c’était tout. Aussi, dans les premières années, j’ai bien vu deux ou trois naufrages.

— Et des noyés ?

— Oui, des noyés. On en a retrouvé un sur la grève, là-bas ou les mouettes sont posées. Les crabes lui avaient mangé le nez et il y en avait plein ses bottes, qui grouillaient…

Criquet contemplait avec horreur le sable rose et lisse. Le vieux monsieur sortait alors de sa poche une touffe de lichen gris et la posait sur sa paume.

— C’est la quarante-cinquième variété que je découvre ici, disait-il, et cette fois je crois bien que j’ai la collection complète. Il n’y a pas une plante, une mousse, un brin d’herbe de l’île que je n’aie cueilli, séché, catalogué, mademoiselle. Aussi verra-t-on bientôt en librairie : Flore marine de l’île Aulivain, par Arsène Bernard, de l’Académie de Rennes.

Son œil vert remuait de joie au-dessus de son nez. Puis brusquement, le large chapeau de paille se retournait vers la mer et Camille, les mains derrière le dos, considérait avec déférence le bouchon rouge qui dansait sur les vagues.


Les jours pluvieux, elle demeurait assise au pied de la chaise longue de sa mère. Dehors l’averse tombait, une de ces brusques averses de septembre qui envahissent tout le ciel, le blanchissent et passent. Elle regardait les vitres où s’écrasaient les gouttes rageuses et, entre leurs rayures obliques, les arbres tordus par le vent. Puis ses yeux revenaient à sa mère qui, étendue, laissait machinalement couler ses bagues trop larges le long de ses doigts amaigris. Le jour faux de l’orage entourait d’ombres livides les paupières mi-closes, des tressaillements couraient sur les tempes jaunies et de temps à autre un soupir où un petit cri s’échappait de la bouche entr’ouverte.

Criquet songeait que depuis sept ans elle avait toujours connu sa mère dans le même état, ne quittant sa chambre ou sa chaise longue que pour des eaux lointaines d’où elle revenait plus plaintive et plus énervée. Dans son égoïsme de petit animal vivace, l’enfant ne songeait guère à s’étonner ni à s’en affliger. Souffrir était aussi naturel pour sa mère que pour elle-même sauter et jouer. Peu à peu madame Dayrolles s’était effacée de la vie de Criquet qui n’avait d’autre souci que d’éviter sa présence ; car auprès de maman, il fallait parler bas, ne pas faire de bruit ; jamais elle ne semblait être tout entière avec vous, elle vous écoutait d’un air distrait, fermait bientôt les yeux, se détournait ou vous renvoyait d’un geste las.

Maintenant, saisie d’un remords léger, Criquet pensait à tout ce qu’il pouvait y avoir de souffrance dans cette forme frêle et dans ces traits crispés. Des phrases lui revenaient qu’elle avait entendues à l’office : « C’est une maladie de femme qui la tient. »

Les femmes, avec si peu de joies, avaient-elles encore des maladies à elles ? La cuisinière un jour avait prononcé : « Ça lui est venu à la naissance des gosses. Aussi, cette idée d’avoir des jumeaux quand on est si peu de chose ! »

Ils étaient là, dans un coin, bouclés et joufflus, très affairés à construire des aéroplanes avec des chiffons et des allumettes. Criquet leur lança un regard de colère : ces garçons ont toutes les chances et ne font que du mal !

L’ombre devenait plus rousse, l’heure plus mélancolique. On entendait le tic tac balancé de l’horloge, le sifflement du varech et du bois humide dans la cheminée d’été, encore vide de cendres. Une écharpe de vent et de pluie enveloppa la maison qui gémit. Les lèvres pâles de madame Dayrolles, tirées sur ses dents un peu écartées, laissaient passer un souffle rapide et saccadé comme une plainte. Une angoisse vive serra le cœur de Camille.

« Pauvre maman », pensa-t-elle avec une tendre pitié.

Et songeant à son père, robuste, actif, le visage plein et joyeux :

« Ce n’est pas juste », ajouta-t-elle.

Tout à coup elle saisit les doigts de la malade, de longs doigts moites et trop souples et tandis que celle-ci sursautait :

— N’est-ce pas maman, lui dit-elle, que la vie des femmes est triste ?

Madame Dayrolles la considéra une seconde avec étonnement et intérêt, puis elle haussa les épaules et répondit en souriant faiblement :

— On ne peut pas dire ça, à ton âge, avec ta santé !

Fallait-il confier à sa mère qu’elle se sentait vieille, malheureuse, isolée ? Camille hésitait : déjà madame Dayrolles était retombée sur ses coussins et reprenait son livre. D’ailleurs, même si elle voulait bien les écouter, que pourrait-elle aux maux de sa fille ? Criquet savait maintenant que chacun garde les siens.

Elle imagina le tressaillement du visage blême, le regard d’impuissance et d’effroi des yeux fatigués. Pour la première fois, elle sut sacrifier un désir, se taire quand elle aurait voulu parler. Elle se renversa le long de sa mère, posa sa tête dans les plis de la robe, mit ses lèvres sur la main couleur d’ivoire et dit d’une voix profonde :

— Je t’aime bien plus, maman…

Et quand un instant plus tard, madame Dayrolles qui n’avait pas semblé entendre, murmura avec un peu d’humeur :

— Comme tu es lourde, Criquet…

Elle s’en alla tout simplement, sur la pointe des pieds, sans protestation ni rancune.


