Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 83-117).
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IV


Camille, assise devant une table d’osier qui se plaignait en grinçant, une lettre ouverte sous les yeux, frottait le manche de son stylographe avec des morceaux de buvard aussitôt gorgés d’encre.

— La patte, Criquet ! commanda M. Dayrolles qui, dans le clair-obscur de la pièce aux volets clos, apparaissait à peine à travers la fumée de sa pipe.

Criquet mit d’abord ses mains derrière son dos, puis les ramenant lentement, les tendit vers son père avec humilité.

— Allons ! aujourd’hui, il n’y en a pas tout à fait jusqu’au coude, et tu n’as qu’une seule tache au bout du nez ! Tu fais des progrès… Courage !

Il riait, mais madame Dayrolles, étendue sur une chaise longue, poussa un soupir douloureux. Puis du souffle et du bout des doigts, elle essaya de chasser une écharpe de fumée qui s’allongeait jusqu’à elle ; et l’on ne savait ce qui l’affligeait davantage : l’encre aux mains de sa fille ou la pipe de son mari.

— C’est la faute de cette sale plume, déclara Camille avec dépit. Dès qu’on lui met la tête en bas, elle crache !

— Savoir ce que tu ferais à sa place ? Dire que depuis deux ans, ta plume et toi ne cessez de vous quereller ! Il est vrai qu’il n’y a que ces ménages-là pour durer…

M. Dayrolles saisit son verre de cognac, l’avala d’un trait, se leva, détendit ses bras avec un bâillement, puis, s’approchant de la cheminée, heurta le fourneau de sa pipe contre le marbre, à petits coups secs et prudents.

— Votre cendre, René ! gémit madame Dayrolles.

— Voyons, ma petite Jeanne, protesta son mari, avec bonne humeur, à Paris je comprends encore, mais ici !

Il montrait la salle campagnarde, aux murs épais blanchis à la chaux, les meubles sommaires, égayés de coussins de cretonne, les nattes recouvrant çà et là le plancher.

— Si, au sein de ce luxe inouï, on n’a même pas la liberté de sa pipe !…

Il alla vers la fenêtre et fit le geste d’ouvrir les volets. Un faible cri l’arrêta :

— Pas cette horrible lumière ! Ma tête, ma malheureuse tête…

— Allons ! ça ne va pas aujourd’hui, ma pauvre enfant.

Et M. Dayrolles, bâillant de nouveau de toutes ses larges mâchoires, tourna un moment autour d’un guéridon, en traînant ses pantoufles, au passage effleura d’une chiquenaude l’oreille de Criquet, tira sa montre, hésita un instant, puis :

— Il fait encore trop chaud pour la promenade… Décidément, il ne reste plus qu’à dormir, dit-il.

Il saisit à la volée tous les coussins des fauteuils, les jeta par terre les uns sur les autres, s’étendit lourdement sur le parquet qui craqua, entr’ouvrit le col et les premiers boutons de sa chemise de flanelle qui découvrit sa poitrine blanche aux poils roux, cligna des yeux vers Criquet avec un sourire de malice et de bonté, les ferma et bientôt il dormait, la respiration sonore, la bouche entr’ouverte sur ses dents solides ternies par le tabac, sa grande main arrondie sur ses cheveux crépus.

Cet homme actif, vigoureux, à l’esprit énergique et précis, avait les sommeils soudains et profonds d’un tout petit enfant : d’un enfant encore, il avait l’humeur facile, insouciante, les violences promptes, les oublis rapides.

Criquet contemplait pensivement le grand corps étendu qui tenait la moitié de la pièce, le visage aux traits puissants qui peu à peu se couvrait de fines gouttelettes de sueur.

« Il est un peu jaune, ces jours-ci, papa, songea-t-elle, il est oppressé, ses yeux sont gonflés ; son foie ne va pas… »

Puis elle se tourna vers sa mère : le regard fixe, celle-ci lissait d’une main ses bandeaux luisants, plus noirs sur le front blême, et de l’autre tapotait une revue à la couverture éclatante : un pli de douleur ou d’impatience crispait sa joue, de la narine au coin de la bouche, et une de ses paupières battait nerveusement. Tout à coup, ses longs yeux noirs se posèrent sur son mari, elle eut une moue chagrine, haussa légèrement les épaules, fit le mouvement de se lever puis se laissa retomber avec lassitude sur ses coussins, tandis que tout son visage semblait soudain se creuser et vieillir.

« Pauvre maman, pensait Criquet, la vie n’est pas drôle pour elle. Toujours étendue quand les autres vont et viennent… Et papa ne reste à la maison que pour dormir… »

Surprise elle-même de blâmer ce père qu’elle avait jusqu’alors si aveuglément adoré, émue d’une pitié neuve pour la mère plaintive qui d’ordinaire compte si peu pour elle, Criquet se renverse dans son fauteuil avec un soupir découragé. Oui, le monde est plein d’injustices… Cela pèse aux épaules…

Il fait si étouffant que, même en écartant les bras et les jambes, on sent sa peau humide, prête à coller. Dehors, un silence accablé et le soleil dont on devine la violence par la flèche de lumière brillante qui, à travers un trou du volet, est venue se ficher dans le sol…

Mais il y a surtout la lettre de Michel. Elle est enfin arrivée ce matin. C’est la première que Criquet reçoit tandis qu’elle en a déjà envoyé quatre. Elle lit et relit les quelques lignes, — vingt en tout, avec la signature, — elle les sait par cœur :

« Mon vieux Criquet,

» Tu me bombardes de missives consécutives. Ça sert toujours pour allumer une Espagnole sèche (à 0.60 cent. le paquet) ; mais si tu attends que je réponde à tout ce que tu me demandes, tu peux te taper. Dis-moi seulement :

» 1o Si tu as retrouvé mon couteau, celui à deux lames, avec un truc pour ouvrir les boîtes de conserves :

» 2o Si la petite du bureau de tabac a demandé de mes nouvelles.

» J’ai fait la connaissance de deux types épatants ; on rigole ferme, on boulotte supérieurement, on va au Casino, on fume, même devant les aïeux. Il y a aussi des typesses épatantes, mais c’est des choses qui ne regardent pas les filles.

