Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 25-53).
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II


— Il est sept heures, mademoiselle Camille…

La voix glisse à travers la mousseline des rideaux, coule le long du traversin, se faufile entre les draps et, sous la bourre hérissée des cheveux, vient agacer l’oreille de Criquet, ramassée en boule au fond du lit, comme une chatte qui dort, la tête entre ses pattes.

Elle pousse un soupir, rabat la couverture d’un geste indécis, cache ses yeux sous ses deux bras et s’étire longuement dans la bonne chaleur lisse.

« On dirait qu’on parle dans du coton », pense-t-elle confusément.

Et elle sent aussi, avec une jouissance inquiète, qu’il va falloir s’éveiller tout à fait.

— Fait-il beau, Louise ? murmure-t-elle.

Point de réponse. Mais Les bruits familiers, d’abord vagues et comme roulés dans du brouillard, se précisent et s’animent : les pas lourds et mous, le gong du tub en fer blanc, l’eau qui tombe en nappes chantantes et rejaillit, les rideaux et leurs cliquetis d’anneaux de cuivre, la fenêtre qui gémit, craque et s’ouvre, puis la porte refermée, les pas qui s’éloignent, elle les reconnait un à un, tous les bruits des matins.

« Comme il fait frais ! songe-t-elle en respirant, le nez hors des draps. Et comme l’air sent bon aujourd’hui ! »

Elle attend maintenant d’autres sons coutumiers : les roues cahotantes de la charrette qui, parmi des cris barbares, s’arrête devant la porte pour vider les boîtes de tôle sonore, le tintement des bouteilles de lait que porte en sifflant le petit crémier, la corne gémissante des tramways qui s’ébranlent ou la bicyclette filant avec un grelot frêle…

Rien ! Rien que le susurrement du vent, quelques cris d’oiseaux et par-dessus tout un grondement étrange et profond : cela ronronne très fort, comme le train qui entre sous un tunnel, puis cela s’apaise pour recommencer… Qu’est-ce qui passe dans la rue, ce matin ? La broyeuse mécanique ?…

Mais tout à coup, les draps et les couvertures s’envolent aux quatre coins du lit, l’oreiller saute et s’abat au milieu de la chambre et Criquet, embarrassée dans sa longue chemise, vient tomber sur la natte de jonc, en criant : — La mer ! C’est la mer… Nous ne sommes plus à Paris !

Elle essaie d’ouvrir les yeux : la chambre, avec ses murs blanchis à la chaux, est si éblouissante qu’on en ressent comme une brûlure. Alors, les paupières baissées et les dents à l’air, elle saisit l’extrémité de sa chemise de nuit, la pince des deux doigts, la déploie en écharpe, en banderoles, et du bout des orteils esquisse des pointes, des pirouettes et des entrechats sur le parquet de sapin brut. Puis, d’un vif mouvement d’épaules, elle laisse glisser sa chemise, s’approche du tub, avance le pied sur l’eau qui se ride, le retire avec un frisson, hésite, et enfin, les mains posées sur chaque bord, s’élève d’un bond pour retomber assise au fond du bassin avec un cri rauque.

Elle prend l’éponge, la presse sur sa nuque peureuse, tout en chantonnant d’une voix qui grelotte, la fait fuir en ruisselets d’eau glacée le long de son dos et de sa poitrine et s’amuse à voir sa peau se marbrer, se hérisser, devenir toute grenue comme celle d’une grosse mandarine.

Debout, maintenant ! Que le soleil est bon ! On dirait un autre bain soyeux, caressant, dans une eau légère qui vous enveloppe de tiédeur.

Et Criquet, les mains croisées derrière la tête, s’étire et s’attarde à la sensation délicieuse.

Un éclair de lumière, dans un angle, attire son regard :

« Tiens, c’est vrai, il y a une glace… »

Elle tire la langue à son mince visage pâle et pointu où rient, entre des taches rousses, ses prunelles vertes, et se fait un collier barbu de ses mèches de cuivre qu’elle noue sous son menton, avec un gros nœud qui dégoutte. Puis ses yeux indifférents parcourent ses pieds rougis par le froid de l’eau, ses mollets bruns zébrés de cicatrices, ses genoux légèrement tournés en dedans, ses hanches aiguës, la rayure de ses côtes jouant sous la peau, toutes les lignes nettes, un peu sèches de son corps de garçonnet qui se mue en fille.

Mais voici que son regard se fixe :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fait-elle brusquement.

Elle fronce les sourcils, se penche vers la glace, lève les bras : de chaque côté de sa poitrine, la chair, semble-t-il, s’est soulevée autour des deux petites pointes rouges, en rondeurs légères et menues, d’une peau claire, veinée de bleu et toute neuve. Criquet les considère avec une inquiétude sérieuse, de face puis de profil, les effleure du doigt, timidement d’abord, puis avec plus de hardiesse et, de toute la force de ses paumes, essaie de les effacer. Mais, souples, élastiques, les rondeurs se redressent et revivent.

