Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 1-24).
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CRIQUET




PREMIÈRE PARTIE


I


Camille poussa la porte du couloir obscur qui sentait les champignons et le salpêtre, et, franchissant d’un bond les trois marches du seuil, sauta dans la lumière.

Elle demeura un instant immobile, éblouie, clignotant vers la dune escarpée dont les herbes claires tremblaient sur le ciel. On entendait des pas dans la maison, des voix, des bruits de malles traînées sur le plancher, de placards et de tiroirs ouverts et fermés, tout le tumulte de l’arrivée. Des persiennes rabattues claquèrent au-dessus de la fillette. Alors, craignant d’être aperçue, elle se glissa furtivement le long du mur, tourna, et levant la tête vers la façade de côté, que trouait une seule lucarne en pointe :

— Michel ! appela-t-elle à demi-voix.

Un garçon de quinze à seize ans apparut, la tête hérissée de cheveux noirs, les yeux brillants, la lèvre supérieure mâchurée de poils et relevée sur de larges dents blanches dont l’une, en bas, était un peu cassée. Il était en bras de chemise et nouait une régate rouge autour de son col de flanelle.

— Que veux-tu, Criquet ? demanda-t-il. Comment ? Déjà en costume de voyou ?

Elle mit les deux mains dans les poches de sa culotte.

— Comme tu vois, fit-elle satisfaite.

Puis, d’un ton suppliant :

— Je t’attends : viens vite tout revoir avec moi !

Michel haussa les épaules.

— J’ai bien le temps… Sois tranquille, ça n’a pas bougé depuis l’an dernier… Je te rejoindrai tout à l’heure.

— Méfie-toi ! Si tu restes trop longtemps, on te fera travailler à l’installation : porter la malle, huiler la serrure, chercher la clef perdue… Moi je file !

Et, abandonnant son cousin, Camille s’élança vers la dune, ferma résolument les yeux, et se mit à grimper, lèvres serrées, tête basse, poings clos ; des branches d’ajonc piquaient et rayaient ses jambes nues, ses cheveux lui frappaient les épaules, et son cœur battait contre ses côtes, joyeux, sonore, impatient.

Un dernier bond : la voici haletante, tout en haut, sur la crête. Elle va ouvrir les yeux, elle va voir… Enfin !

— Non, pas encore, déclare-t-elle à demi-voix. Il faut savoir gagner son plaisir !

Et comme ses pieds râclent l’herbe, nerveux, indociles, elles les saisit l’un après l’autre dans sa main et fait sur place quelques pirouettes, en mordillant sa langue qui frétille. À droite ! À gauche ! Là.

Un rayon lui taquine les cils, une bouffée d’air âcre et tiède vient lui froncer les narines, le fifre pointu d’un moustique claironne à son oreille, et, à travers ses paupières, elle voit du rose et de l’or. Tout de même, elle reste inébranlable. Elle se prépare une surprise : quel orgueil de la différer, de mâter son envie, de déguster sa force d’âme !

Mais :

— Si pourtant il y avait quelque chose de changé ?

Du coup, ses yeux s’ouvrent tout grands, et sa bouche, et ses bras aussi, qui se referment ensuite lentement sur sa poitrine comme si elle voulait étreindre le cher paysage.

— Mon île…, murmure-t-elle.

L’île Aulivain est là, tout entière étendue à ses pieds. Ainsi posée, petite et sombre sur la mer immobile, on dirait une mouche dans une assiette bleue ; et comme le flot bouge, là-bas, autour des rochers en pointe, cela fait des pattes noires qui remuent…

Camille suit d’abord les contours de l’île, du bout du doigt, amoureusement, comme si elle les caressait. « La jolie forme ! » pense-t-elle. En face, les roches noires dressent au-dessus de l’eau leur tête furieuse, puis s’abaissent, s’étirent des deux côtés et se perdent dans les grèves dont les liserés d’or se rejoignent enfin. Camille s’en souvient : il y a là-bas, dans ce sable, de tout petits œillets roses qui sentent si fort !