Le jour du départ vint. Camille qui l’avait désiré ressentit tout à coup un chagrin violent. Elle voulut revoir une fois encore tout ce pays qu’elle aimait. Elle courut sur la lande dont les ors et les mauves se rouillaient, sur les rochers, dans les flaques où rien ne bougeait plus, comme si déjà s’étendait le silence de l’hiver.

Elle vit la plage d’où les cabines et les tentes bigarrées avaient disparu, tandis que les gros oiseaux blancs et bruns s’y assemblaient en troupes ; ils trottinaient au-devant de la vague, reculaient peureusement ou, rangés en cercle, jacassaient avec gravité.

Elle s’arrêta sur la lisière du bois pour écouter le bruissement des sapins mêlé au sourd clapotement des vagues, et poussa même jusqu’à la grève de Saint-Sauveur, plate et désolée, où l’on n’allait guère. Des deux côtés s’allongeaient à perte de vue des étendues de sable aux rondeurs fluides, dont chaque jour le vent changeait la forme et que rayaient des herbes dures inclinées vers la mer. On y apercevait parfois un minuscule œillet rose, un chardon en zinc bleuâtre, la trace en croix des pattes d’oiseaux, celle des pattes de lapin, rondes et nombreuses, et là où l’un d’eux avait gîté, un trou dans le sable frais et une tache humide.

Elle jeta un dernier regard sur la nappe de la mer qui s’étirait avec des frissons d’opale sous un ciel limpide voilé de fumées blondes, puis elle revint par le hameau en contemplant chaque maison blanche, avec son étroit jardinet en bordure où les tournesols flétris laissaient tomber leurs graines.

Elle s’élança vers l’un d’eux, lui abaissa la tête, rafla une poignée de ces graines dures et brillantes, et les mit dans sa poche :

« Pour le voyage, fit-elle, c’est presque aussi bon que des amandes de dragées… »

Puis, voyant bouger quelqu’un dans la maison par la porte ouverte :

— C’est vous, mère Sainte ? demanda-t-elle. Je viens vous dire au revoir. Nous partons tout à l’heure, ajouta-t-elle d’un ton plaintif.

La vieille approcha en se tenant les reins ; son menton s’agitait de droite à gauche comme si elle mâchait une perpétuelle bouchée, une larme de tabac coulait sous son nez et ses yeux bordés de rouge clignotaient.

— Alors, vous voilà pour partir ? fit-elle paisiblement. Ah bien, à l’année prochaine, à l’année prochaine, on se reverra toujours…

« C’est drôle, pensait Criquet, elle est si vieille et elle n’a pas aussi peur que moi de l’avenir… »

Elle remonta lentement dans sa chambre en caressant les parois de l’escalier où déjà suintaient des larmes d’hiver, vit le lit et ses couvertures pliées, comme un corps rigide sous la courtepointe, les armoires vides dont les portes bâillaient, les murs qui semblaient plus blancs et plus froids d’être abandonnés. Dans un coin gisaient des boîtes de carton dont le couvercle était percé de trous ; Camille les ouvrit, mania un instant avec sollicitude les carabes bruns, les bousiers bleus, les jardinières aux longues pattes rouges, tous les insectes, ses disciples, puis, par la fenêtre, elle les lança un à un dans un massif.

— Vous ne me regretterez pas, vous non plus, leur dit-elle.

Elle mit ensuite sa robe de voyage, en serge bleue avec une guimpe claire et revint à sa culotte et à son chandail étalés sur le lit. Elle les tourna, les retourna, les lissa longuement, les flatta avec des doigts tendres. La culotte était élimée et luisante ; le jersey déteint, et plein de reprises maladroites, gardait la forme d’un corps et les manches semblaient vivantes, rondes du haut, avec une pointe au coude.

— Vous êtes vieux, vous êtes laids, murmurait-elle, mais je vous aime… Je ne pourrai jamais vous revoir sans tristesse et sans joie et il faudra que je sois bien vieille pour ne pas sauter et courir aussitôt !

Elle prit à sa ceinture une tige de menthe verte, l’épingla au chandail qu’elle roula avec la culotte dans un mouchoir propre et déposa le tout dans une armoire. Ses yeux étaient pleins de larmes.

« Je vais partir, c’est fini, se disait-elle avec détresse. Les autres années, j’étais triste aussi parce que les vacances finissaient et qu’il fallait se remettre au travail ; mais mon cœur ne s’accrochait pas comme aujourd’hui : il partait avec les chevaux, avec le train qui siffle et qui court, avec la vie si grande et si gaie. Cette fois-ci, j’ai peur ; on dirait que je m’en vais pour toujours, ou qu’une autre, que je ne connais pas encore, me remplacera dans cette chambre.

Mais pendant qu’elle se lamentait ainsi, avec une douceur un peu vague, Criquet entendit tout à coup, devant la maison, un bruit de roues et des pas de chevaux. Elle bondit jusqu’à la fenêtre : on chargeait les malles sur l’omnibus et Marc, assis sur le siège, tenait les guides et agitait le fouet :

— Veux-tu bien filer ! lui cria-t-elle. Vite, vite tout de suite ! Rends-moi ma place ! c’est toujours moi qui monte près du cocher !

L’indignation avait chassé la peine. Elle mit les poings dans ses yeux, écrasa ses dernières larmes et descendit en courant.

Oh ! la joie d’être campée sur le siège, très haut au-dessus de la route, près des branches qu’on frôle en passant, le vent dans le nez, le vent et toutes les odeurs mêlées des talus, — la joie de parler aux chevaux d’une grosse voix qui sonne : hue ! dia ! hue ! et d’épouvanter les gamins avec des clic-clac terribles et des tournoiements de fouet !