— Eh bien merci ! s’écrie-elle alors, stupéfaite, consternée ; et, sans souci du froid, elle retombe assise au fond du tub. « C’était ça, songe-t-elle, dont tante Éléonore voulait parler la veille, qui était inconvenant et se voyait sous son jersey : c’était ça qui l’avait gênée pour sauter. Elle avait bien senti qu’elle était plus lourde…

Ça ! Des images confuses passaient tour à tour dans son esprit.

Il y avait longtemps : un matin gris, dans une chambre encombrée de linges, de flacons, de bouillottes, Camille examinait avec surprise une petite chose informe et rouge, étendue sur un oreiller, tordant une bouche baveuse et des doigts menus, — un de ses frères jumeaux, nés la veille.

Tante Éléonore s’agitait autour d’une femme au visage épais, affalée sur un siège bas, le corsage ouvert :

— Ce petit est trop faible pour faire monter le lait, gémissait-elle. Il ne peut pas boire… Pressez donc, Nounou, vous êtes là comme une borne… Rien ne vient ? Que faire, mon Dieu ?

Tout à coup, avisant la fillette :

— Une idée ! Criquet va d’abord téter la nounou…

Et comme celle-ci la regardait, les lèvres crispées de dégoût :

— Comment ! Tu hésites à faire un sacrifice pour ce pauvre petit ange ? Allons ! du courage… Offre-le à la Sainte-Vierge…

Elle avait fermé les yeux, comme pour avaler la cuiller d’huile de foie de morue. Et maintenant encore, elle sentait le contact de la lourde masse grasse où enfonçait son nez, l’odeur aigre et forte, le bout de chair vivant entre sa langue et son palais, puis le liquide fade, chaud, sucré, écœurant, coulant le long de sa gorge. Quelle horreur !

Une autre fois, par un jour accablant de juin où ses cheveux pesaient à sa nuque humide, elle avait croisé dans la rue une fille blonde : sous la blouse de mousseline transparente oscillaient deux globes blancs et tendus dont les peintes mauves saillaient. Des hommes en passant crièrent des phrases dont elle ne comprit pas le sens, mais elle revoyait leurs yeux mauvais, la grimace de leur rire et la rougeur de miss Jenkins qui l’avait bien vite entraînée…

Criquet, à ce souvenir, jeta vers la glace un nouveau regard vite détourné, saisit une grande serviette-éponge, s’en enveloppa tout entière et de ses deux poings la tint étroitement fermée sur sa poitrine. Puis elle pensa.

Était-ce possible ? Elle allait ressembler à cette nourrice, à cette passante ? Elle devenait donc une femme, elle aussi ? Hier, pourtant, lui semblait-il, elle descendait une à une, — un pied, puis l’autre, — les marches conduisant au jardin lumineux où elle avait commencé à voir. Le soleil alors était plus brillant, le ciel plus bleu ; immenses et sans fin, des allées blondes s’ouvraient ; les iris, les buis, les rosiers se dressaient bien plus haut que sa tête ; les escargots et les fourmis paraissaient plus proches que les hommes de ses yeux ravis et de sa petite âme confuse ; des mystères surprenants se dévoilaient chaque jour…

Plus tard, elle se voyait, impatiente et joyeuse, danser sous la pluie d’avril en criant et en secouant ses cheveux ; ou bien, mêlée aux feuilles rousses qui arrachait le vent d’automne, elle se balançait à la cime d’un arbre ; elle gravissait, en courant dans les herbes mouillées, la pente d’une colline, d’où, chaque fois, elle espérait découvrir les pays merveilleux… Puis vinrent les galopades et les rires dans les allées du parc Monceau, dans les champs et les grèves de l’île Aulivain. Une seconde, elle revit la figure pourpre et indignée au-dessus de son col blanc, d’un garçon qu’elle venait de saisir par sa vareuse, après une poursuite effrénée… Était-ce donc fini, ces plaisirs aigus et simples qui avaient enchanté son enfance ? Finies cette vive liberté et cette insouciance ?

Elle serait une femme. C’est à peine si jusqu’alors elle y avait songé. On lui rappelait bien parfois qu’elle n’était pas un garçon ; il lui était arrivé d’en convenir elle-même ; mais elle ne croyait pas tout à fait être une fille, et le sens précis de l’existence qui demain l’attendait lui avait toujours échappé.

Une femme ! Elle évoqua toutes celles, jeunes ou vieilles, qu’elle connaissait : des paupières baissées, des allures sages, des tailles emprisonnées, des jupes trop longues, une vice monotone et close, sans intérêt, sans imprévu, sans avenir, sans ambitions : des soucis mesquins, des peines qu’elle pressentait nombreuses et profondes. Elle aperçut en un éclair le front appliqué de sa sœur penchée sur une broderie, l’œil neutre de miss Jenkins, comptant méthodiquement du linge, tante Éléonore, autoritaire et bavarde, grondant la cuisinière près des fourneaux allumés, et le visage souffrant de sa mère.