Elle parcourt ensuite des yeux les champs de blé déjà roussis par juillet, les avoines plus pâles, la tache obscure du bois où l’on trouve des mûres violettes, très juteuses, les quelques villages dont les maisons basses, blanchies à la chaux, éclatent au soleil. Elle fait un signe d’amitié au phare qui élève au-dessus de l’île son fuseau gris et, chaque soir, jette au passage le regard soupçonneux de son gros œil rouge. Puis :

— Bon ! soupire-t-elle joyeusement. On n’a pas construit d’horribles villas toutes neuves, comme celles des arches de Noé. C’est toujours mon île à moi, mon île que j’aime… Mais qu’est-ce qui me chatouille donc le nez ? Pas des larmes, je suppose ?

Elle se met les deux poings dans les yeux, frotte avec vigueur, puis, pour bien se prouver qu’elle ne pleure pas, pousse quelques cris aigus en se balançant d’avant en arrière et d’arrière en avant.

— Comme on est à l’aise dans ces habits de garçon, pense-t-elle. J’avais une grosse peur que miss ne les eût jetés ! Mas non : ils ont passé l’hiver dans leur placard avec les filets et les paniers de pêche : ils sentent un peu le poisson et le chien mouillé, voilà tout…

Et Camille considère avec un orgueil affectueux sa culotte de serge déteinte et son tricot de laine où des reprises naïves indiquent la place pointue des coudes. Elle tâte la bûche creuse — son carquois ! — teinte en ripolin brun, suspendue à sa taille par une lanière, et d’où sortent la pointe de son arc détendu et les têtes de ses flèches, hérissées de plumes. Elle abaisse jusqu’à son nez son béret rouge, écarte d’un geste brusque ses mèches rousses, et de nouveau plonge d’un air crâne ses deux mains au fond de ses poches.

— C’est agréable, les poches ! Tiens ! Qu’y a-t-il là-dedans ?

C’est un livre recouvert de carton gris, revêche, usé, fripé, arrondi aux angles. Camille le reconnaît avec enthousiasme :

— Mon Télémaque que j’ai tant cherché !

Elle le contemple, le tourne, le retourne, le flatte de la main, l’approche de sa joue, de ses lèvres. Il n’est pas beau, oh ! non, mais que de choses il lui rappelle, et si vieilles ! Vieilles d’au moins cinq ans…

Elle venait d’être très malade. Sa tête était si lourde qu’elle tombait toujours d’une épaule sur l’autre, et cependant elle la sentait vide comme une tête de pavot ; le plancher ondulait autour d’elle comme les vagues de la mer, et quand elle aplatissait son nez contre les vitres pour voir le dehors jaune et triste, le froid des carreaux lui entrait peu à peu dans le cœur. Puis, quelle odeur chaude, écœurante, d’iode, de moutarde, de farine de lin !

On lui défendait de lire, les jours n’en finissaient plus. Mais voici que dans un coin du tiroir elle avait découvert ce petit volume. Comme elle l’avait de suite aimé ! Il parlait de soleil, d’arbres à fruits d’or, de batailles et de longs voyages sur la mer tumultueuse… Elle lisait ces aventures surprenantes, assise par terre sur le tapis, et, quand on entrait, elle cachait bien vite le livre sous un fauteuil à franges.

Depuis, elle ne s’en est plus séparée. Elle connaissait dans tous ses détours l’île délicieuse de Calypso, pareille sans doute à l’île Aulivain ; elle admirait le courage modeste et les yeux de feu du jeune Télémaque, et les longs discours de Mentor lui semblaient bien moins ennuyeux que ceux de miss Jenkins, son institutrice.

Un jour, Télémaque disparut. Les livres se perdent moins facilement que les mouchoirs, mais ils se perdent. Quelle joie de le revoir !

Elle l’entrouvre doucement, comme un coffret précieux. Mais les pages apparaissent toutes souillées, tachées de vert, festonnées, déchiquetées. Pourquoi donc ?

Camille hésite un instant, et éclate de rire. C’était aux dernières vacances : elle avait renversé une cuvette d’eau sur son jupon, et tandis qu’il séchait dans le pré, un veau, séduit par cette pâture inconnue, avait savouré la mousseline blanche : il entamait Télémaque resté dans la poche lorsque Camille survint… Elle revoit les gros yeux surpris et innocents du veau, un lambeau de dentelle aux dents, ses cabrioles maladroites dans l’herbe profonde — et, de joie, se met à cabrioler aussi.