» Dis-moi ce que tu veux que je te rapporte pour que je m’empresse de l’oublier.

» Que Dieu t’ait en sa sainte garde, miss Winnie et tante Éléonore itou. Amen ! »

Criquet, du bout des lèvres arrondies, répète lentement les mots, elle les suit du doigt sur la page comme pour les caresser ; elle essaie de leur donner un visage, un sourire, une voix. Mais, en dépit de tous ses efforts, elle ne parvient pas à les attendrir. Il lui semble même qu’ils lui échappent et dansent sous ses yeux une ronde goguenarde en tirant la langue et en fronçant le nez. Ils ricanent, ils lui font mal : Michel, c’est évident, est heureux loin d’elle, plus qu’il ne l’a jamais été ; il ne l’a point regrettée ; il a des amis qu’elle ne connaîtra pas, des secrets qu’il ne lui dira plus.

Certes, Criquet est raisonnable : elle sait bien qu’un garçon ne peut pas écrire des lettres affectueuses, comme une fille, qu’il doit cacher ses émotions et paraître se moquer de tout. Dans ses lettres à Michel, elle-même s’efforce bien de prendre le ton qu’il faut, un ton indifférent et dégagé. Mais tout de même, oh ! tout de même, ce n’est pas la même chose !

Ah ! si seulement elle était un garçon, elle pourrait l’accompagner… Elle n’aime guère les villes, les casinos, mais elle resterait près de lui, elle saurait ce qu’il fait, ce qu’il pense, elle ne le quitterait pas, ils seraient deux hommes qui marchent et rient ensemble dans la vie. Il n’aurait pas besoin de ces amis qu’elle déteste…

Comment lui expliquer tout cela sans l’agacer ? Comment, sans s’exposer à ses railleries, lui faire comprendre que son abandon la peine ?

Criquet tourne, retourne son stylographe, le mordille, le passe dans ses cheveux, s’en gratte l’oreille : puis, s’apercevant qu’elle est de nouveau toute barbouillée d’encre, s’exclame à demi-voix, s’indigne, s’emporte en menaces contre le malheureux instrument et se sèche enfin à petits coups de buvard.

Mais on entend un trot pesant dans le couloir ; quelqu’un approche, trébuche, se rattrape avec un cri rauque, ouvre la porte bruyamment.

Madame Dayrolles s’est soulevée sur ses coussins, M. Dayrolles s’éveille en grognant et tante Éléonore, debout dans l’embrasure, son lorgnon de travers sur son visage rouge et suant, s’écrie, tragique :

— Ah ! j’ai encore déchiré mon jupon !

Elle relève sa robe sur ses vastes mollets, autour desquels tirebouchonnent des bas de coton blanc, — des bas de son trousseau, d’une qualité extra-solide — et montre d’un geste de mélodrame un pan de volant décousu.

Mais comme tante Éléonore s’obstine à finir, sous forme de jupon, les robes de soie noire qu’elle a déjà usées jusqu’à la corde, l’accident se reproduit si fréquemment qu’il n’est plus possible de s’en émouvoir.

— Un jupon que je viens de terminer ! continue-t-elle, en regardant tour à tour de ses yeux couleur de faïence, son frère et sa belle-sœur.

— Déplorable ! fait M. Dayrolles. Ce n’est que la dixième fois depuis huit jours ! Je pense que ce n’est pas pour cet événement que tu nous éveilles en sursaut ?

— Non, certes, non ; je cherche Jacques. Où est mon fils ?

M. Dayrolles ébauche un signe d’impatience.

— Sans doute avec Suzanne et miss Winnie qui sont allées au tennis des Bourgoin, dit madame Dayrolles.

— Il n’est pas à la Négraie, maman, interrompt Camille. Il est parti pour la pêche : il avait sa ligne et son vieux pantalon blanc.

— À la pêche, quand il s’agit de son avenir ! s’écrie tante Éléonore en élevant les mains. C’est inconcevable ! Où ce malheureux enfant a-t-il la tête ? Il doit écrire aujourd’hui une lettre des plus importantes ; et l’heure du courrier approche…

Criquet saute de sa chaise :

— Je veux bien aller le chercher… Je sais où il est, fait-elle avec empressement.

Madame Broussot la contemple un instant sans mot dire. Son visage important et naïf trahit une lutte intérieure. Elle n’aime pas voir Camille courir les champs. D’autre part, elle a besoin de Jacques et aller le chercher elle-même, sous ce soleil, dépasse son amour maternel.

— Au moins, lave-toi la figure et les mains avant de sortir, recommande-t-elle avec humeur ; se barbouiller d’encre à ton âge, quelle habitude déplorable !

Et tandis que Camille bondit hors de la pièce, elle entend sa tante gémir :

— C’est affreux vraiment d’être veuve et abandonnée avec un grand fils !


Criquet s’en allait maintenant à petits pas sous le soleil, le long de la route inégale et blanche. Des touffes d’herbes jaunies craquaient sous ses pas, des bourdons et des guêpes pendaient assoupis aux fleurs rouges des chardons et les lézards, avec un bruit de feuilles froissées, filaient entre les pierres où l’on apercevait une seconde le bout de leur queue ronde et grise.

— Ah ! si je savais siffler, pensait Camille avec regret, ils s’arrêteraient, tourneraient vers moi leur tête pointue aux yeux d’or et je verrais trembler leur petite gorge…

Alors, tout de suite, comme rappelée au sentiment du devoir, elle récita « Ô Marie, conçue sans péché, faites que je devienne un garçon… »

Elle répétait la phrase machinalement, les lèvres molles, les yeux distraits. Au fond, elle ne croyait guère au succès de ses invocations. Mais puisque tout secours terrestre lui faisait défaut, pourquoi ne pas s’adresser à ceux qui sont là-haut et qui peuvent tout ? Si pourtant la Sainte Vierge voulait…

Criquet connaissait une vieille demoiselle, en Normandie, paralysée depuis cinq ans, qui, en prononçant avec ferveur pour la dix millième fois peut-être : « Ô Marie, secours des infirmes, ayez pitié de moi… », avait tout à coup quitté son lit et couru jusqu’à la cuisine pour demander un bol de bouillon froid. Papa, il est vrai, riait un peu lorsqu’on racontait cette surprenante histoire, mais papa riait toujours. La vieille demoiselle marchait fort bien depuis lors et s’occupait, avec un zèle parfois excessif, des affaires de sa famille. Était-ce donc plus difficile de changer une fille en garçon ? D’ailleurs pour ce que cela coûte d’essayer…

La lande calcinée où les gousses noires des genêts éclataient avec le bruit sec d’un pistolet minuscule, exhalait des bouffées de vent amères et brûlantes.

