Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 54-82).
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III


— Se lever à une heure pareille quand on n’y est pas forcé ! fit une voix enrouée de sommeil. Je te jure, mon Criquet, que si je n’avais pas promis dans une heure de faiblesse de te mener à cette pêche aux congres… Un brouillard à couper au couteau avec ça !… Enfin, en route !

Et M. Dayrolles, jetant sur ses épaules une pélerine de molleton bleu, gagna d’un pas rapide le sentier qui conduisait au port. Camille, également enveloppée d’une pèlerine, le capuchon rabattu sur les yeux, essayait d’accorder ses pas avec les longues enjambées de son père. Autrefois, pour le suivre, elle devait courir derrière lui : maintenant, elle arrivait, avec un peu d’effort, à poser le bout de ses orteils sur la trace des gros souliers ferrés. Presque le pas d’un homme !

Elle était contente, son complot avait réussi. C’était elle qui avait proposé cette partie de pêche, qui l’avait organisée, protégée contre les intrus, — oui, même contre Michel. Celui-ci d’ailleurs, tout à la joie de son prochain départ pour Royan, n’avait point insisté pour les accompagner. Il ne rêvait que casino, théâtre, petits chevaux. Camille tenait donc son père, à elle toute seule, pendant la demi-heure qu’il fallait pour atteindre le bourg. Rare aubaine !

Elle allait tout lui dire. Mais par quoi commencer ?

La veille au soir, dans son lit, elle avait d’avance plaidé sa cause. Les mots lui venaient alors pressés et chauds ; ils coulent tout droit de son âme et sa voix était si touchante qu’elle lui donnait à elle-même envie de pleurer. Puis le sommeil s’était abattu sur elle ; en s’éveillant elle avait trouvé ses yeux glacés comme des petites huîtres, sa tête et son cœur mornes et morts. Maintenant on les dirait emplis de ces boules de vapeur cotonneuse qui se balancent au-dessus des talus humides.

Il fait presque nuit. Quatre heures n’ont pas sonné. Criquet ne s’est jamais trouvée dehors d’aussi bonne heure. Peut-être est-ce une raison de sa timidité ? Les champs ont l’air si doux et si triste, ce matin ! Elle n’osera jamais élever la voix dans ce silence. De temps à autre un oiseau brun aux plumes lourdes s’échappe d’une touffe d’ajoncs ou d’un buisson de ronces. Il y a dans le gris du ciel une petite étoile presque blanche qui frissonne. Les arbres, tournés en file vers la mer, et tout bossus, rentrent la tête dans leurs épaules et des larmes coulent de chacune de leurs branches noires, de chaque brin d’herbe incliné sur le bord du chemin. Criquet sent aussi ses cils froids et mouillés contre sa joue et elle aperçoit des gouttes d’eau rondes, un peu luisantes, sur les poils frisés de la moustache de son père.

— Comme il est grand et fort, papa, pense-t-elle.

Il frappe les cailloux de son bâton ferré ; ses épaules soulèvent à chaque pas le molleton de la pèlerine et ses cheveux d’un blond ardent forment sur sa large nuque de petits anneaux courts ; car ses cheveux bouclés ne sont pas souples comme ceux d’une femme, mais, crépus et rudes, on dirait sous la main une brosse de chiendent. Il tient toujours la tête en arrière, sa voix sonne et commande, et ses yeux couleur de fer, oh ! ses yeux ; on ose à peine les regarder.

Il est bon, pourtant. À l’usine dont il est l’ingénieur, les ouvriers l’aiment. Il prend leur défense auprès des patrons et c’est à cause de lui, qu’ils n’ont jamais fait grève. Il a voyagé partout : en Afrique où il y a des lions et des éléphants, dans les pays de mines et de neige, quelque part vers le Pôle Nord, et dans ces immenses villes d’Amérique si laides avec leurs maisons qui grattent le ciel et leurs cheminées qui fument. Lui qui a vu et fait tant de choses, comment ne comprendrait-il pas le souci de sa fille ?

— Je voudrais tant te ressembler, papa ! s’écrie-t-elle avec admiration. Et voilà que je ressemble à maman. De toi, je n’ai que les yeux et les cheveux. Et encore mes yeux sont plus verts et mes cheveux plus rouges…

M. Dayrolles tourne vers la fillette son visage coloré, aux traits larges :

— Plains-toi donc ! Ta mère est cent fois mieux, certes, que tu ne le seras jamais…

— Je sais bien, papa ; tout de même, j’aimerais mieux te ressembler… parce que tu es un homme…

— Qu’est-ce que tu bafouilles ?

— Oui, les hommes, c’est fort, c’est brave, c’est noble !

— Ah ! Tu crois ça ? Tu as encore des illusions à perdre, mon pauvre petit !

Mais M. Dayrolles n’aime pas les développements inutiles. Il se contente de hausser doucement les épaules, jette un coup d’œil rapide vers le ciel, abaisse son béret du côté de la mer où s’élève déjà l’aigre bise du matin et se met à siffler une marche alerte.