Un temps de galop à travers la dune, entre les touffes serrées des bruyères et des genêts, et la voici au-dessus de la plage qui s’allonge, lisse et soyeuse, dans les bras durs des rochers. Un coup d’œil à la mer : elle est basse ; tant mieux, on pourra s’avancer très loin, reconnaître toutes les flaques, toutes les pointes. Camille saute sur la grève et tombe, le nez dans le sable uni où personne encore n’a marché. Elle y plonge les bras, les jambes, s’y étend sur le dos, sur le ventre, s’y roule comme un chien dans la neige ; elle s’assoit ensuite, prend à pleines mains le beau sable liquide qu’elle laisse fuir entre ses doigts.

— C’est doux, c’est chaud comme de la cendre, murmure-t-elle, et si l’on enfonce son poing plus profond, cela devient frais comme de l’eau qui coule…

Elle se relève, et tout le long de ses épaules, de son dos, dans le creux des reins, jusqu’à ses pieds, s’égoutte une petite pluie piquante et drue. Comme cela chatouille ! Elle rajuste son tricot, se secoue, s’ébroue, mais ses cheveux, ses cils, sa peau rose et moite sont tout étincelants de poussière d’or et d’argent.

— Bah ! Pour une fois je peux bien mettre de la poudre !

Maintenant, en route vers la mer ! Camille se plaît d’abord à rebondir sur le sable humide, élastique et poli, étend les bras, les ramène vivement sur sa poitrine, fait plier ses jambes, et, les sentant souples et dociles, elle redouble son élan, galope vite, toujours plus vite, si vite qu’elle n’aperçoit plus entre ses paupières qu’un papillotement blond taché de bleu ; ses paumes ouvertes sifflent, il lui semble ne pas toucher le sol, s’éparpiller dans l’air, ne plus être qu’une petite chose transparente que le vent traverse, soulève. entraîne… Et c’est une sensation si enivrante que Camille crie de plaisir, de souffrance et presque d’épouvante.

Une large flaque violette que la mer a laissée et qui repose toute calme sous le soleil, l’arrête un instant ; elle y entre grisée, la tête et le cœur vacillants, et goûte aussitôt un apaisement délicieux à sentir la caresse de l’eau tiédie sur ses mollets brûlants d’égratignures. Sa joie, qui tout à l’heure s’échappait en flèches aiguës, s’épand autour d’elle par nappes lentes et tendres.

À travers l’eau qui clapote un peu, elle marche, silencieuse, comme si elle craignait d’éveiller tout ce qui dort peut-être depuis qu’elle est partie. Des herbes vertes et des tiges gluantes s’enroulent à ses chevilles, des crabes, les pinces dressées, s’enfuient de biais sur leurs pattes hautes ; des poissons gris filent jusqu’aux gros cailloux à barbe de varech, ou disparaissent tout à coup dans un nuage de sable.

Camille jette autour d’elle des regards émus et ravis. Est-ce l’an dernier ou bien hier que, par les chauds après-midi d’août, elle s’étendait en costume de bain sur cette pierre plate et baignée, pour relire des récits de chasse ou de voyage, tandis que l’eau lui étendait sur le corps un drap frais et mouvant ?

Comme elle avait aimé, le soir, quand la mer était phosphorescente, lancer du haut de cette pointe des galets qui glissaient à la surface de l’eau, laissant après eux un sillage d’étoiles ! Et quel plaisir de danser ensuite sur la grève, dans le vent, et d’allumer des arabesques d’or le long du sable humide : plaisir de sirène ou de fée !

Au fond de cette crique, on trouvait, collées au rocher, de grosses moules entourées de leurs petits, dont on ouvrait à la pointe du couteau la coquille luisante ; parfois on se coupait le doigt, mais quelle bonne saveur amère et fraîche, qui donnait une faim terrible ! Il y a encore par là des bigorneaux rosés, gris et mauves, que l’on fait cuire et dont on retire avec une épingle le corps en spirale, jaune en haut, noir en bas, des coquillages aigus, en forme de pyra­mide à pointe, qui déchirent les espadrilles et ont un intérieur en caoutchouc, et ces minces feuilles de nacre irisée que le flot arrache aux profondeurs inconnues où vivent les pieuvres gigantesques et les arbustes de corail…

C’est ici, dans cette crevasse, qu’elle se fit en tombant une balafre au front dont elle portera toujours la marque blanche ; et là-bas, plus loin, elle découvrit un jour une mouette qui mourait, les ailes étendues, des perles rouges sur le duvet de son ventre palpitant.