Criquet ouvrait la bouche et les narines, secouait ses bras moites dans ses manches, agitait les plis de sa robe lâche ; car, sous prétexte de réparations urgentes, miss Winnie ayant subtilisé la culotte et le Jersey, Criquet avait dû se résigner à s’habiller en fille ; elle avait choisi une vieille robe de tussor, bordée de bleuets déteints, toute droite et si courte qu’on ne voyait plus que ses jambes d’un brun lisse, interminables et minces, avec des nœuds aux genoux et aux coudes. Et son visage hâlé, dans son chapeau en auréole, rendait plus clair et comme argenté le regard de ses yeux mobiles.

De temps à autre, elle sortait d’une boîte verte en fer-blanc pendue à son épaule un mouchoir grisâtre roulé en tampon et le passait sur son front humide ; ou bien, les mains à la taille, elle se balançait d’avant en arrière d’un mouvement rapide qui secouait la masse brillante de ses cheveux ébouriffés.

— Quel bonheur, faisait-elle avec un petit rire, quel bonheur d’être libérée de cette bande de toile qui me serrait les côtes et m’étouffait ! Aujourd’hui, pas de danger qu’on puisse rien deviner sous cette robe de bébé…

Pus, grave soudain :

— Que c’est bon d’être petite encore, de sauter dans le soleil, d’aller toute seule où ça vous chante… Bientôt peut-être…

Une angoisse lui pressa le cœur et vite, très vite, les yeux fermés, les poings serrés, elle reprit en détachant chaque syllabe, comme pour les enfoncer :

— Ô Marie con-çue sans pé-ché…

Mais brusquement :

— Non, ce n’est pas la peine ; si la Sainte Vierge m’entend, elle ne m’exaucera pas ; je n’ai point de ferveur, j’ai perdu la grâce… Mon cœur ne bouge plus : pourtant, autrefois, j’étais pieuse…

Des moucherons en colonnes transparentes tournaient autour de Criquet avec de menus bourdonnements ; elle souffla, secouant la tête pour les écarter.

Avait-elle été pieuse, vraiment ? Toute petite, elle répétait sa prière du soir, les yeux lourds en balbutiant dans ses cheveux défaits. Les mots lui apparaissaient incompréhensibles, redoutables, les phrases pleines de pièges et de traquenards. Je crois en Dieu surtout se dressait devant elle comme une montagne à pic, avec d’affreuses crevasses toutes noires ; elle grimpait vite, vite, effarée, sans respirer, butant, glissant, chutant et lorsqu’elle atteignait le sommet, quelle joie de crier à pleins poumons, en renversant la tête : « D’où il viendra juger les vivants et les morts, ainsi soit-il ! » Il ? Qui donc ?

Plus tard, elle avait cinq ans, quelqu’un récitait des litanies devant une statue de la Vierge, blanche avec une ceinture bleue, tout entourée d’aubépine et de touffes de muguet, rondes comme des soucoupes entre leurs feuilles. Il faisait nuit. Elle fermait les yeux. Peu à peu, la voix devenait mince, mince, un vrai zézaiement de moustiques…

Et tout à coup, ses yeux s’étaient ouverts. Que tout semblait étrange ! Un souffle vivant comme le soupir d’une personne entrait par la fenêtre ouverte, la flamme des cierges était couchée, tremblante, il pleuvait une petite neige de pétales et des voix grêles, tristes, suppliantes chantaient :

Sauvez, sauvez la France…
Au nom… du Sacré-Cœur !

Les derniers mots gémissaient longtemps en traînant ; dehors, le grand noir ; devant l’autel, des figures levées et blanches, des mains jointes dressées en pointe, comme pour défendre ou pour écarter… Sauver la France ? De qui ? Pourquoi ? L’Ogre ou le Loup allaient-ils sortir du Noir, sauter dans la maison ? Criquet avait saisi la main de Suzanne, les yeux élargis, sanglotant de terreur : « C’est un petit ange ! » avait déclaré tante Éléonore en la serrant sur la broche d’acier qui hérissait sa poitrine.

Mas voici la première communion, hier dirait-on, trois ans déjà ! Trois ans, l’âge d’un petit enfant qui parle et trotte !

Le matin du grand jour, elle s’était laissée vêtir, les mains détendues, le regard absent ; sur son lit, des étoffes blanches et légères s’allongeaient comme les nuages en été ; on l’entourait, on l’embrassait, des mains attendries frôlaient ses cheveux, son cou, son front. Elle entendait : « On dirait une petite sainte. Non, une mariée… Un peu pâle… Tu n’es pas malade. Camille ? »

Personne ne l’appelait Criquet. Miss Winnie elle-même lui souriait, et la femme de chambre en larmes lui avait dit en lui baisant la main : « Vous prierez pour moi, mademoiselle ? » Elle répondait à peine, se tenant un peu raide dans ses voiles empesés, les cils joints pour écouter battre son cœur. Elle savait que les cœurs sont rouges, mais elle voyait le sien blanc et rond comme une petite chapelle de mai.

« Sera-t-il assez grand pour que Jésus puisse y entrer ? » se demande-t-elle, craintive.

Que toutes ses compagnes réunies à l’église paraissent grandies et graves avec leurs visages nouveaux, si étranges sous le bonnet à ruches qui cache leurs cheveux ! Cette petite femme aux lèvres closes, aux paupières baissées, est-ce bien la joyeuse Louise Boyer qui a une grande bouche ouverte par le rire, des robes si courtes et des mollets si ronds ?