Puis, en contraste, surgirent dans sa mémoire les vieilles gravures qui ornaient sa chambre d’enfant : Napoléon à cheval, faisant son geste d’Austerlitz, Saint-Louis rendant la justice sous un chêne, couvert de son manteau à fleurs de lis, Mirabeau la bouche béante dans sa large face grêlée ; et elle vit encore son père sautant, souple et fort, dans une auto qui démarrait ou, une valise à la main, debout en face du sleeping qui allait l’emporter en Russie : les voyages, les batailles, la gloire, la vraie vie.

Il lui sembla soudain qu’elle étouffait. D’un geste brusque, elle arracha la serviette de ses épaules, la jeta contre le mur, respira de tous ses poumons, à grandes gorgées, lança dans l’eau du tub un coup de pied furieux et cria :

— Non ! Non ! je ne veux pas ! Je ne peux pas !

Elle bondit vers un coin de la chambre, ouvrit un placard et, parmi des fioles de pharmacie, des petits pots et des boîtes, saisit une bande de toile soigneusement épinglée. Alors, immobile devant la glace, une extrémité de la bande entre les dents, elle l’enroula étroitement autour de sa poitrine, puis le long de sa taille, serra violemment et fixa le tout sur la saillie des hanches. Elle contempla la gaine blanche d’où émergeaient ses épaules grêles, son cou mince, son visage sinueux que nimbait la lumière matinale.

— On dirait un momie du musée Guimet, fit-elle avec une satisfaction grave.

Essayant ensuite de balancer son buste cuirassé :

— Ce n’est pas très confortable, comme dirait miss Winnie, mais les chevaliers du Moyen âge en portaient bien d’autres !

Là-dessus, Criquet passa rapidement sa culotte de serge, donna de grands coups de brosse à ses cheveux mouillés, enfila son tricot bleu et une fois encore s’approcha de la glace ; elle parcourut d’un œil critique sa silhouette raidie, tendit le jersey sur sa poitrine plane, planta ses deux mains dans ses poches, essaya d’une pose désinvolte et déclara simplement :

— Ça va.

Mais elle aperçut son regard : ses prunelles tout à l’heure claires et lisses, sans plus de souci que des laques d’eau verte au soleil, lui apparurent élargies et creusées ; elle se pencha vers elles et de leurs profondeurs montèrent en bulles passagères et changeantes, des craintes, des désirs, des regrets, tout un monde de pensées si intenses, si nouvelles qu’elle ne se reconnut plus. Impuissante pourtant à exprimer ce qu’elle éprouvait :

— Comme mes yeux ont vieilli, remarqua-t-elle. Et, la tête penchée, elle sortit, hésita devant la chambre de Michel, se détourna et, descendant l’escalier d’un pas traînant, entra dans la salle d’études.

De la soie verte entre les doigts, son grand front tiré par des bigoudis de cuir noir, miss Winnie Jenkins songeait, la bouche entr’ouverte, son profil sec et triste tourné vers la mer.

— C’est moi, fit Criquet, d’une voix plaintive.

Miss Jenkins sursauta ; elle eut un regard surpris et bienveillant pour l’attitude soumise de Camille ; mais à la vue de la culotte, son visage se figea.

— Prenez tout de suite votre porte-aiguilles en papier bristol, mon enfant ! commanda-t-elle. At once !

Et tirant de son corsage cubique sa montre suspendue à une cordelière de cuir fauve :

— Vous êtes un quart d’heure tard, ajouta-t-elle d’une voix glacée ; vous demeurerez une demi-heure de plus.

Criquet n’eut pas une protestation. Elle tira d’une boîte un morceau de carton d’argent criblé de petits trous parallèles, choisit de menus carrés de tailles diverses, s’assit en face de miss Winnie et, les deux talons sur le barreau de la chaise, les dents enfoncées sur sa lèvre inférieure, se disposa à enfiler une aiguillée de soie rouge. Mais l’aiguille, sans doute, était trop fine ; Criquet eut beau l’essuyer sur son tricot de laine, la passer dans ses cheveux, sucer la soie, la mordre, la tordre entre ses doigts humides, viser, en fronçant les sourcils et le nez, le trou imperceptible qui tremblait dans sa main gauche, l’aiguille et la soie s’obstinèrent à ne pas se joindre ; elle poussa un gros soupir et coula vers son institutrice un coup d’œil suppliant.

Miss Jenkins demeurait impassible. Droite sur son fauteuil, les coudes au corps, les jambes correctement allongées devant elle, elle tricotait avec une rapidité mécanique.

« Elle ressemble au roi assyrien de mon histoire ancienne », songea Criquet.

Mais elle s’aperçut que le visage de l’Anglaise semblait plus long encore que de coutume, plus décoloré, que ses rides fléchissaient avec une mélancolie douloureuse et elle vit frémir le coin de sa lèvre plissée.