Jamais Camille n’aurait cru posséder tant de souvenirs !

Un peu pensive, étonnée d’avoir vécu si longtemps, elle s’inclinait sur des coupes creusées dans le roc et comme doublées de ciment rose où ondulaient des plantes fluides aux souples et fines découpures : des anémones marines épanouissaient puis fermaient leurs pétales de chair nuancés de vert et de rouge ; des crevettes transparentes, au nez futé, reculaient par saccades silencieuses ; un coquillage s’animait sou­dain et sortait sa tête aux petites cornes noires, un poisson minuscule rôdait en tournant, puis s’enfuyait d’un coup de queue ; et de toutes les parois des rochers, de toutes les touffes de varech, de toutes les fissures, s’échappaient des bruits à peine perceptibles, crissements légers, menus grincements, susurrements et clapotis indistincts, tout le fourmillement d’innombrables vies invisibles et mystérieuses…

« J’entends respirer les crabes tourteaux », pense Camille.

Mais, au fond d’une mare, près d’une grosse pierre, elle vient d’apercevoir une algue mauve, qui bouge. L’œil avivé, le corps en arrêt, le souffle suspendu, elle attend… L’algue s’allonge, se recourbe, se fleurit soudain de bourgeons verdâtres, jette une tige nouvelle qui croît à son tour, serpente, fleurit : puis c’en est une troisième, une autre ensuite, une autre encore ; toutes ces tiges s’élargissent enfin en un bouquet mouvant dont le cœur est une fleur ronde et flasque aux teintes changeantes. Et cet étrange bouquet s’avance par poussées lentes et régulières qui troublent l’eau, chassent les crevettes effarées, agitent sur le sable fin les mousses et les coquillages vidés.

— Un poulpe !

Camille est rouge, les dents aiguës, les narines élargies ; elle exécute sur la pointe de ses espadrilles une danse muette, attire son carquois, bande d’une corde à violon son arc d’acier, choisit une flèche dont elle tâte la pointe, la place sur l’arc qu’elle tend, et se couche doucement sur un rocher surplombant la mare.

Mais sur la fleur qu’elle guette s’ouvrent soudain deux grands yeux d’or.

— Il m’a vue, s’écrie-t-elle. Allons-y !

Pourtant, elle hésite encore : c’est gênant, ces grands yeux d’or qui regardent : que de terreur suppliante et d’humble menace ils expriment ! La bête s’est enfuie dans un angle de la mare : et là, peureusement ramassée sur elle-même, voici que de mauve elle devient rouge, puis jaune, puis brune, se tache de vert, de rose, de violet, d’indigo, de nuances rapides et multiples qui semblent le frémissement de sa colère terrifiée ; enfin, défense suprême, elle exhale bruyamment deux jets d’une encre gluante qui noircit l’eau et cache une seconde le regard éperdu.

Alors, Camille n’hésite plus : la flèche file à l’aveuglette avec un bruit doux de plume froissée, pique dans quelque chose, s’agite un instant par secousses vives, tressaille ensuite lentement et s’arrête. Puis, le nuage noir peu à peu dissipé, Camille revoit la fleur toute flasque et molle qui flotte sur la mare, détendue, pâlie. L’un des yeux, transpercé par la flèche, est déjà mort ; mais l’autre, large ouvert, regarde toujours, du même regard plein de reproche et d’infinie détresse. Camille demeure d’abord immobile, penchée, les doigts posés sur la corde de l’arc tendu, puis son visage s’assombrit, grimace, ses lèvres s’allongent ; elle se redresse brusquement, tourne le dos, et fuit.