Criquet recule, un petit froid au cœur : elle court, saute, grimpe aux arbres aussi bien qu’un garçon, certes, mais jamais elle n’a pu apprendre à siffler. Avec une patience tenace, elle a allongé, rentré, arrondi les lèvres, roulé sa langue en boule, en cornet, en entonnoir, rien n’est sorti qu’un misérable sifflotement de couleuvre en colère. Serait-ce le signe qu’elle n’est pas faite pour être un garçon ?

Une maison accroupie au bord de la route, semble guetter : on entrevoit par la porte ouverte un vieillard courbé qui attise un feu de genêts ; on sent une odeur âcre qui pique les narines, on entend une toux grasse et traînante.

« C’est le père Karadec ; comme il a l’air plus vieux et plus sale à cette heure-ci, » songe Criquet avec désolation.

M. Dayrolles allume une cigarette dont la fumée bleue suit en se déroulant avec mollesse les écharpes de brume, allongées dans l’air plus transparent. Et sa main apparaît blanche et forte, un peu carrée, avec ses veines gonflées, ses ongles brillants, ses quelques poils roux aux jointures. Cette main, comme Camille la connaît !

Les soirs d’hiver, quand elle lisait près du feu, assise sur le tapis, elle en aimait la caresse lente sur ses cheveux tombants et sur son cou penché ; parfois deux doigts s’allongeaient jusqu’à son oreille pour la tirer un peu. Elle se rappelle aussi le parfum du gilet, quand son père se baisse pour l’embrasser. Un grand élan de tendresse la soulève et la fait bondir jusqu’à lui.

— Papa, dit-elle, en frottant câlinement sa tête contre le molleton, papa, j’ai à te parler… sérieusement…

— Qu’y a-t-il donc de cassé ? Des difficultés diplomatiques du côté de tante Éléonore ou de miss Winnie, je parie ?

— Oui et non. Il y a de ça, mais c’est bien, bien plus grave…

Un soupir convulsif gonfle puis serre sa gorge ; son cœur s’arrête. Elle sent le bras de son père autour de ses épaules ; il la regarde d’en haut, un peu inquiet.

— Mais tu es tout pâle, mon Criquet. As-tu froid ? As-tu mal ? Voyons, dis vite !

Un silence. Camille frotte ses poings crispés sur le fond de ses poches : elle y retrouve les ficelles, les coquillages, les clous, son couteau rouillé. Elle n’ouvrira donc jamais la bouche ? C’est qu’elle ne sait pas causer intimement avec son père. Il est gentil pour elle, ils s’aiment bien, mais ils ne se connaissent pas ; sauf Michel, qui la connaîtrait, d’ailleurs ?… La main, la grande main lui presse doucement le bras. Il faut parler maintenant. Elle passe sa langue sur ses lèvres sèches, rejette son capuchon, pousse un autre soupir et très vite, d’une voix haletante :

— Eh bien, voilà, papa, j’ai réfléchi, c’est entendu, décidé : je ne peux pas être une jeune fille !

M. Dayrolles s’arrête :

— Tu ne peux pas être une jeune fille ?

— Non, c’est impossible… Tout le monde le veut, tante Éléonore, miss Winnie, jusqu’à Michel… Moi, je n’y avais jamais songé : tu sais, quand on est petit on croit que ça durera toujours ; on est heureux sans savoir pourquoi et puis c’est tout… Mais ces jours-ci, on m’a fait des histoires à cause de ce costume dans lequel je me trouve si à l’aise ; on me défend de monter aux arbres, sur le toit ; et tout cela n’est rien encore, seulement il y a le reste… Non, non, vois-tu, plus j’y pense, plus je sens que je ne peux pas être une femme.

Elle lève vers son père des yeux navrés qui, limpides, sans paupières semblent naître tout droit du front bombé, entre les plumes noires des cils retroussés.

Il n’a pas encore compris.

— Une femme ? demande-t-il. Au fait, quel âge as-tu donc, Criquet ?

Il la considère à son tour gravement, essayant de se rappeler. Elle baisse la tête avec confusion, et sa voix sort à travers ses cheveux.

— Oh ! je suis très vieille : j’ai eu quatorze ans en janvier…

— Quinze ans bientôt ! Comme le temps passe… Quinze ans, l’âge de Juliette et de Miranda ! Tu es bien une jeune fille, Criquet. On pourrait te marier l’an prochain…

Il lui taquinait l’oreille. Mais Camille eut un cri de douleur.

— Ne ris pas, je t’en prie.

Et ses larmes jaillirent. M. Dayrolles leva les sourcils avec surprise puis, prenant son binocle dans la poche de son gilet, il l’essuya machinalement et le posa sur son nez, comme pour résoudre un problème.

— Allons, marche ! fit-il enfin, en tapotant affectueusement le béret rouge. Explique-toi.

Criquet sauta sur un talus, cueillit un brin de chèvrefeuille, en aspira la rosée odorante tout en méditant, puis reprit :

— Je t’ai souvent entendu dire, papa, que si l’on contrarie la vocation des gens, ils ne font rien de bon dans la vie… Eh bien, moi, je n’ai pas l’ombre de dispositions pour être femme…

— Vraiment ? tu as trouvé ça ?