Elle se souvint alors que miss Winnie avait éprouvé un grand chagrin. Pendant l’hiver, un gros monsieur aux yeux ronds et brillants, aux mains énormes, avec un fort accent alsacien, était venu passer des heures au salon, le soir, près de miss Jenkins vêtue de drap prune, Camille remarquait que ces jours-là son institutrice ne manquait jamais de poser sur son front démesuré le beau toupet blond, frisé, acheté quarante francs chez un coiffeur et que cet artiste avait qualifié de « première qualité de breton ». On parlait de mariage à la cuisine. Puis le gros monsieur cessa tout à coup de paraître et Camille entendit sortir de la chambre de l’Anglaise des sanglots rauques et profonds ; pendant plusieurs jours, on lui parla tout bas, comme à l’église ; elle avait les yeux rouges et gonflés.

— Il n’a pas marché, conclut la femme de chambre. Je le comprends, moi, cet homme…

Camille avait eu devant cette douleur plus d’étonnement que de sympathie. Les aventures sentimentales la laissaient assez indifférente et l’idée qu’elle se faisait de leurs héroïnes ne cadrait guère avec la silhouette exacte et les traits dépourvus de grâce de l’institutrice. Aujourd’hui cependant une bouffée de pitié lui gonfla le cœur.

« Pauvre miss Winnie, se dit-elle ; elle ne sait pas que je la plains ; elle ne sait pas non plus que j’ai de la peine ; pourtant nous sommes bien près l’une de l’autre… »

Elle eut un élan et posa sur l’épaule de miss Jenkins sa main rougie par la soie mouillée. Celle-ci, peu habituée à ces expansions, tressaillit :

— Je vous ai toujours défendu de me toucher avec vos sales mains, mon enfant, fit-elle d’un air dégoûté.

Puis méfiante :

— C’est pour que j’entre le fil dans l’aiguille ? For shame ! À votre âge !

« Miss Winnie ne m’aime pas, pensait Criquet, en édifiant péniblement en pyramide les petits carrés de papier d’argent. Elle a toujours l’air de craindre que je ne la morde… Je ne sais trop qui m’aime : maman semble avoir un peu peur de moi et on la voit si peu, maman ! Pour tante Éléonore, je suis un monstre… Quant à Suzanne, elle est bien gentille pour moi, mais comme elle est gentille pour tout le monde, cela ne compte pas beaucoup. Alors, il reste Michel, et encore nous ne sommes plus amis comme autrefois. Oh ! Et papa que j’oubliais ! Il m’aime, lui, j’en suis sûre ! Seulement il est trop souvent en voyage. Combien de jours avant qu’il vienne nous rejoindre ? Plus que huit ! Que je suis contente ! »

Criquet sursauta de joie sur sa chaise. Elle décroisa les jambes et, selon son geste coutumier, se rejeta vivement en arrière, les deux mains derrière la nuque. Ce fut un désastre : l’aiguillée de soie rouge suivit le mouvement, mais la feuille de papier bristol s’arrêta contre le dossier de la chaise, se tendit, céda et tomba par terre.

— Oh ! fit Criquet en considérant avec effroi la pyramide d’argent dansant au bout du fil rouge. Ça casse donc comme du verre !

Elle se jeta à quatre pattes, ramassa la feuille de papier bristol, constata qu’elle portait au flanc une irréparable blessure et balbutia quelques phrases indistinctes.

Miss Winnie, brusquement tirée de sa méditation, levait vers le ciel des yeux et des bras indignés :

Oh dear, oh dear ! gémissait-elle. La troisième papier détruite en une semaine ! Et la fête de votre tante venant la prochaine semaine… Quelle pénible brutalité ! Well, Camille, vous devrez coudre pour une demi-heure de plus…

— Non, chère miss Winnie, elle ne devra rien du tout, prononça une voix câline.

Des bras aux poignets frais entourèrent le cou de l’institutrice, une tête brillante se pressa tendrement contre son profil ligneux.

— J’ai vu le drame, continua Suzanne qui était entrée sans bruit. Ce pauvre Criquet n’a pas de chance ; je l’aiderai à finir son porte-aiguilles et vous la lâcherez à l’heure habituelle ; c’est entendu, chère petite miss Winnie ?

De sa main fine elle flattait le grand front qui peu à peu semblait s’éclairer.

— Camille est d’une si choquante maladresse, dit miss Winnie, la voix hésitante. Enfin…

— Merci, merci, darling… À moi maintenant : Je voudrais tant finir mon aquarelle au lieu de broder avec vous ! Regardez ce ton mauve, là-bas sur les vagues… Jacques m’accompagnera…

Un joli sourire suppliant sur des lèvres tendres :

— Accordé, n’est-ce pas ? Je le devine à vos bons yeux… Vous êtes une chérie !

La jeune fille glissa jusqu’à la porte en balançant sa jupe bleu pâle, se retourna, sûre des regards heureux qui la suivaient, envoya du bout des doigts un petit baiser triomphant et disparut dans un rayon.

Miss Winnie continua longtemps à contempler la porte.