« Qu’ai-je donc ? se demande-t-elle tout en bondissant. Mon cœur me fait mal et mes jambes tremblent… L’an dernier, j’aurais sauté sur ce poulpe, j’aurais passé mes deux pouces dans la poche qui lui sert de tête, je l’aurais retournée comme on retourne sa vraie poche, et j’aurais suspendu à ma ceinture le scalp de l’ennemi ! Au lieu de cela, je me sauve !… Est-ce que je me suis efféminée, comme Télémaque dans l’île de Calypso ?… Pauvre poulpe ! Que ses yeux étaient tristes ! Qu’il avait l’air malheureux de mourir !… Et moi qui suis si contente aujourd’hui… Je me dégoûte ! Sans compter que j’ai laissé là-bas ma plus belle flèche… »

Là-dessus, Camille arrive au bord d’une large crevasse, la mesure de l’œil, se tâte un instant. Houp !… Le saut est trop court. Elle effleure du pied l’autre bord, essaie vainement de s’y agripper avec les ongles, glisse le long de la paroi mouillée, dégringole à grand bruit et s’étale au fond entre des pierres bleues et lisses. Un coup de reins : elle s’assoit et se rend compte, tourne la tête, fait mouvoir ses bras et ses jambes. Bon ! rien de cassé. Une petite chute d’ailleurs, à peine trois mètres. On en a vu d’autres ! Seulement, le mollet gauche a râclé contre la paroi, et la peau s’enlève comme celle d’une pomme de terre nouvelle : c’est d’abord blanc, ça devient peu à peu violet, enfin voici du rouge.

« On dirait l’ami poulpe », constate Camille, philosophe.

Puis, comme ça brûle dur, elle attrape sa jambe entre ses deux bras, la serre contre son ventre et passe sa langue sur la blessure.

— Aïe ! Aïe ! Aïe ! Rien de meilleur que la salive pour aseptiser, comme dit le docteur… Si seulement un chien pouvait me lécher !

Ça va mieux. Un mouchoir par là ? Pas bien frais, le mouchoir. Il est dans cette poche depuis dix mois avec une ficelle, une toupie, un croûton de pain beurré, des clous. Tant pis !… Trempons-le dans l’eau de mer, un bon bandage, et en route maintenant !

Elle se hisse hors de son trou avec quelques grimaces et en considère longuement le fond.

« C’est drôle, pense-t-elle en hochant la tête. Aux dernières vacances, j’ai sauté par là-dessus plus de cent fois. Allons, je suis engourdie, abrutie… En m’enlevant tout à l’heure, je me suis sentie lourde comme un canard… Est-ce que j’aurais engraissé ? »

Et Camille un peu troublée, un peu honteuse, s’en va tête basse, se palpant et boitillant.

La voici au bord de la grève. De la main elle abrite ses yeux et regarde du côté de la maison : une tache claire apparaît au ras d’une touffe d’ajoncs, puis une silhouette grise émerge de la dune et grandit.

— Michel ! Par ici, Michel !

Camille arrache son béret, agite les bras, saute tout échevelée, se baisse pour rattacher son bandage, ressaute et recrie. Puis, un peu calmée, elle regarde avancer son cousin.

Comment ! Il a mis son costume neuf et son beau panama ? Quelle idée !… Qu’il marche bien ! À longues enjambées, en balançant un peu le corps, comme un marin… Et que ses yeux et ses cheveux brillent noir ! C’est joli d’être brun… Il est grand : presque un homme à présent… Camille aime les garçons, en général. Mais parmi les garçons, c’est Michel qu’elle aime le mieux : il a toutes les qualités, tous les défauts des garçons. Il est son camarade, son ami, son meilleur, son seul ami.

Ils se sont connus tout petits, quand Michel, orphelin, est venu habiter chez son oncle Dayrolles, le père de Camille ; ils ont couché dans la même chambre, partagé leur dessert et leurs billes ; ils ont eu la rougeole ensemble ; ils ont joué, ils se sont battus surtout. À dix ans, Michel a dû entrer comme interne au lycée ; mais on s’est retrouvés aux sorties, aux vacances, on est restés tout de même copains.