Voici venir le moment sacré… Plus que des minutes, oh ! mon Dieu !

« Mon bien-aimé ne paraît pas encore… » chante une voix.

L’orgue profond, les violons ardents, les harpes célestes grondent, soupirent, pleurent ; des buées d’encens voilent l’autel et ses mille flammes roses : les prêtres agenouillés sous leurs chapes brillantes, les bras tendus vers les étoiles de la voûte, étincellent dans des parfums bleus. « Et tout cela pour moi si petite, si ignorante, si indigne », pense Camille, éperdue.

Elle s’avance à son rang, derrière les autres. On dirait un chemin blanc qui marche. Elle chancelle, tombe à genoux devant l’autel, relève son voile, ouvre ses yeux noyés puis les ferme, éblouie, tend ses lèvres sèches, frissonnantes, tend son âme… Un grand vide se creuse en elle.

Des paroles latines murmurées au-dessus de sa tête pâmée, un geste d’or qui se penche : « C’est Lui ! C’est Lui ! Que va-t-Il me dire ? »

Puis, de retour à sa place, elle attend le mystère, prosternée dans l’ombre azurée de son voile. Rien, rien encore… Quelque chose de léger comme du papier est là, posé sur la langue brûlante… « Je suis seule, toute seule avec vous, mon Jésus, je vous aime, Je vous écoute : parlez ! »

Pas encore… L’hostie s’est attachée au palais, on ne doit pas y toucher avec les dents… S’Il allait se fâcher, s’en aller ?… « Cette fois, il est descendu dans mon cœur. Venez vite, vite, Seigneur, le temps passe, vous n’avez pas encore dit un mot à votre enfant qui vous aime si fort !… »

Un coup de claquoir : il faut redresser la tête, se lever. Le miracle ne s’est pas produit.

C’est fini. Déjà ? Du bruit, un peu de désordre ; des mamans rouges et pressées appellent, une chaise tombe, les robes blanches se répandent, se mêlent aux robes de couleur, débordent sur le parvis ; les mousselines sont fripées, les visages sans ferveur, on crie, on rit, on court… Comme c’est laid, ces cheveux tirés sous le bonnet et quelles vilaines tournures de petites vieilles ou de naines ! Une communiante se barbouille les lèvres de chocolat. C’est qu’on a faim maintenant.

Ô ce matin, ce beau matin pur, candide et brûlant, il s’est évanoui sans prodige. Criquet n’est plus qu’une enfant distraite et gourmande qui de nouveau va pécher. Depuis, elle n’a jamais pu retrouver en faisant sa prière les grands élans qui brisent et soulèvent.


Tant pis ! D’un geste brusque, elle écarte les vieux souvenirs importuns et bondit vers le fossé où elle aperçoit un îlot de menthes vertes. Elle en cueille une branche, choisit près du cœur une feuille velue doublée de duvet d’argent, et la pose sous sa langue.

« Ça pique comme du poivre, mais ça rafraichit mieux qu’un verre de bière ou de limonade. »

Elle connaît toutes les plantes, non pas sous le nom barbare que leur donnent les botanistes, mais par la couleur, le parfum et surtout par le goût : elle a tout essayé. Elle sait que les pétales du trèfle sont bien meilleurs après la pluie, quand le soleil échauffe leurs fuseaux gonflés de liqueur sucrée, et que les vrilles des vignes, en cornes de limaçons, ont une saveur aigre qui mouille la bouche. Elle aime les jeunes pousses, un peu amères, des tilleuls, les brindilles rosées de l’oseille sauvage dont le jus fait tordre le nez et serrer les lèvres, les petits oignons des champs au goût de phosphore, les fleurs de mauve, douces et grasses comme ces pâtes d’Orient que vendent des hommes à bonnets rouges, les tiges des longues herbes à panaches, asperges menues et tendres… Et elle se passe sur le visage avec délice les feuilles épaisses et veloutées du bouillon blanc dont les fleurs d’or au cœur pourpre sentent la tisane chaude et la maladie. Le soir, Criquet a les dents vertes comme un petit cheval…

Un bêlement grêle lui fait tout à coup lever la tête. Sur le talus, une chèvre tend vers elle un museau surpris et vif entre deux oreilles roses traversées de soleil. Criquet caresse son échine étroite dont on sent chaque nœud sous le poil rêche.

— Brave Blanchette, tu m’as reconnue ! Tu es aussi maigre que moi et tu as des yeux fous… Papa dit que je te ressemble… T’es-tu sauvée comme l’autre jour, en emportant ton piquet ? Qu’as-tu fait de ta patronne ?

Traînée au bout d’une corde par deux moutons camus qui broutaient à coups de tête saccadés, avec des regards brusques de leurs gros yeux de verre, s’avançait une fille osseuse, la bouche ouverte, le front bas sous ses cheveux décolorés par l’air marin. On l’appelait « la fille aux eaux grasses », parce qu’après chaque repas elle allait dans les maisons des étrangers quêter l’eau de la vaisselle pour ses porcs et ses veaux.

— Comme vous voilà loin de chez vous, Jeanne-Marie, dit Criquet.

— Oui, dame… J’ai suivi le long de la route, à cause des étrangers de la Négraie qui attendaient aujourd’hui du beau monde avec des robes de Paris… Je ne les ai point vus, mais j’ai rencontré mademoiselle Suzanne avec sa demoiselle Anglich ; elle avait un chapeau plein de roses plus belles qu’il n’en pousse par ici, pour sûr !… Le monsieur qui habite à la Négraie était à l’espérer sur le chemin… Quand il l’a vue, il a fait l’innocent, comme quelqu’un qui se promènerait par là, sans penser. Ah bien ! Il en a du vice !…

Elle riait en se dandinant et en se grattant à travers la manche décousue de son caraco.

— C’est monsieur d’Ailly ? demanda Criquet, perplexe.