— Ne m’interromps pas, si tu peux… D’abord une fille doit être jolie, et moi je suis laide…

M. Dayrolles se pencha, considérant sa fille d’un air critique :

— Pas tant que ça, Criquet, dit-il, encourageant.

— Si, si, il y a longtemps que je le sais : tiens, depuis mon premier livre, les Malheurs de Sophie. Elle me ressemble tout à fait, Sophie : un nez retroussé, une grande bouche, des yeux verts… Oh ! ces yeux ! Me l’a-t-on assez répété : « Les yeux verts, Ça va en enfer. »

— Laisse dire, va ; ils ne me déplaisent pas, tes yeux…

— Parce que tu m’aimes. Mais les dames en visite auprès de maman, je les ai entendues : « Que votre aînée est jolie, madame, un vrai Greuze… Quant à la seconde, elle doit être bien intelligente ! » Ou bien : « C’est un vrai petit diable ! » Non, non, je suis vilaine à voir, je n’ai rien d’une fille. Les autres sont toujours pomponnées, avec des cheveux frisés, des figures roses, des mains propres… Elles me dégoûtent ! Et moi, regarde un peu…

Elle fit quelques pas à reculons, et s’offrit à l’examen de son père, les bras en croix.

— Le fait est… constata celui-ci, une lueur au coin de l’œil.

— Tu vois bien ! D’abord, je ne m’entends qu’avec les garçons : c’est sale, c’est brute, ça hurle, ça cogne, J’aime ça…

— Tu n’es pas difficile !

M. Dayrolles rit. Criquet s’arrêta, les traits contractés. Elle vit, entre deux nuées grises qui s’enfuyaient, le cercle blanchi de la lune et reprit gravement :

— Ce sont des bêtises ? Bon ! Mais il y a d’autres choses, plus sérieuses : il y a la couture, — la moitié de la vie d’une femme, comme dit tante Éléonore… Eh bien, papa…

Et Criquet fit un geste tragique :

— Eh bien, la couture, ce n’est pas ma faute, — j’ai vraiment essayé, deux ou trois fois au moins, — je sais que je n’arriverai jamais à m’y débrouiller !

» Il y a encore le piano, avec ses grandes dents froides comme celles de miss Winnie, les gammes, les aquarelles où coulent toujours des larmes de couleur qui font des bouffissures ; et puis commander le dîner, fabriquer des entremets, surveiller les domestiques, enfin toutes les occupations des femmes, si tu savais comme j’ai ça en horreur !

» Réfléchis, papa : les garçons savent qu’ils peuvent devenir marins, officiers comme Jacques, docteurs comme Michel plus tard, ingénieurs comme toi, ils choisissent leur carrière… Les filles, on ne leur demande pas leur vocation : toutes la même vie d’ours du Jardin des Plantes qui tourne dans sa fosse… Encore l’ours, lui, a-t-il eu la bêtise de se laisser prendre…

Criquet s’arrêta pour respirer. M. Dayrolles, un peu étonné, un peu amusé, tirait sa barbe avec embarras,

— Tu oublies, fit-il, que les femmes ont aussi des joies, elles ont leur mari, leurs enfants et beaucoup moins de gros soucis que les hommes…

Il parlait mollement, du bout des lèvres, cherchant des raisons. Camille l’interrompit avec impétuosité :

— Oh ! papa, tu dis comme tante Éléonore, mais tu n’en penses pas un mot… Toi aussi, tu as une femme, des enfants, cela ne t’empêche pas de faire un métier que tu aimes. Et tu ne voudrais pas être une femme, n’est-ce pas ?

— Ah ! fichtre non ! fit M. Dayrolles avec conviction.

Puis il se mordit les lèvres.

— Tu vois bien ! s’écria aussitôt Camille : alors tu me comprends : je ferais une mauvaise femme, je t’assure ; il vaut mieux ne pas essayer. D’abord si on me force, je sens que j’en mourrai… Et pourtant, je suis bien contente de vivre !

Les muscles raidis, les oreilles brûlantes, le cœur agité, Criquet regardait à travers ses larmes les champs frais lavés où s’éveillaient des nuances, les rochers, la mer encore voilée de brume grise. Elle humait l’air, à la fois amer et doux, imprégné de l’odeur du varech et des fleurs de genêt humide ; elle souffrait de ne pouvoir expliquer à quel point elle aimait tout cela et pourquoi elle l’aimait. Elle se retourna vers son père d’un mouvement brusque, lui serra le poignet dans ses deux petites mains dures et chaudes, se pressa contre lui avec violence et leva de nouveau vers son visage des yeux angoissés qu’elle ouvrait très larges pour qu’il vît jusqu’au fond de son cœur.

Celui-ci observait encore sa fille du même air perplexe, affectueux, ironique. Il ne s’arrêtait pas aux enfantillages qu’elle débitait, — des paroles en l’air, sans rime ni raison, — mais, tout en caressant ses longs cheveux et la peau fraîche de sa joue, il songeait, un peu ému, que, sous cette défroque de gamin poussait une petite femme qu’il ne connaissait guère, qui chaque jour lui deviendrait plus impénétrable, séparée de lui par son cœur et son corps différents.