« Ce n’est pas malin pour Suzanne d’être bonne et de se faire aimer, songeait Criquet, avec un peu d’envie ; dès qu’elle entre, sa figure fait clair et frais comme de la porcelaine et tout le monde a envie de l’embrasser. Si je lui ressemblais, je supporterais presque d’être une fille… »

Puis voyant le profil de son institutrice toujours détendu :

— Voulez-vous faire un échange, miss Winnie, proposa-t-elle d’un air engageant. J’ai encore un quart d’heure de couture à finir, pas vrai ? Eh bien, je vous offre à la place une demi-heure d’anglais. Je traduirai oh ! tout ce que vous voudrez, même cette espèce de petit poète bossu que vous aimez tant et qui est si ennuyeux !

Miss Winnie reprit sa pose assyrienne et prononça :

— Vous coudrez encore pour un quart d’heure… Et Pope il est le plus grand homme des poêtes…

Un silence. Il commence à faire très chaud. Les mains de Criquet sont humides et l’aiguille crisse. Elle a mal entre les épaules, ses cheveux lui agacent les cils ; une mouche bleue, l’aile prise dans le rideau de la fenêtre, se débat et bourdonne avec un bruit pointu.

— Miss Winnie ?

Well ?

— Miss Winnie, Suzanne coud très bien et elle aime beaucoup coudre. Pourtant vous lui permettez toujours d’arriver en retard à l’heure de la couture ou de faire autre chose. Et moi…

— Votre sœur travaille comme une fée…

— … Et moi, comme une brute, je sais. Alors, Suzanne a le droit de ne pas faire ce qu’elle fait bien Et moi je suis condamnée à faire ce que Je ferai toujours mal ?

— Justement comme ça, mon enfant.

Criquet passe son doigt dans la fente qui doit se changer en boutonnière. Elle sait qu’il faut piquer son aiguille un peu loin de cette fente, faire un petit rond avec son fil, y repasser l’aiguille et tirer. Mais doit-on tirer en avant ou en arrière ? Dire qu’elle oublie ça toutes les fois ! Chinoiserie de malheur !

— Miss Winnie ?

— Quoi encore ?

— Marc adore les poupées et vous supplie toujours de lui tailler des robes ; pourquoi ne le prenez-vous pas à ma place ?

— Votre frère est un garçon.

— Alors les filles viennent au monde avec un dé au doigt, des ciseaux à la main et du fil dans leurs cheveux !

— Vous êtes inconvenante et stupide, Camille. Les jeunes dames bien élevées cousurent toujours. Cela est nécessaire…

— Il est juste et nécessaire, équitable et salutaire, psalmodia Criquet en se balançant sur sa chaise. Ça se chante à la messe.

— Cessez ! cria miss Winnie très rouge.

Ces chants papistes qu’elle n’osait point ouvertement interdire la mettaient hors d’elle. Camille connaissait cette faiblesse.

— Vous avez piqué votre main, continua l’institutrice : votre ouvrage est couvert avec du sang et votre trou pour le bouton à la renverse. Je devrais vous garder plus longtemps, mais j’ai promis à Suzanne… Allez !

Lorsque Criquet sortit, le soleil tombait à pic du ciel dur ; à droite, les allées du jardin s’alignaient, pétrifiées et rousses, entre les groseilliers aux grappes luisantes et les poiriers taillés en pointe ; à gauche, la dune semblait plier sous le poids de la mer, haute et droite comme une muraille de lapis. Criquet tournait, indécise. Que faire ? Où aller ? Elle avait les yeux éblouis, la tête et le cœur vagues. La bande qui entourait son corps lui froissait la peau sous les bras. Et tout cet éclat blessait et irritait sa peine confuse.

Michel parut, toujours en costume gris, un œillet rose à la boutonnière. Elle se précipita vers lui :

— Où vas-tu ? cria-t-elle.

Il ne parut pas enchanté de la voir.

— Au bourg, chercher des cigarettes, répondit-il.

Camille se souvint d’une plaisanterie de Jacques : « On va beaucoup fumer : elle est gentille, la petite du bureau de tabac… »

— Veux-tu que j’aille avec toi ? demanda-t-elle timidement.

— Dans ce costume ?

— Ce ne serait pas la première fois…

— Merci ! Pour que les gamins crient à la chienlit… Tante Éléonore a raison, cette fois : tu es trop grande pour t’affubler d’une culotte ; c’est ridicule !

Allons ! Michel comme les autres…

Elle l’accompagna un instant le long du sentier, puis s’arrêta devant une vieille femme assise sur le seuil d’une maison voisine, entre deux maigres peupliers dont on avait blanchi le tronc à la chaux et qui dressaient au-dessus du toit une petite touffe de branchages.

« Comme la queue d’un caniche », pensa Criquet.

— Bonjour, mère Sainte, fit-elle.

— Bonjour, bonjour, mon petit gars, chevrota la vieille,

Et voyant rire la fillette ravie :

— C’est pas Dieu possible ! fit-elle en levant son bâton. Je vous remets maintenant, vous êtes la seconde demoiselle de madame Dayrolles. À mon âge, dame, on n’y voit plus bien fin.

Elle souriait en laissant voir un bout de langue sur ses dents jaunes et ébréchées, l’air content ; un bandeau de toile blanche avec un nœud tout raide sur l’oreille encadrait son visage racorni ; une mante noire à capuchon se bombait sur son dos en arc, et d’un doigt incertain elle effaçait une larme au coin de son œil voilé.