— Je ne sais pas s’il s’appelle d’Ailly mais il est bien aimable à voir avec sa figure de Jésus, ses moustaches de gendarme et son beau costume blanc. Celui qui le blanchit ne plaint pas son savon ! Mademoiselle Suzanne, de même, avait une robe blanche ; à eux deux, ça faisait la paire… Pour de juste, elle est gentille aussi… et rose, et grasse… Quand on n’a qu’à manger et à s’attifer… !

— Vous aimeriez être une dame, Jeanne-Marie ?

— Pour sûr !…

— Mieux que d’être un homme ?

— Pour sûr ! Les hommes, même les messieurs, ça a toujours plus de mal…

« Elle dit comme la mère Sainte », songeait Camille en s’éloignant.

— Si vous cherchez monsieur Jacques, cria la fille aux eaux grasses, il s’en est allé vers le bois de Ker-Bahu… Il ne faisait guère bon visage, le pauvre gars…

Camille s’arrêta, indécise. Au fond, elle n’avait pas l’intention bien sérieuse de chercher Jacques : un prétexte pour sortir seule, voilà tout. Elle tapotait la boîte de fer-blanc pendue à son épaule ; il y avait là-dedans du fil de fouet, des hameçons, des sauterelles et des petits escargots blancs, car elle comptait pêcher à la ligne, du haut du rocher à pic sous lequel l’eau est si verte et si lisse…

Mais elle emportait aussi un roman de Walter Scott et, par cette chaleur, ne serait-ce pas charmant de lire, juchée sur un arbre du bois, en sandwich entre deux tranches de feuilles étalées ? Puis, elle verrait Jacques…

Elle obliqua par un champ moissonné dont les chaumes piquaient ses pieds à travers les courroies de ses sandales, et, en avançant avec précaution, elle pensait à son grand cousin. C’était la première fois depuis qu’elle le connaissait, c’est-à-dire depuis sa naissance. Autant Michel avait été mêlé à tous les épisodes de sa vie, autant Jacques y était resté étranger. Il était le fils de tante Éléonore, il avait un nez, des yeux, une bouche comme ça, et cet ensemble s’appelait Jacques, quelqu’un qui n’était ni triste, ni gai, ni gentil, ni désagréable, qui arrivait et partait sans vous causer de joie ni de chagrin, — Jacques enfin.

Il lui témoignait la même indifférence. Peut-être n’avaient-ils pas échangé en tout dix phrases dont ils pussent se souvenir. Quand Michel avait dit : « Jacques est amoureux de Suzanne », Criquet avait accepté la nouvelle, sans surprise et sans enthousiasme, comme une chose attendue.

« Il l’aime ? avait-elle pensé. Bon, elle l’aime aussi sans doute, ils se marieront. » Ses soucis personnels ne lui avaient pas laissé le temps de réfléchir à un cas si simple.

Mais depuis le départ de Michel, seule et désorientée, elle avait eu plus d’une occasion de remarquer que son cousin n’était pas heureux. Il demeurait des heures entières dans sa chambre, en sortait avec les yeux rouges, se promenait des journées tout seul et, sous prétexte de pêcher à la ligne, s’enfouissait dans quelque trou de rocher ou dans ce petit bois, le seul coin obscur de l’île.

— C’est comme dans les livres anglais, observait Camille. On y rencontre des tas de garçons et de filles, de cousins et de cousines. Aux premières pages, ils jouent ensemble, ils travaillent, ils se battent, ils sont contents, c’est amusant. Puis, deux garçons se mettent à avoir de l’amour pour la même fille ou deux filles pour le même garçon. Alors, ils pleurent, ils se séparent, ils se brouillent, ils se raccommodent, ils se fiancent et le livre devient assommant !

Voici la lisière du bois qui s’élève, sombre et fraîche, au-dessus du champ pelé, tournant vers la mer le dos bossu que lui fait le vent du large. Criquet franchit d’un bond le talus, écarte des branches et entre dans l’ombre. Seules, quelques gouttes de soleil sont tombées sur le tapis de mousse ; elle avance en hésitant, se frottant les yeux pour s’habituer au clair-obscur et de suite aperçoit Jacques étendu dans l’herbe, près du minuscule ruisseau qui a fait naître toute cette fraîcheur. Le pantalon de toile de son cousin est souillé de boue et de taches vertes. Il semble lire quelque chose. Elle se rapproche doucement et s’arrête ; il ne l’entend pas sans doute. Elle gratte la terre du pied, puis tousse avec discrétion. Rien ne bouge.

— Jacques, fait-elle alors timidement, Jacques, ta mère te veut pour une lettre qu’il faut écrire.

— Laisse-moi tranquille, je m’en fiche, répond une voix maussade.

Camille ne se fâche pas. Les gens tristes ont le droit de ne pas être aimables. Elle s’éloigne un peu, s’allonge à son tour par terre, et attend, le visage contre une touffe de mousse. Elle s’y caresse le nez et les lèvres, la respire et y enfonce ses deux mains ; On dirait de larges gants de laine froide. Le dessus est tiède, le fond humide et glacé, comme dans le sable,

Que c’est drôle un brin de mousse ! Cela ressemble à un de ces sapins au cône de petits copeaux verts et frisés, qui se tiennent debout sur une rondelle dans les arches de Noé et sentent la colle et le vernis. Et, comme dans les arches de Noé, on voit près des arbres des petites bêtes effarées. Qui sait si, en cherchant bien, on ne découvrirait pas aussi la bergère, raide et digne, en corsage de bois rouge ?

— Que je voudrais vivre une minute, rien qu’une minute, dans cette petite forêt, soupire Criquet.

Une aiguille de pin aux dents, elle s’assied ensuite, son genou entre ses bras croisés, et considère gravement les arbres qui l’entourent. Pas un seul châtaignier aux branches lisses et étalées, pas de chêne aux bras tordus qui s’étendent ou se recourbent en fauteuils et en lits. Rien que des arbustes ou des pins. Il lui faudra grimper, les bras et les genoux au tronc, son livre entre les dents.

« À moins que je ne l’enferme dans mon pantalon », pense Criquet.

Il lui arrive souvent de transporter ou de dissimuler ainsi sa bibliothèque.