« Ses chagrins d’enfant sont finis, pensait-il, elle en aura d’autres que je ne pourrai pas, que je ne saurai pas consoler. Les filles ont des secrets pour leurs pères. »

« Il m’aidait à marcher, à sauter des flaques quand j’étais petite, se disait Criquet ; il me prenait dans ses bras, contre sa poitrine, lorsque j’avais peur ou que j’avais mal. »

Et tous deux continuaient à se contempler, elle, avec une confiance abandonnée, lui, avec une tendresse un peu mélancolique.

Enfin, d’un ton qui implorait :

— Je sens que tu vas m’aider, mon petit papa ; c’est promis ? s’écria-t-elle.

Il se ressaisit alors. Comment s’être laissé émouvoir par des balivernes de gosse, lui, un homme sérieux ? Il avait certes d’autres sujets de souci ! Il dégagea sa main, ferma un bouton de sa pèlerine, souffla dans ses moustaches pour en chasser les bulles d’eau, et répondit :

— T’aider ? À quoi et comment ? Tu es une fille, ma pauvre enfant, c’est fâcheux, mais que veux-tu que j’y fasse ?

— Beaucoup, papa, tu peux beaucoup y faire ! J’ai pensé à tout. Tu te souviens qu’il y a deux ans tu m’as permis de commencer le latin et les sciences ? Tante Éléonore a même assez grogné ! Dans ce temps-là, je voulais seulement en savoir autant que Michel, je me moquais du reste. Tout de même, maintenant, je suis aussi avancée que les garçons de mon âge. Alors, sais-tu ce que nous ferons en rentrant à Paris ? Tu diras à tante Éléonore, à miss Winnie, à tout le monde qu’on me met en pension pour me civiliser. Maman, elle, peut être dans le secret, si tu veux. Tu me fais ensuite couper les cheveux, tu m’achètes un vrai costume de garçon (je suis assez grande, c’est une veine, ça !) et en route pour le lycée de Rochefort : Là, tu dis au proviseur : « Je vous présente mon fils, Camille Dayrolles, qui veut entrer au Borda… » Et ça y est, le tour est joué !

Camille souligna sa conclusion par une pirouette.

— Oui, ça y est, répondit tranquillement M. Dayrolles, tu es complètement folle, mon pauvre Criquet.

— Folle ? Sans mes cheveux, je défie n’importe qui de me prendre pour une fille !

— Les cheveux, les cheveux… Il n’y a pas que les cheveux…

Camille le savait : on n’a pas quatorze ans et des petits frères sans connaître certains détails. Mais ces choses-là se voient-elles quand on est habillé ? Si, pourtant, il y en a qui se voient. Elle tressaillit et passa rapidement sa main sur sa poitrine : elle la trouva toute plate sous la bande de toile bien tendue. Alors, rassérénée, les yeux candides :

— N’aie pas peur, papa, je te promets qu’on ne s’apercevra de rien : j’ai des moyens, des moyens sûrs !

Rougissante, elle répèta sa phrase avec une énergie mystérieuse et convaincue :

— On t’a raconté, continua-t-elle, l’histoire de cette petite Annamite qui est restée cinq ans au lycée d’Alger ? Elle s’est fait pincer un jour ; moi, cela ne m’arrivera pas, Je te le jure !

M. Dayrolles souriait, un peu gêné. Des moyens sûrs ? Qu’avait-elle encore en tête, cette gamine. Fallait-il la questionner ? Ma foi, c’était bien scabreux ! À quoi bon, d’ailleurs ? Dans un mois, l’enfant ne penserait plus à ces idées fantastiques… Mieux valait ne pas la buter.

— Eh bien, mon petit, laisse-moi le temps de la réflexion. Ton projet, au premier abord, est — comment dirai-je ? — assez inattendu. Tu reconnaîtras bientôt toi-même, qu’il est irréalisable… Et maintenant, assez causé : dépêchons-nous, nous sommes en retard.


On arrivait aux premières maisons du bourg. M. Dayrolles allongea le pas. Camille le suivait, bousculant du pied les coquilles de moules, les carapaces brunes des crabes et les têtes de poissons morts aux gros yeux de colle vitreuse. Les maisons blafardes commençaient à vivre, entre les boules sombres des buis arborescents et des lauriers taillés. Des filets de fumée s’élevaient au-dessus des toits, plus gris que la lumière avare ; on poussait les volets, des portes s’ouvraient et l’on apercevait confusément des formes affairées devant les tables où luisaient des faïences peintes ; des chats tournaient autour, le dos en arc, la queue haute ; un petit enfant vagissait, un vieux sortait, en clignotant de ses yeux rougis, pour observer le ciel ; cela sentait les lits défaits, le bois humide qui brûle, le café noir et l’alcool. La tristesse pauvre de ce réveil ajoutait à l’amertume de Camille…

Le port large et rond, empli de brouillard bleuté, semblait un bol de lait fumant.

— Ohé ! Le Bihan ! cria M. Dayrolles.

— Ohé ! répondit aussitôt une voix traînante, étrangement proche.

Et l’on vit glisser dans la brume un gros insecte noir aux longues antennes, qui paraissait très éloigné, tandis que l’on percevait avec une netteté parfaite des bruits de chaînes, des coups d’aviron dans l’eau clapotante, et le crissement de la quille contre les pierres de la jetée.