— Vous êtes donc bien vieille, mère Sainte ? interrogea Camille avec une déférente sympathie.

— Si je suis vieille, ma chère demoiselle ! Mais j’ai près de septante-cinq ans… Quand je débarquerai chez le bon Dieu, j’y trouverai tout mon monde qui est là à m’espérer…

— Votre mari ? C’était un très bel homme, n’est-ce pas ? J’ai vu son portrait en uniforme avec son grand col marin…

— Oh ! non il n’était pas beau, mon pauvre bonhomme ! Il était même bien vilain, encore plus vilain que moi ; mais je serai tout de même contente de le revoir, lui et mes deux gars.

— Ils sont morts aussi ? Pourquoi ?

La vieille eut un geste vague.

— À la mer… Et puis les mauvaises fièvres. Ils naviguaient à l’État. C’est ça qui m’a fait avoir ma pette pension.

Sa voix était pleine de béatitude et ses mains noueuses palpaient avec tendresse une tabatière en coquillages peints.

— Ils avaient peut-être fait le tour du monde ?

— Eh ! oui donc ! Plus d’une fois ! Ils en avaient vu des pays et puis des pays de sauvages où l’on prend la maladie…

— Et vous n’avez jamais été sur mer avec eux ?

— Sur la mer, ma pauvre demoiselle ? Ah ! dame non, j’aurais bien eu trop peur ! Je n’ai quitté l’Île que deux fois : la première, au lendemain de mes noces pour aller acheter l’horloge à la Roche-sur-Yon et conduire mon homme aux Sables… La seconde fois, je fus à la pêche avec mes gars, le long des gros cailloux du port et j’ai manqué de me noyer ; ils m’ont rattrapée par mon cotillon comme je coulais ; j’en suis restée longtemps tout hébétée. La mer, c’est bon pour les hommes. J’aime mieux mettre du bois sous la marmite et astiquer l’armoire.

Elle tourna lentement la tête vers la pièce obscure où luisaient, piqués d’un rayon, les cuivres des meubles, le cœur rose d’une large coquille et le cœur d’or palpitant de l’horloge ; ses yeux, tout à l’heure indifférents, eurent une lueur émue.

Criquet la contemplait avec une curiosité ardente et grave. Cette femme avait vécu si longtemps que son cou était flasque et brun comme celui d’une antique tortue, ses rares cheveux, pareils à des racines, Son visage raboteux semblable à la motte de terre dont on la couvrirait. Et les longues années de sa vie s’étaient écoulées dans cette pièce étroite, entre ces meubles branlants, près de cette horloge qui lentement en avait sonné chaque heure. Comment n’avait-elle pas souhaité connaître ces beaux pays, ces larges étoiles, ces fleurs étranges et ces fruits dont ses fils et son mari lui contaient les merveilles ? N’avait-elle vraiment jamais éprouvé la colère d’être enfermée entre ces murs bas, sous ce toit de paille, et la jalousie de ceux qui partaient dans le grand air libre et le grand monde inconnu ? Voilà : elle allait mourir elle serait bientôt une vieille chose inerte et laide dans ce lit à vantaux, sous ces rideaux d’indienne à fleurs où elle avait étouffé tant de nuits, elle allait mourir et elle n’aurait rien vu, rien senti !… Était-ce possible qu’elle n’eût pas de regrets ?

— Vous n’avez pas été trop malheureuse, mère Sainte ? interrogea Criquet, compatissante.

La bonne femme leva le menton, l’air surpris.

— Malheureuse ? Pas plus, pas moins que les autres. À chacun ses peines. Au bon Dieu d’en faire le compte.

Elle se moucha soigneusement dans son mouchoir à carreaux, ouvrit sa tabatière, choisit de ses doigts gourds une pincée de poudre brune, la renifla d’une narine puis de l’autre, et les traits détendus, les yeux clos, s’assoupit en humant doucement le soleil entre ses dents branlantes.

Camille revenait, pensive, vers la maison quand des appels aigus la firent tressaillir : ses deux frères, dans leurs maillots de laine rouge, arrivaient en bondissant.

— Oh ! Criquet, Criquet, il y a si longtemps qu’on te cherche ! cria l’un, tout essoufflé.

— Oui ajouta l’autre, parce que, tu sais, il y en a des bourdons le long du grand mur, là-bas ! Tout l’air en est plein…

— Et on a retrouvé la grosse cloche en verre de l’an dernier, où on les mettait…

— Tu te souviens ? Et Marie, à la cuisine, nous a donné des bouteilles pour les attraper ; et, en attendant, on a mangé des groseilles, beaucoup ! sans qu’on nous voie !

Ils tournoyaient et sautaient, haletants : leurs boucles dansaient autour de leurs visages d’un rose moite, les mots fusaient, clairs et pressés, de leurs lèvres barbouillées de jus rouge. Camille les examinait comme elle avait examiné miss Winnie, puis la mère Sainte, avec la même attention sérieuse. Il lui semblait les voir pour la première fois. Qu’ils étaient gais, vivaces, sans souci ! Ils ne trouvaient pas le soleil brûlant ni la vie lourde. Ils se moquaient bien de l’avenir !