Pourtant, depuis quelques mois, il est souvent grognon, irritable. Il ne lui confie plus ses secrets, plus d’une fois il l’a rabrouée. Les garçons ont de ces lubies… Qui sait ? Il redeviendra peut-être aimable dans cette chère vieille île que tous deux connaissent si bien…

Camille marche à la rencontre de son cousin, et inconsciemment, elle met comme lui les mains dans ses poches, allonge le pas, penche le buste en tanguant des épaules. Elle se sent le cœur débordant de paroles joyeuses et tendres, mais au premier coup d’œil, elle devine que ça ne prendra pas. Michel ne se soucie plus d’effusions. S’efforçant d’avoir comme lui l’air indifférent et bourru, elle dit seulement :

— Tu vas donc à la noce pour t’être fait si beau ?

— Et toi, rétorque Michel, c’est à l’étable peut-être ? Quelle touche, non, mais quelle touche ! Attends que tante Éléonore ou miss Winnie t’aperçoivent !

— Pas de danger… C’est vrai, Je suis assez sale, ajoute-t-elle d’un air paisible.

Puis, oubliant sa résolution de froideur :

— Oh ! Michel, mon petit Michel, si tu savais ! Je les ai visités, le rocher aux moules, la flaque chaude, la pierre où s’était caché le homard, tu te souviens ? ce petit homard qui se baladait sur le sable et que nous avons crocheté dans son trou avec des tringles à rideau ? Et dans la mare où nous avons un jour pêché des sardines avec notre serviette à bain, devine ce que je viens de tuer ? Tu ne devines pas ? Ce n’est pas malin, pourtant ! Un poulpe, mon vieux ! Un gros bandit de poulpe ! Même que je ne lui ai pas encore retourné la panse pour te laisser le plaisir.

Mais cette attention ne déride pas Michel.

— Que veux-tu que j’en fiche de ton poulpe, et de tes mares, et de tes moules ? Je les ai assez vus, depuis huit ans qu’on vient ici pour les vacances ! Un sale trou de sauvages… Pas un chat à voir.

— Voilà que tu parles comme la femme de chambre, fait Camille mi-fâchée, mi-rieuse.

— C’est vrai, aussi ! Moi qui comptais tant passer les vacances à Royan avec l’oncle Charles… Et depuis qu’il est parti pour Bordeaux, pas un mot de lui ! Il me l’avait promis, pourtant.

Michel enlève brusquement son panama, en frappe son genou, hérisse ses cheveux plats, luisants de brillantine, pendant que Camille le considère avec une surprise désolée.

— Oh, Michel ! dit-elle enfin. Tu ne m’avais rien dit de ce projet.

Et montrant d’un geste la mer, la plage et les dunes :

— Alors, tu serais content de quitter tout ça ?

Elle voudrait ajouter : « De me quitter aussi ? Tu ne m’aimes donc plus ? » Mais elle se méfie de sa voix qui tremblerait peut-être ; puis, ce sont des choses qu’on ne dit pas entre garçons… Allons bon ! Une boule lui monte dans la gorge, passe par son nez en piquant, arrive jusqu’à ses yeux : cela va faire déborder les larmes. Michel se moquera d’elle, l’appellera « fille ».

Elle se détourne, passe négligemment sa manche de laine sur ses paupières, tousse et dit :

— J’ai frotté mes yeux avec des mains pleines de sable mouillé ; depuis, ils pleurent ; ils doivent être rouges ?

Et comme son cousin ne daigne pas rompre le silence :

— Tu n’as pas faim, Michel ? Il est près de cinq heures, demande-t-elle.

— Si, répond-il aussitôt, l’œil intéressé. Le déjeuner est loin !

— Et c’était un drôle de déjeuner…

— Oui, du jambon qui restait du voyage…

— De la carcasse de poulet !…

Et des pommes de terre bouillies : « pommes de terre dans leur jaquette, mes enfants », comme dit miss Winnie.

Ils rient. Michel est de meilleure humeur. Camille sent revenir sa joie.

— Tenons conseil, fait-elle. À midi, j’ai vu arriver le pain du goûter, tu sais, ce bon pain de chez Jezequel, qui a une forme de couronne d’or et la mie trouée comme de la cire d’abeilles. Et on a apporté de Paris des boîtes de ce chocolat suisse qui fond dans la bouche.

Elle avale un peu de salive, avec un petit bruit de gorge.