— Ne craignez-vous pas qu’il y ait de l’orage, Le Bihan ? fit M. Dayrolles, avant d’embarquer. L’air est si sonore !

Le pêcheur tourna brusquement son profil pointu de hareng à droite puis à gauche, respira le brouillard en rentrant les lèvres, secoua la tête et ne dit rien.

M. Dayrolles hésitait. Le ciel était alourdi de nuages, mais il n’y avait plus de vent. On pouvait toujours relever les lignes de congres et, si le temps se maintenait, aller retrouver à Saint-Pleuc, un îlot à quelques kilomètres de là, le reste de la famille qui devait partir quelques heures plus tard pour y déjeuner.

— Allons, saute, Criquet, fit-il, décidé. Nous partons.

Camille n’entendit pas. Elle faisait claquer sous ses semelles les cosses brunes et humides des algues qui pendaient en guirlandes le long des marches de l’escalier. On n’apercevait, entre ses mèches, que la ligne de son cou mince, le haut de sa lèvre en moue et un peu de son front bombé, creusé d’une ride chagrine.

— Voyons ! reprit M. Dayrolles avec impatience. C’est pour toi que je sors à trois heures du matin par un chien de temps et tu ne daignes même pas répondre ? Bouderais-tu, par hasard ? Prends garde : défaut de femme !

Camille tressaillit, sauta dans la barque d’un bond souple, jeta vers son père un coup d’œil de reproche et alla se blottir à l’avant, contre le mât où l’on hissait la voile qui craquait.

Elle n’avait aucune envie, cette fois, d’aider à la manœuvre. Bouder, elle ? Quelle injustice ! Elle était déçue, tout simplement. Elle avait attendu son père avec tant d’espoir et depuis tant de jours ! Et voilà qu’il ne se souciait même plus de son chagrin, qu’il était indifférent, comme Michel, comme tous.

Est-il vraiment impossible de découvrir quelqu’un qui pense et sente avec vous ?

De la voile flasque, roulée autour du mât, tombaient sur ses cheveux des gouttes d’eau lentes et froides.

— De loin, songeait Camille, une voile c’est blanc, soyeux comme une aile de cygne, mais de près, oh ! ce n’est plus qu’une vilaine étoffe sale et rapiécée.

Elle rabattit sur ses yeux humides son capuchon de laine, appuya sa tête sur le rebord de la barque et laissa flotter sa main dans l’eau élastique et froide qui engourdissait ses doigts ouverts.

Des milliers de bulles montaient du fond obscur de la mer par fusées fines et pressées qui lui chatouillaient la paume pour s’épanouir ensuite à la surface en légères fleurs d’argent. Camille, un peu éblouie, ferma doucement les yeux. Elle ne sentait plus bouger son cœur, lourd comme une pierre ; sa main qu’elle avait sortie de l’eau et posée sous sa joue, lourde aussi, froide et rayée de petits plis, ne semblait plus lui appartenir. Elle entendait les rames grincer sur les taquets et toucher l’eau, silencieusement. Qu’importe après tout d’être une fille et que personne ne vous aime ? Une goutte d’eau tiède roula le long de sa joue, puis au coin de sa bouche et Criquet ne sut plus rien.

Tout à coup quelque chose de mollasse et de glacé heurte sa jambe nue. Elle se redresse, malgré son dos et ses bras raidis, et relève son capuchon. Tout bouge autour d’elle et comme il fait clair ! Sa figure est moite, un large sillon traverse sa joue meurtrie. Son père, assis en face d’elle, la regarde avec un rire malicieux qui retrousse sa moustache épaisse.

— Eh bien, l’aspirant de marine, c’est comme ça qu’on fait son quart ? Tu as dormi trois heures et les congres sont à tes pieds ! Pends-toi, brave Criquet !…

Quelle honte ! Avoir éprouvé tant d’espoir, tant de crainte, tant de peine et dormir comme un bambin qui s’est levé trop tôt !

Camille feint un vif intérêt pour la pêche. Le Bihan est accroupi au fond de la barque dans un enchevêtrement de serpents au corps onduleux et gluant. Il les saisit, les maintient solidement, le genou sur la gorge, scie la tête qu’il jette à la mer, lance le corps dans un vivier plein d’eau à l’arrière de la barque et essuie sur son pantalon de toile fauve le couteau plein d’écailles et de sang.

— C’est des mauvaises bêtes, répond-il au regard écœuré de la fillette ; ça vous coupe le doigt comme une cisaille.

Il passe ses manches l’une après l’autre sur son nez aigu, laisse pendre ses grosses mains souillées et renifle longuement.

— Je n’aime pas beaucoup les congres, accorde Criquet en détournant la tête ; ils ont un œil cruel… Mais ce petit poisson à mes pieds, qu’est-ce que c’est ? Je n’en ai jamais vu de pareil.

— Peuh ! Pas grand’chose… De la bête de roche, tout juste bonne à mettre dans la soupe…

Il a un corps mince et luisant, ce poisson, avec de doux reflets de coquillage, quatre ailerons roses qui palpitent, des yeux d’or innocents dans une tête cornue ; sa bouche déchirée se ferme et s’ouvre d’un mouvement monotone qui tend la gorge douloureuse.