L’avenir ? Ne serait-il pas ce qu’ils voudraient ? Ils choisiraient celle qu’ils aimeraient parmi les routes larges ouvertes.

« Ce sont des garçons, eux », murmura Criquet ; et une bulle de jalousie, montant de son cœur crispé, sécha sa bouche.

— Allez-vous-en et laissez-moi la paix ! fit-elle rudement.

Mais elle vit dans le visage levé des deux enfants leurs yeux bruns tout ronds de surprise et le pli tremblant de leur bouche entr’ouverte.

Elle se souvint alors de leur admiration docile : elle revit Marc mâchant d’un air solennel et dégoûté la grosse limace rouge qu’elle avait fait cuire sur le fourneau de la cuisine ; elle songea que Maurice avait bien des fois échangé ses plus belles billes d’onyx et d’agate contre les simples billes de verre qu’elle lui proposait avec astuce. À les voir interdits et chagrins pour un simple mot, elle conçut un orgueil attendri :

— Allons ! Pleurez pas, les gosses, c’était pour rire !

Et glissant chacune de ses mains sous leurs boucles chaudes, elle les entraîna par le cou.

Le jardin, entre ses vieux murs tapissés de vignes et de rosiers, semblait une tasse peinte, pleine d’odeurs fumantes. Des figuiers aux branches tordues étendaient au-dessus des allées leurs feuilles immobiles, doublées d’argent mat, leurs fruits mauves alourdis de sucre, les figues-fleurs que mûrit le soleil de juillet, aussi chaud en ce coin de Vendée que le soleil du Midi. Dans les plates-bandes ourlées de buis s’alignaient en files serrées les résédas aux pointes rousses, les flaques veloutées des héliotropes, les têtes finement ciselées des capucines dressées sur leurs feuilles rondes, les touffes couleur poussière de la lavande, les branches vert pâle de la verveine, les plants cotonneux de la menthe, toutes ces fleurs des anciens jardins qui ont des parfums de vanille ou de poivre. L’air odorant semblait le souffle même de leurs corolles vibrantes ; des guêpes, des mouches, des abeilles passaient de l’une à l’autre, frémissantes et grisées.

Criquet oublie sa peine ; une fiole au large goulot dans la main, elle guette les bourdons : il y en a de gros à la voix nasillarde, vêtus de noir et de blanc, solennels comme des juges ; il y en a qui ont le ventre rouge, le fifre aigu, l’allure insolente des soudards ; d’autres sont menus et bleus entre leurs ailes de gaze, d’autres encore spirituels et gamins avec leurs antennes de velours et leurs blonds corselets de pages.

Ils tournent au-dessus d’une plante, hésitent, puis s’abattent, les pattes repliées. Souvent ils effleurent tout juste la corolle en y plongeant leur trompe noire, recourbée comme un bec ; d’autres fois, ils se gorgent longuement, la tête en bas, les ailes agitées de menus frissons, reprenant haleine, avec de petits susurrements de bonheur ; parfois enfin, ils disparaissent dans le calice qui se penche sur la tige balancée et reviennent bientôt, les antennes ébouriffées, le velours de leur corselet saupoudré de pollen.

Alors Criquet avance sur la pointe des pieds et pose délicatement derrière eux sa bouteille. Ils y entrent à reculons, sans défiance, puis tout à coup, se sentant prisonniers, bourdonnent avec une indignation stupéfaite, prennent leur essor, se heurtent à la cloison transparente, glissent, retombent et recommencent.

Il y en a déjà huit, des gros, des petits, des bleus, des noirs, des roux et des blonds qui se récrient de toutes leurs voix graves ou aiguës, concert strident qui chatouille l’oreille. Le flacon est maintenant voilé de poussière jaune : au fond, une abeille avisée recueille ces trésors perdus : elle y roule d’abord sa tête et ses antennes, s’en barbouille comme un marmot de confiture, puis lentement, méthodiquement, passe ses pattes de devant sur ses moustaches, fait glisser le pollen le long de son ventre et l’agglutine à ses pattes de derrière en lourdes masses d’or cireux.

« On dirait qu’elle a mis des bottes rousses, comme les moujiks du général Dourakine », pense Criquet, enchantée.

Elle place la fiole dans un rayon de soleil : que c’est joli, ces petits corps remuants et poudrés ! Puis, son nez sur le goulot, elle respire à grandes lampées : tout le parfum mêlé des fleurs la pénètre, avec quelque chose encore d’étrange, de fauve et de sucré.

Tout à coup, un pas martelé, un frou-frou de jupes, un cliquetis de chaînettes et de clefs : tante Éléonore s’avance, sanglée dans une robe de soie aux innombrables garnitures — son uniforme. Car « avec une robe de soie, dit tante Éléonore, on est à sa place à toute heure et partout ». Elle garde pour l’île Aulivain les plus élimés de ces costumes.