De nouveau ses regards tombent sur Jacques. Elle n’aperçoit qu’un petit coin de sa joue et de son nez, rouges et luisants. Sa peau est également rouge jusque dans les cheveux ras et blonds, jusqu’en bas de la nuque. Il a encore pleuré, sans doute.

— Tu as du chagrin, mon pauvre Jacques ? dit-elle enfin d’une voix un peu tremblante qui l’étonne elle-même.

Un grognement. La tête du jeune homme disparaît sous ses deux bras. — Oui, tu as du chagrin. Je sais bien pourquoi…

Un silence.

— Je sais que tu es amoureux, prononce Criquet d’un ton important.

Un soubresaut agite le veston et une voix furieuse crie :

— Qu’est-ce que tu peux bien savoir de ces choses-là ? Une gosse ! De quoi je me mêle !

— Oh ! bien sûr que je n’ai jamais été amoureuse, moi, fait Criquet, l’air supérieur et dédaigneux. Il fera même chaud… Mais je sais tout de même. J’ai vu miss Winnie l’an dernier… Et puis on lit… Ce n’est guère amusant, l’amour !

Une pause. Jacques reniflait doucement sur son bras.

— Et naturellement c’est de Suzanne que tu es amoureux, continua Criquet.

Elle était assez fière au fond de devenir la confidente du grand cousin qui l’avait toujours traitée en gamine…

Un petit hoquet lui répondit.

— Alors, observa-t-elle, je ne vois pas pourquoi tu pleures comme une fontaine. Il n’y a rien de cassé. Excepté toi, je ne vois personne qui puisse épouser Suzanne.

Jacques leva d’un coup brusque sa tête pourpre aux lèvres gonflées :

— Tu ne vois personne ? cria-t-il. Où as-tu les yeux ? Tu n’as donc pas remarqué ce grand imbécile qui tourne autour d’elle depuis quinze jours, qui l’attendait encore tout à l’heure sur le chemin.

— Monsieur d’Ailly ? fit Criquet, qui n’ignorait rien. Mais, Jacques, c’est presque un vieux monsieur…

— Un vieux monsieur ? Tu es folle… Il n’a guère plus de trente ans… L’âge où ces messieurs se rangent, se marient… Et celui-ci, paraît-il, peut se payer, en outre, le luxe d’être désintéressé… C’est ta mère qui le disait l’autre jour en énumérant ses mérites : fortune, famille, distinction, intelligence, éducation, tout y est, paraît-il. Et une figure qui fait tourner la tête à toutes les femmes… Une tête d’idiot ! ajouta-t-il rageusement.

— Voyons, Jacques, tu te trompes, fit Criquet d’un air raisonnable. Comment Suzanne pourrait-elle préférer ce monsieur qu’elle n’avait jamais vu il y a un mois à toi qu’elle a toujours connu ? Ce n’est pas possible ! Tu te rappelles bien qu’étant petits vous ne vous quittiez pas. C’était comme Michel et moi… Excepté que Michel et moi nous sommes deux garçons… Tu lui donnais des fleurs et des bonbons, à Suzanne ; tu lui refaisais sa natte, elle te nouait ta cravate… On disait toujours que vous seriez mari et femme. Tu l’as donc oublié ?

— Moi, oublier quelque chose de Suzanne !… Mais à quoi bon, puisque elle se sauve maintenant quand j’arrive, que ses regards ne se posent jamais sur moi, que si j’essaye de parler d’autrefois, elle rit, elle rit toujours, de ce joli petit rire que j’aimais tant, que je déteste ?

Jacques lui-même se mit à ricaner, amèrement.

— Mais attrape-la donc un jour dans sa chambre, dans le salon, et dis-lui que tu l’aimes, que tu es triste, que tu en mourras… Ça se passe toujours comme ça dans les livres…

— Dans les livres, c’est facile… Mais moi, je n’ose pas…

— Tu n’oses pas, avec Suzanne ? s’écria Criquet stupéfaite. Ah bien !

— Non, là ! fit Jacques avec colère. J’ai essayé. Ça ne sort pas…

Il arrachait et jetait en l’air des poignées d’herbes qui lui retombaient sur la tête.

— Et puis, continua-t-il, je serai bien avancé quand elle me dira que c’est fini. Il ne me restera même plus un pauvre petit espoir… Je lui ai écrit une longue lettre ; elle est là, je la relis, je pleure dessus ; mais je n’ose pas la lui donner ; j’ai trop peur qu’elle ne rie…

Camille, les tempes dans ses deux mains, le regardait avec pitié. Elle aussi avait souffert à la pensée de Michel riant sur sa lettre ; elle aussi avait presque pleuré sur les lignes si courtes et si sèches qu’elle avait reçues. Elle n’était pas amoureuse, pourtant.

— Écoute, fit-elle tout à coup avec résolution, donne-la moi cette lettre ; je la porterai moi-même à Suzanne et… je lui dirai ce que j’en pense, va !

Elle souligna sa phrase d’un hochement de tête décidé.

— Elle est toute mouillée, ma lettre, gémit le jeune homme.

— Tant mieux. Ça fera bien. Donne-la moi… Oh ! on dirait que les limaces s’y sont promenées… Et maintenant sèche tes yeux, et va-t’en pêcher au grand rocher. Je te donnerai la réponse ce soir.

— Il n’y en aura pas… C’est inutile. Tout le monde est contre moi : Suzanne, tes parents, maman qui me disait hier : « Tu ne dois pas songer à te marier avant d’avoir une situation… Il faut compter huit ou dix ans… Alors, tu pourras avoir des prétentions et épouser qui tu voudras… » Qui je voudrai ! Quelle ironie ! Elle avait deviné, j’en suis sûr, et c’est tout ce qu’elle trouvait pour me consoler !…

Les derniers mots avaient été prononcés comme par une bouche pleine de bouillie et il sanglotait maintenant avec des han ! de petit enfant ; de temps à autre il s’arrêtait pour renifler. Ses yeux pâles étaient encore plus pâles et brouillés, son gros nez retroussé brillait et semblait remonter vers ses sourcils maigres que marquait une ligne rouge. Sa bouche faisait une vilaine grimace, un peu ridicule et sa gorge un bruit de clapet.