— Il étouffe, pense Camille en avalant de tous ses poumons des lampées d’air humide ; comme moi, lorsque je mets ma tête au fond de mon lit, en rêvant. C’est affreux d’étouffer !

Elle pousse du bout de son espadrille le poisson qui bondit, tendu en arc, et retombe avec un bruit mou sur les planches boueuses. Toujours le même effort angoissé de la pauvre bouche qui saigne ! Criquet imite malgré elle le halètement d’agonie.

— Tant pis ! murmure-t-elle tout à coup.

Elle saisit le poisson par la queue, le balance au-dessus du rebord de la barque et le laisse glisser délicatement ; il demeure immobile, son ventre blanc ! allongé sur l’eau comme une fleur, puis il se retourne brusquement, plonge, file et disparaît avec un dernier éclair de son corps nacré.

Mais Criquet rencontre alors le regard dédaigneux de Le Bihan. Le pêcheur donne un coup de menton, secoue la tête et grogne :

— C’est pas pour la bête. Mais les femelles, les petites comme les grandes, ça ne sert qu’à tout brouiller !

Criquet rougit violemment. Son père a-t-il entendu ? Oui : il se tient penché sur sa ligne, mais elle voit le coin de sa barbe qui rit.

Elle court jusqu’à l’avant du bateau, étreint le mât dans ses deux bras, y meurtrit son visage, et s’y cramponne de ses doigts crispés de colère. De quoi se mêle-t-il, ce Le Bihan ? Est-ce qu’il a seulement besoin de savoir qu’elle est une fille, puisqu’il l’a toujours vue habillée en garçon ? D’ailleurs, il ne déteste pas tant les femmes. L’autre semaine, quand toute la famille se promenait en barque, il a chanté une romance stupide et chaque fois que venait le refrain :

« Reçois mes vœux et mon encens… »,


il se tournait vers Suzanne avec un grand salut. Qu’il était ridicule, la main sur son cœur, le nez en bec de poule qui a pondu, son fond de culotte rapiécé tombant jusqu’aux chevilles ! Il est laid : chaque fois qu’il change la voile, il tord du même côté sa grande bouche noire ; il est méchant aussi : ses deux femmes sont mortes l’une après l’autre, il coupe la tête des poissons comme par plaisir et il donne des coups de pied à son chat galeux…

Mais une bouflée de vent arrache soudain le béret de Camille, gonfle sa pèlerine, déploie la voile qui claque et se tend. Le bateau s’arrête, craque, se soulève, retombe dans la vague avec un son mat, puis cingle, preste, dans un bruissement de soie qu’on déchire. La mer, tout à l’heure plate et muette, semble partout s’éveiller, frissonner ; des vagues pointent, se gonflent en sillons, se creusent en coquilles, la crête dressée, la voix hargneuse ; les îlots que l’on apercevait de loin, immobiles et mornes, s’animent et tanguent avec des profils d’animaux grimaçants ; de grandes traînées bleu sombre courent sur l’eau, courent en sifflant et en chantant…

Le vent sauvage entre dans les cheveux de Camille, dans sa bouche ouverte, dans ses manches, sous son jersey. Elle le sent autour de son cou, sous ses bras, entre ses doigts ; il fouette, il est frais, il est bon, il est vivant ; il veut la prendre, l’enlever, l’emporter comme un morceau d’écume. Elle résiste, accrochée au mât qui gémit et se balance, debout sur l’avant dont le beaupré plonge : des giclées d’embrun rejaillissent, la cinglent au visage, remplissent ses yeux et son nez, ruissellent sur ses joues, le long de son cou. À la bonne heure ! Elle lèche ses lèvres salées, éternue, secoue ses mèches qui dégouttent, plie les genoux puis les redresse aux chocs de la vague et rit de tout son cœur, joyeuse, enivrée.

Un vol d’oiseaux bruns entraînés par la rafale arrivent au ras de la barque, becs tendus, puis voltent tout à coup, montrant la lueur rapide et blanche de leurs ventres, dans le tourbillon qui rebrousse leurs ailes.

— Des courlis, prononce le marin : c’est chance que nous allions droit sur Saint-Pleuc, il va pour sûr faire orage.

Criquet, qui a oublié sa rancune, lui sourit avec bonheur. De l’orage ? Une tempête peut-être comme dans Télémaque ? Elle revoit la gravure où Mentor lance son élève cuirassé et casqué, tête en avant, au milieu des flots en courroux. Si Saint-Pleuc pouvait être l’île de Calypso ! Elle trépigne, frappe des mains et crie, des cris aigus que le vent lui arrache de la bouche et emporte par lambeaux. Une nouvelle rafale, puis les îlots s’évanouissent, la mer pâlit et Camille est enveloppée d’un grand voile de pluie soyeuse…


Il a plu tout le jour sur Saint-Pleuc, sur sa ceinture de rocs, sur ses cabanes plates et ses figuiers tordus. Maintenant, c’est le soir. Criquet est assise à même le sol raboteux, près d’une cheminée où, avec une maigre flamme jaune, fument des débris de rames. Ses genoux dans ses bras, la tête sur sa culotte mouillée qui sent la saumure, elle se balance doucement et songe. Michel, appuyé contre un rouleau de cordages, sifflote, étendu près d’elle. Elle est un peu lasse, les membres engourdis, les pieds brûlants, mais ses regards vifs prennent tout ce qui l’entoure et son cœur bat, léger rapide.