Camille, qui s’est retournée d’un bond, dissimule la bouteille derrière son dos et regarde venir sa tante avec des yeux candides.

— Inutile de te cacher, Camille, j’ai tout vu…

Tante Éléonore hoche d’un air affligé sa grosse face cramoisie aux cheveux roux mêlés de fils blancs.

— Mais, balbutie Criquet, je ne fais rien de mal. C’est des bourdons… dans une bouteille…

Elle l’élève à deux mains, comme une offrande propitiatoire.

— Des bourdons !

La voix de tante Éléonore résonne lugubrement.

— Des bourdons ! À ton âge ! Quelle honte !… N’as-tu donc pas en train un ouvrage sérieux : de la broderie, du tricot, du macramé ?

— Ah ! non, tante, alors ! lance Criquet de tout son cœur… Je sors d’en prendre… avec miss Winnie, pendant une heure…

— Je sors d’en prendre ? Quel langage, grand Dieu !… Mais voyons, n’as-tu pas de poupée ? Tu es bien grande pour jouer, je le sais, mais si tu l’habillais, ce serait du moins une occupation féminine.

— Une poupée ? répond Criquet, d’un ton morne. Autrefois, j’aimais les casser ; maintenant, ça ne m’amuse même plus…

— Elle n’aime pas, elle n’a jamais aimé les poupées !

Le large visage passe du rouge au pourpre vif.

— … Mais, malheureuse enfant, les poupées sont l’école des mères. Que feras-tu plus tard quand tu auras des petits êtres vivants entre les bras ?

Criquet basse la tête.

— C’est que, tante Éléonore, murmure-t-elle d’une voix hésitante, c’est que je n’aime pas beaucoup les petits enfants non plus : j’ai toujours peur de leur faire mal et je trouve qu’ils sentent le lait tourné.

Le silence s’établit, tragique. Criquet n’ose plus lever la tête ; elle écrase de la pointe du pied une figue qui saigne. La semonce ne viendra-t-elle jamais ? Enfin, elle entend un soupir énorme et une voix caverneuse prononce :

— Pauvre, pauvre petite ! Je t’excuse, car tu ne sais ce que tu dis. Renier l’enfant par lequel les femmes connaissent toutes les joies et toutes les souffrances, l’enfant qui…

— Oh ! tante, interrompt Criquet, ce n’est pas ma faute, mais je voudrais bien ne pas souffrir !…

Toute sa peine lui est revenue. Elle se sent seule, abandonnée, désolée. Elle n’a même plus d’amour-propre et, appliquant contre ses yeux ses deux mains fermées sur la bouteille, elle sanglote.

— Je vois avec plaisir que tu n’as pas le cœur trop endurci, déclare tante Éléonore, satisfaite. Je te laisse à tes réflexions, mon enfant. Sois bien persuadée que ce que je t’en dis, c’est pour ton bonheur…

Criquet entend la soie frôler les buis et un instant plus tard la voix métallique sonner dans la cuisine. Elle pousse encore deux hoquets douloureux, s’essuie les paupières, ouvre les yeux.

Comme il fait chaud, plus chaud encore que tout à l’heure ! Les plantes laissent pendre leurs feuilles comme des oreilles de chien. Tante Éléonore est peut-être bonne ; maman le dit ; mais papa lui a répondu un jour : « Oui, c’est un monstre de bonté et de dévouement. » Et pourtant, papa doit le savoir puisque c’est sa sœur. Allons ! n’y pensons plus !

Criquet se dirige vers le coin du jardin où luit, toute ronde, une cloche à melon, percée d’une ouverture que ferme un tampon de linge. La cloche est pleine de fleurs fraîches auxquelles sont suspendus des bourdons et des guêpes. Ils ont mauvaise mine : le velours de leurs vêtements est souillé, fripé ; ils ont replié leurs antennes ; dans un coin, deux d’entre eux sont couchés sur le dos, ternis, les ailes serrées, les pattes raidies.

— Déjà ! fait Criquet.

Ils devraient être heureux pourtant. Ne leur donne-t-elle pas toutes leurs fleurs préférées ? Ils n’ont même pas la peine de les chercher. Ne sont-ils pas à l’abri du froid, du vent, de la pluie ? Ils trouvent des amis pour causer et s’amuser. S’ils se plaignent, c’est qu’ils ont vraiment bien mauvais caractère ! L’an dernier, Criquet recommençait chaque jour sa tâche méritoire, forte de ses intentions charitables, remplie d’un espoir sans cesse renaissant.

Aujourd’hui, elle n’est plus sûre. Elle considère la cloche, les yeux brouillés de larmes ; songeant alors aux derniers mots de sa tante :

— C’est bien difficile de faire le bonheur des autres, pense-t-elle.

Et, levant le flacon, elle l’ouvre, puis regarde pensivement les bourdons grimper un à un vers le goulot, ouvrir leurs ailes brillantes, hésiter, décrire un grand cercle d’or frémissant et s’évanouir dans la lumière.