Criquet songeait qu’un homme qui a le bonheur d’être un homme est bien extraordinaire de pleurer pour une fille ; d’abord un homme ne doit jamais pleurer. Jacques n’était pas très beau lorsqu’il souffrait ; il était même laid. Michel se moquerait sûrement de lui, s’il était là ; elle-même peut-être…

Mais Michel était loin ; Criquet oublia bientôt ce que devrait en cette occasion penser et faire un garçon ; cette faiblesse, cette laideur ne l’émurent que davantage ; ses mains se joignirent, ses lèvres tremblèrent, de grosses larmes montèrent à ses yeux, elle ne fut plus qu’une petite femme qui ne peut pas voir de la peine. Une seconde, elle se souvint du poisson qui haletait au fond de la barque de Le Bihan, et, rampant sur les genoux, elle s’approcha de son cousin :

— Jacques, balbutia-t-elle, mon petit Jacques, ne pleure pas, n’aie pas de chagrin, je t’en prie…

Elle avait sorti de sa poche son mouchoir humide et sali, elle lui en tamponnait la nuque, le cou, les cheveux ; puis elle lui saisit la tête, délicatement, pour lui essuyer les yeux : il résistait, le front sur ses deux poings crispés dans l’herbe. Alors elle se glissa le long de lui, se faufila entre les bras serrés, et quand son visage fut tout proche de celui de son cousin, elle lui jeta les bras autour du cou, mit sa joue contre la joue brûlante et lui souffla dans l’oreille :

— Ne pleure plus, Jacques : tu pleures comme au temps où tu étais petit, où tu avais un béret et un col blanc… Tu es trop grand, voyons !

Elle riait et essayait de le faire rire tout en promenant son mouchoir sur les yeux gonflés, et de temps à autre elle l’embrassait légèrement, gentiment, sur le front, sur les joues, dans le cou, de même qu’elle aurait embrassé un tout petit, en le dorlotant pour le consoler.

Jacques se laissait faire, la tête renversée, les yeux clos avec, par instants, un soupir convulsif. Ses lèvres s’entr’ouvraient sur ses dents et les poils de sa minuscule moustache blonde luisaient autour de sa bouche.

— Ça va mieux, dis ? demanda-t-elle, satisfaite, en lui caressant la nuque de ses doigts légers.

Une lueur rose courut sur le front du jeune homme, un rayon coula entre ses cils fermés, il saisit la petite main brune de Criquet, la parcourut de baisers qui montaient le long du bras, puis, tout à coup, enlaçant la taille libre, il l’étreignit avec violence et posa ses lèvres sur tout ce qu’il put atteindre du menu visage incliné.

Criquet se dégagea brusquement, bondit sur ses pieds, renvoya ses mèches en arrière et, se frottant longuement la bouche avec son mouchoir, elle dit, mi-rieuse, mi-fâchée :

— Qu’est-ce qui te prend, mon vieux ? Je ne suis pas Suzanne… Et mes mains, tu sais, elles ne sont guère propres…

Jacques s’était assis, la tête appuyée contre le tronc d’un pin ; il passa la main sur ses paupières, les leva, l’air égaré, et apercevant Camille debout en face de lui :

— Va-t-en ! cria-t-il avec humeur. On n’a pas idée aussi… Tu es trop grande pour te fourrer comme ça entre les bras des gens… C’est ridicule !

— Allons, bon ! fit Criquet avec philosophie. Tout à l’heure, j’étais trop gosse, maintenant je suis trop grande. Il faudrait pourtant s’entendre… Enfin, je m’en vais avec la lettre. À tout à l’heure…

Elle fila entre les arbres puis, s’arrêtant sur le haut du talus pour cueillir une mûre d’un violet noir, sauta sur la route et se hâta. Elle se sentait vaguement troublée.

— Il me prenait pour Suzanne, songeait-elle. Oui, c’est ça… Dans les livres anglais, quand une fille et un garçon se disent : I love you, ils s’embrassent sur les lèvres… Je n’aimerais pas cela du tout…

Elle se frotta encore la bouche, puis cracha de côté.

Ses sandales glissaient silencieusement dans la poussière. Elle prit un raccourci et traversa la lande : une brise muette courait sur les genêts dont les cosses s’entre-choquaient avec un tintement frêle. La mer pâle et plate semblait assoupie entre les rochers aux lignes pures, sous un ciel de cuivre étrangement bombé, comme s’il pliait encore sous le poids de la chaleur.

D’ordinaire, Criquet ne prenait pas ce raccourci, car il débouchait dans le chemin du cimetière dont on apercevait le carré de murs blancs, les pierres groupées comme un troupeau de moutons immobiles. Criquet n’aimait pas les cimetières. Mais elle voulut arriver à la maison pendant que Suzanne ferait sa toilette pour le dîner, et l’on dînait à six heures. Devant la grille ouverte, elle grimpa sur le talus de la route pour ne pas mettre ses pieds où tant de cercueils avaient passé, jetant vers l’enclos un regard craintif et curieux.

La même brise silencieuse faisait cliqueter les perles des couronnes, le fil de fer des entourages, les graines des plantes folles, et un frémissement semblable à un murmure courait des tombeaux des riches aux croix de fer et aux tertres herbus des pauvres.

« Ils parlent », se disait-elle, et tout en fuyant avec effroi, elle éprouvait du bonheur à se sentir si vivante, de la pitié pour ceux qu’elle laissait là-bas tout raides sous leurs pierres.

Elle s’arrêta une seconde devant Le Bihan qui se dirigeait vers la plage, balançant deux grosses araignées de mer aux pattes molles et poilues :

— C’est pour appâter mes casiers, expliqua-t-il. Elles puent.

Avec un rire épais secouant les plis de son ventre dans sa culotte au fond tombant, il les passa sous le nez de Criquet qui frissonna de dégoût. Elle pensait encore au cimetière… Oh ! ce Le Bihan, quel vilain homme !

Elle traversa le hameau dont les murs éclatants s’éteignaient tandis que montaient les parfums du soir, et, grimpant l’escalier, se précipita sur une porte qu’elle ouvrit toute grande.