Quelle journée merveilleuse !

D’abord Michel s’est montré bon camarade comme autrefois. On a couru ensemble sous la pluie, par l’îlot entier, dans les ruelles étroites où les ruisseaux dégringolaient le long des pentes caillouteuses, sur les rochers glissants, à travers les mares troublées d’écume jaune, dans les criques envahies de paquets d’algues et de coquilles, on a couru, les coudes au corps, la pèlerine envolée, tête basse dans le vent si rude qu’à peine on osait ouvrir la bouche pour respirer. On a recueilli une vieille rame — celle qui brûle en ce moment — un casier à homards, des débris de filets, on a cru voir un cadavre de noyé qu’enlevait puis ramenait la vague !

L’on vient de dîner chez un pêcheur, ami de Le Bihan : il n’y avait que de la soupe au poisson, chaude, poivrée, sentant l’absinthe et le fenouil, et trop peu d’assiettes et de couverts pour tout le monde. Ils se sont, avec Michel, servi de la même cuiller, les deux petits se sont battus… Comme on a ri !

Une seule chandelle dont la mèche charbonne, éclaire en vacillant la table pleine d’assiettes salies, d’arêtes et de mies de pain, les poutres entre-croisées du plafond, les rideaux à fleurs des lits creusés dans le mur. Au-dessus des têtes pendent des oignons, des chapelets de carrés de liège, des colliers de sardines roulées dans du gros sel, une morue jaunie et, au milieu, un petit bateau noir à filets bleus, au bout d’une ficelle ; le reflet de sa gréure bouge sur le mur blanc et le cuivre de ses menus bossoirs pique l’ombre de points brillants.

Oh ! partir pour six mois au moins dans un navire qui ait des mâts, des échelles de cordes où l’on puisse grimper, — pas un de ces transatlantiques pareils à des maisons, mais un vrai navire qui sente le goudron et le chanvre sec ! Ou encore vivre toujours dans cet îlot, si éloigné de la côte qu’en hiver, pendant les mois de tempête, on manque parfois de pain et de cidre. Avoir peur de mourir de faim, quelle ivresse !

Maurice et Marc dorment, l’un par terre, l’autre la tête appuyée sur la table ; le visage de celui-ci est à demi-caché sous ses boucles et chaque fois qu’il respire, une bulle blanche se gonfle et s’arrondit au coin de sa bouche entr’ouverte. Suzanne cause et rit doucement avec Jacques, près de la fenêtre qui fait dans le mur une bande moins sombre.

Tante Éléonore essuie de son mouchoir l’eau de mer qui a trempé sa robe de soie.

— L’étoffe sera toute jaune demain, gémit-elle, et ce n’est que mon second numéro ! J’avais bien dit ce matin que le temps n’était pas sûr… J’ai le don des pressentiments. Mais personne ne veut jamais m’écouter, personne ! Qu’allons-nous faire ? Où coucherons-nous ?…

Elle dévide ainsi ses jérémiades, doublement enchantée, car les événements lui ont donné raison et fourni en outre l’occasion de se lamenter avec abondance. Miss Winmie l’écoute, correcte et résignée, lissant du bout des doigts ses maigres bandeaux blonds.

La tempête grandit : le vent galope le long des ruelles étranglées du hameau, tourbillonne et siffle, soufflette les masures accroupies qui tressaillent, secoue les portes, les volets, soulève les toits ; et la mer gronde, hurle, bat sur les rochers à grands coups retentissants, monte furieusement à l’assaut de la petite île perdue.

La porte s’ouvre tout à coup, comme arrachée, devant M. Dayrolles et Le Bihan qui, poussés par la rafale, retiennent leurs capuchons à deux mains.

— Eh bien, mes enfants, fait le premier, il faut s’y résigner : impossible de partir ce soir.

Des exclamations de stupeur et de joie s’élèvent. Les petits, brusquement éveillés, crient d’effroi.

— Et maman ? demande Suzanne.

— J’ai pu la prévenir par le sémaphore… Pas d’inquiétude de ce côté. Maintenant, discutons la question couchage : nous avons tout juste découvert trois lits : un ici pour tante Éléonore — l’armoire qui est dans le mur…

— Coucher dans une armoire ! s’écrie celle-ci. Un vrai nid à punaises, sans doute ! D’abord, sans air, moi…

— À moins que tu ne préfères coucher dehors, ma chère sœur ? continue paisiblement M. Dayrolles. Donc, un ici, un autre du même genre chez le douanier pour miss Winnie et Suzanne, et un matelas pour les gosses. Quant aux hommes, il leur reste une écurie et des bottes de varech…

Les hommes… une écurie… du varech ! Camille, radieuse, les yeux brillants, le cœur battant d’impatience et d’espoir, bondit comme un ressort jusqu’à son père, se pend à sa manche et souffle :

— Oh ! papa, j’en suis bien, avec toi et Michel ?