— Le tout, maintenant, est de savoir où est la famille, reprend-elle.

— Elle est partie pour la plage avant moi.

— Allons voir !

Ils courent jusqu’à un rocher qui leur a toujours servi d’observatoire.

— Je vois la tente ! crie Camille. Elle est dressée au même endroit que l’an dernier. On dirait qu’elle y a passé l’hiver.

— Toute la tribu campe autour…

— Avec armes, bagages.

— Et chameau : je vois tante Éléonore…

— Oh ! Michel !

— Tante Éléonore qui, de ses grands bras noirs, abat quelques noix, et miss Jenkins de profil, avec son beau tailleur khaki, ma chère : une planche d’acajou rabotée et peinte de frais.

— Déjà le nez sur son ouvrage ! Je parie qu’elle tricote encore une cruche en soie vert pâle… Ce qu’elle doit avoir d’amis qui jouent au bridge !

— Cette tache bleue avec un peu de blanc, c’est ta mère, dans son fauteuil à toit de paille.

— Elle tient un livre, mais je suis sûre qu’elle regarde le paysage, de son petit air triste et résigné.

— … Et cette flaque rose surmontée d’un point jaune qui remue : la belle Suzanne aux cheveux d’or, ta sœur et ma cousine ! Quant à ce paquet informe étendu à ses pieds, c’est bien, si je ne me trompe, l’illustre Jacques Broussot, admissible à Saint-Cyr, fils unique de madame veuve Éléonore Broussot, ta tante vénérable et vénérée ?

— Oh ! tu sais… la vénération, c’est une bosse qui me manque. Mais pourquoi Jacques n’est-il pas en train de courir les dunes avec son fusil ?

— Pourquoi ? Innocente enfant ! Hercule file aux pieds d’Omphale… Le fier Hippolyte et… je ne sais plus si c’est pour Phèdre ou pour l’autre bonne femme qu’il avait le béguin, Hippolyte ? Toi non plus ? D’ailleurs on s’en moque, n’est-ce pas ?… Toute la famille étant rassemblée là-bas, depuis la doyenne jusqu’aux deux gamins qui défoncent le sable pour construire un fort, la question se pose : qu’allons-nous faire ?

Canulle, les sourcils méditatifs, fit tourner deux ou trois fois son béret sur sa tête, puis, saisissant une mèche de ses cheveux, elle s’en chatouilla le nez, comme d’un pinceau.

— Courir tout droit là-bas, c’est trop dangereux, déclara-t-elle. Si miss m’aperçoit, je l’entends d’ici : « Camille, allez laver vos mains, votre figure, faire votre cheveu et brosser votre panntalon. Vous êtes une disgrâce, vraiment ! » Ou bien tante Éléonore : « Ma pauvre enfant, tu n’as donc pas d’ouvrage en train, un feston, du crochet, un carré de broderie ? » Et là-dessus, un soupir à ébranler le phare… Non, non… Écoute : nous allons faire le tour par la dune ; il y a sur le talus, derrière la tente, une sorte de trou tapissé d’herbe et de bruyère ; on s’y allongera, et tranquilles comme deux petits saints Jean, on attendra d’être appelés pour goûter…

— Entendu, approuva Michel. D’autant que je ne tiens guère à me montrer non plus. (Imitant une grosse voix à la fois criarde et mielleuse) : « N’oublie pas, mon bon Michel, que lorsqu’on s’est fait refuser au baccalauréat, on n’a pas le droit de jouir de ses vacances comme si on avait réussi ! »