La chambre, — la plus élégante de la vieille maison —, avec ses meubles ripolinés de blanc, la lumière discrète de ses stores blonds, son odeur de lavande et de verveine, exhalait un calme si délicat que Camille demeura interdite sur le seuil. En jupon neigeux, le cou et les bras nus, les cheveux lustrés, le sourire assuré, comme Suzanne semblait lointaine, inaccessible ! Elle avait jeté un cri d’effroi, oh ! très léger, et qui n’avait point altéré le pur contour de ses joues :

— D’où sors-tu, Criquet ? Quelle tournure !

Criquet se vit dans la glace : haletante, le visage écarlate, suant, souillé de poussière, les cheveux en désordre, les vêtements froissés, elle était bien le messager du désespoir ; elle en conçut un secret orgueil.

— Veux-tu un peu d’eau de Cologne ? continua Suzanne.

— Non, répondit-elle d’un ton rogue.

Et elle leva les épaules.

Il s’agissait vraiment d’eau de Cologne !

— Qu’est-ce qu’il te faut, alors ?

Criquet hésita un instant ; elle cherchait des mots persuasifs, dramatiques ; ils s’enfuyaient devant cet air paisible, cet air de tous les jours qu’avait Suzanne.

— Voilà, fit-elle gauchement, j’étais allée pêcher et dans le bois de Ker-Babu…

— Tu pêchais, dans un bois ? interrompit Suzanne.

— Ne ris pas, je te le défends !

— Quel ton tragique !

— Dans ce bois, j’ai trouvé quelqu’un. Devine qui ?

— Comment veux-tu ?…

— Quelqu’un qui pleurait… Tu sais maintenant ?… Non ? Tu le fais exprès… Eh bien, Jacques, là !

— Jacques ?

Suzanne ouvrit tout grands ses yeux bleu de lin, avec une expression de surprise innocente.

— Oui… Et il pleurait parce qu’il est amoureux de toi. Et l’an dernier, tu lui as dit aussi que tu l’aimais… Alors il faut que tu te maries avec lui : sans cela, il va se tuer.

— Se tuer, Jacques ?

Et Suzanne eut un rire clair et railleur :

— … Il a trop bon appétit pour ça !…

— Tu serais peut-être contente qu’il se laisse mourir de faim ? cria Criquet. Pourquoi ne veux-tu pas te marier avec lui ?

— Avec Jacques ? C’est un gamin !…

— Un gamin ? Il a ton âge…

— Autrefois, oui ; mais à présent… Est-ce qu’il a une position, Jacques ? — Il sera officier…

— S’il est reçu à Sant-Cyr… Et après ? Un sous-lieutenant, la belle affaire ! On ne se marie pas avant d’être lieutenant…

— Eh bien, tu l’attendras… En Angleterre, on est fiancé dix ans, quinze… Demande à miss Winnie !

— Nous sommes en France, Criquet, et tu n’es qu’une petite fille, conclut Suzanne d’un air raisonnable, en nouant sa ceinture rose.

Criquet se sentait comme devant un mur brillant et lisse. Elle voyait fondre son courage et son espoir.

— Oh ! Suzanne, implora-t-elle, il a tant de chagrin… Si tu l’avais vu !

— Ça passera, sois tranquille ; il m’oubliera bien vite et il pleurera pour d’autres. Jacques est fait pour pleurer…, ajouta-t-elle avec un peu de mépris.

Elle secoua une houppette qui répandit un petit nuage odorant et, les lèvres serrées, le nez en avant, se la passa délicatement sur le visage.

Criquet, lasse, indignée, regardait sa sœur.

— Alors, je remporte la lettre, dit-elle d’un air boudeur.

— Quelle lettre ?

— Une lettre du pauvre Jacques.

— Tu me l’apportais ? Oh ! Criquet, si miss Winnie le savait.

— C’est pour cela que je la remporte.

Elle s’en allait le dos rond, la tête basse.

Suzanne l’arrêta :

— Donne-la-moi tout de même ta lettre…

Elle la happa d’un geste rapide, la mine gourmande.

— Tu vas bien t’habiller pour le dîner, je pense ? dit-elle ensuite.

— Pour le dîner ? Qu’est-ce qui vient donc ? Oh ! monsieur d’Ailly ! Ce que je m’en moque de celui-là !

— Monsieur d’Ailly est un jeune homme très bien, déclara Suzanne d’un ton piqué ; maman l’estime beaucoup.

— Ce n’est pas un jeune homme, cria Criquet avec fureur ; c’est un vieux monsieur ! Il a le sourcil tout tordu par cette espèce de verre cassé qu’il se fourre dans l’œil ; ses joues sont creusées de lignes et quand il se baisse pour saluer on voit un rond blanc dans ses cheveux…

Suzanne descendait l’escalier étroit, sans répondre ; sa tête dorée, très droite, éclairait l’ombre, sa jupe glissait sur les marches avec un bruit de feuilles.

Camille posa sa joue brûlante sur la rampe.

« C’est drôle, songeait-elle, elle n’avait pas l’air fâché que Jacques ait de la peine… C’est méchant, les filles ! »

Les impressions de cette longue journée défilaient tour à tour en tourbillonnant dans son cerveau : la lettre de Michel, le soleil, le désespoir de Jacques, ses baisers, le cimetière, le crabe pourri, la fille aux eaux grasses, sa chèvre, et surtout l’amour, ce sentiment étrange qui rend triste ou qui rend cruel.

Des pensées s’élevaient, s’ébauchaient en tournant puis, trop confuses pour se préciser, retombaient dans son cœur qu’elles alourdissaient.

Mais la lueur en pente, courant sur le bois verni de la rampe attira son regard : d’un bond elle enjamba cette rampe et à cheval se laissa couler d’un trait jusqu’en bas. Puis remontant quatre à quatre, elle recommença deux fois cette gymnastique. Alors, réconfortée :

— J’espère, dit-elle qu’on n’est pas forcé d’être amoureux quand on est grand…

Là-dessus, elle s’avisa que l’heure du dîner approchait et, saisissant tous ses cheveux d’une main, monta dans sa chambre pour les brosser.