— Tiens, Criquet, au fait, je t’avais oubliée, fait M. Dayrolles… Après tout, ajoute-t-il en hésitant, je crois qu’il n’y a pas d’inconvénient à ce que tu nous accompagnes, n’est-ce pas, miss Winnie ?

— René ! clame tante Éléonore, indignée. Tu n’y penses pas, mon ami ! Camille, à son âge, coucher avec des matelots !

— Oh ! tante, pour une fois ! implore Criquet, les mains jointes, les yeux aussitôt voilés de grosses larmes.

— Pour une fois ! Quelle inconscience ! Non, mon enfant, tu resteras ici avec moi, dans l’armoire… Je préfère sacrifier le repos de ma nuit…

— Papa, papa, je t’en prie, insiste Criquet.

Et les sanglots montent.

— Voyons, mon petit, fait celui-ci, je n’y avais pas réfléchi. Mais ma tante a raison : une écurie, ce n’est guère la place d’une jeune fille.

Il détache la main de sa manche et repousse doucement Camille avec un sourire agacé.

Elle recule jusqu’à la porte en suffoquant. Une jeune fille ! C’est lui qui a dit le mot, lui, après tout ce qu’elle lui a confié le matin même ! Il ne se souvient déjà plus. Il a trompé son espoir, sa tendresse. Une grande chaleur monte aux yeux de Criquet, à ses tempes, elle grince des dents, se tord les mains, elle va crier : c’est la colère qui l’envahit, la colère qui vous prend tout entière, vous secoue, contre laquelle il est impossible de lutter. Il faut partir, se sauver, vite, tout de suite !

Elle ouvre la porte, se glisse au dehors : le vent la saisit aussitôt dans ses grandes mains brutales, la fait pivoter, l’entraîne ; elle descend la rue en courant, l’haleine et l’âme entre les dents : les pierres, les écailles d’huîtres et de moules roulent sous ses pieds ; elle plonge dans les flaques d’eau, heurte un caillou, glisse, trébuche sur un fagot, mais elle galope toujours, une main sur son béret, une autre à sa pèlerine ; un dernier bond, elle enfonce jusqu’aux chevilles dans le sable humide et la mer est là, à deux pas, toute noire et grondante.

Alors, elle demeure un instant immobile. Sa colère est tombée, elle se sent lasse, molle et très malheureuse. Elle pleure des larmes résignées et soumises, qui coulent sur ses joues, longues et tièdes. Il lui semble qu’elles couleront toujours.

« Voilà, pense-t-elle, c’est fini ; ils veulent tous que je ne sois plus une enfant ; bientôt je vais être une femme, puis je m’ennuierai très longtemps jusqu’à ce que je devienne une vieille, comme la mère Sainte, et que je meure. »

Elle tend les bras dans le vent, elle les tâte avec pitié, comme s’ils étaient déjà froids et raidis. Mourir… Elle songe à sa grand’mére, étendue sous un drap que relèvent les pieds, les yeux entr’ouverts et blancs, la bouche noircie. Elle entend les pas pesants de ces hommes affreux qui sont venus dans la chambre fondre du plomb sur un grand feu rouge qui sifflait… Oh ! cet œil rouge qui tourne là-bas, très loin, et jette du sang sur l’eau, qu’est-ce que c’est ? Et ces lumières pâles sur la mer ? On dirait des draps qui remuent…

On a crié sur ce rocher… Quel affreux cri, long, déchirant, lugubre ! Les noyés doivent hurler comme ça, la nuit, quand un poulpe les prend dans ses bras visqueux… Non, c’est un oiseau aux lourdes ailes qui effleure Criquet au passage.

Elle frissonne. Elle est seule. Elle écoute les voix qui chuchotent, qui pleurent tout bas avec de fables gémissements… Des choses bougent, frémissent autour d’elle ; ici, le sable danse en petits tourbillons ; là, un objet blanc cabriole à ses pieds : c’est un os qui a l’air fou, oh ! mon Dieu, un os de mort sans doute !

Cette fois Criquet se retourne et se met à courir de nouveau ; mais ses jambes flageolent, ses dents claquent ; des pas légers bondissent derrière elle : un souffle froid soulève ses cheveux, un doigt glacé touche sa nuque. Et le vent la repousse et la rejette encore vers la mer !

Enfin ! La dune et ses herbes qui mouillent, qui griffent les jambes ; des maisons blanches, là, tout près, une petite lumière et des voix, de vraies voix celles-là… Elle n’a plus peur… Car elle a eu peur, oui, elle a eu bien peur !

Mais les hommes n’ont jamais peur, eux ?

Criquet s’arrête, haletante, les yeux grands ouverts, les mains sur ses côtes soulevées.

— J’ai été lâche, très lâche, avoue-t-elle. Le Bihan a raison, et tante Éléonore, et miss Winnie et tous : je suis une femme, rien qu’une femme !

Elle sanglote doucement, tristement et monte à petits pas le chemin qui, sous la lune agitée, apparaît blanc, bleu, tout tremblant. Au seuil des cabanes, des plantes de tournesol hochent faiblement leurs larges têtes penchées vers les pierres luisantes…