Un instant après, étendue non loin de Michel dans une étroite niche d’herbe épineuse, Camille, lasse et contente, rêve vaguement. Comme on est bien dans cette fraîcheur ! Et que c’est agréable d’étirer ses pauvres os ! Quand on bouge, les fleurs de bruyère font un petit bruit de grelots secs… Qu’est-ce que cela sent, ici ? La vanille chaude ; oui, la crème blonde, qui fume… l’odeur des genêts, pardi !… On en mangerait bien, de la crème, il fait faim ! Heureusement, le goûter ne tardera pas : le soleil tombera ensuite là-bas, au fond, dans du rouge… Oh ! que le ciel paraît haut, quand on est couché, et large, et pâle ! Les hirondelles ont de la chance d’avoir tant de place… Aussi, comme elles s’en donnent, comme elles crient ! Là-haut, point de crevasses noires et pointues où l’on se démolit la jambe… Elle cuit encore, cette écorchure… Est-ce bête, mon Dieu, de ne plus savoir sauter ! Tiens ! un papillon. Tu es en retard, mon vieux, tu ne retrouveras plus ta maison quand il fera noir… Où ça couche-t-il donc, les papillons ? Allons, bon ! Il tremblote au-dessus de moi, maintenant… Ce n’est pas un coquelicot, imbécile, c’est un béret ! Le voilà sur un genêt qui se penche vers lui, comme pour saluer. C’est drôle, ils sont du même jaune tous les deux. Il s’envole du côté de Michel… Hé ! Michel ?

— Chut ! Écoute plutôt…

Camille tend l’oreille.

— Oui, je vous le répète, ma chère Jeanne, prononce devant la cabine une voix coupante, je suis étonnée, peinée… (une pause) oui, peinée ! des allures… garçonnières — pour ne pas dire davantage — de notre Camille…

Notre Camille ! grogne celle-ci.

— Attrape, ricane tout bas Michel. Xss ! xss !

— Vous avez raison, comme toujours, chère amie, répond une voix nonchalante et plaintive. Mais, vous le savez, Criquet… Je veux dire Camille… toute petite, était très fragile… Nous avons cru dix fois la perdre… Le docteur recommandait beaucoup d’exercice… De là, l’habitude des vêtements masculins pendant les vacances, habitude qui s’est peut-être prolongée trop longtemps, je vous l’accorde… Puis, quand elle est née, nous attendions un fils : nous avons donné son nom à la petite en gardant un peu l’illusion qu’il était là… Enfin, il y a surtout ma pauvre santé…

Et la phrase s’achève en un soupir excédé.

— Il résulte donc de votre propre aveu, reprend la voix impitoyable, que Camille n’a rien d’une fille de son âge.

— Ce n’est pas une fille, voyons, risque un gosier masculin, c’est un criquet !

— Brave Jacques ! murmure Camille avec ferveur.

— Un criquet ? Encore ce nom absurde qu’il serait grand temps d’oublier… Et quand je dis : rien d’une fille, je me trompe d’ailleurs. Car tout à l’heure je la regardais de loin, dans ses hardes de coureur des bois, et je vous avoue, ma chère sœur, que j’étais scandalisée ! Elle a des mollets d’une longueur ! Sans compter… Elle se forme, cette enfant, et ce jersey avec cette culotte collante deviennent, je vous l’affirme, de la dernière indécence. N’est-ce pas, miss Jenkins ?… Miss Jenkins est de mon avis. Enfin, voyons, ma bonne Jeanne… il y a quelques années, Suzanne…

— Oh ! gémit la voix, ce n’est pas la même chose. Suzanne à toujours été raisonnable, tandis que Camille est encore une gamine.

— Pas la même chose, pas la même chose, c’est vous qui le dites ! Pour moi, conclut tante Éléonore d’un ton définitif, je prétends qu’à quatorze ans bien passés, on est une jeune fille… une jeune fille, vous entendez bien ! répète-t-elle, en martelant toutes les syllabes.

À ce moment même, quelque chose de bleu, de rond et de poudreux déboule du haut de la dune dans un flot de sable et vient rouler aux pieds de tante Éléonore interloquée. Ce quelque chose se ramasse, se déploie, et l’on voit Criquet, le béret de travers sur une tignasse saupoudrée de sable et de bruyère, le tricot remonté jusqu’aux épaules en bourrelets et en bosses, le carquois ballant sur les reins, une jambe de la culotte tombant jusqu’à la cheville, l’autre relevée au-dessus du genou bandé d’un mouchoir noirâtre, — Criquet rouge, les yeux flambants, Cri­quet suppliante, indignée, qui, se désignant d’un index éperdu clame en hoquetant :

— Regardez-moi bien, tante Éléonore, est-ce que j’ai l’air d’une jeune fille ? Je ne suis pas une jeune fille et je ne serai jamais une jeune fille, jamais. Vous entendez bien ? Jamais ! jamais ! jamais !