Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 195-212).
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III


Le lendemain matin, au moment où Louise frappait à la porte, Criquet revécut en une seconde le rêve qui toute la nuit l’avait torturée : elle galopait furieusement à travers les landes de l’île Aulivain, contre le vent qui hurlait et coupait ; des pas la poursuivaient plus proches, toujours plus proches, jusqu’à l’extrême bord de la falaise.

Elle s’arrêtait, hésitait une seconde en apercevant en bas, sous l’écume, des rocs dressés comme des crocs dans de la salive blanche ; mais l’inconnu la rejoignait, une pointe acérée s’enfonçait à travers ses reins ; elle se jetait dans le noir, dans le vide, arrivait au gouffre bouillonnant, et au moment d’être broyée ou happée, se retrouvait sur son lit, les yeux fixes, les dents serrées, les cheveux humides.

Trois fois de suite le même rêve l’avait saisie, mais à la dernière, sa chute ne l’avait pas éveillée : elle était tombée jusqu’à l’eau qui, froide et molle, s’était refermée sur sa tête, insinuée autour d’elle, en elle. Immobile, alourdie, sans conscience et sans souffrance, elle demeurait au fond, comme une éponge gonflée.

Maintenant, il faut se lever. D’ordinaire, elle saute du lit, heureuse de bouger, de revivre. Il lui semble ce matin qu’elle ne pourra jamais arracher sa tête de l’oreiller. Ça y est. Si pesante tout à l’heure, elle sent cette tête légère comme une fleur de pissenlit, une large boule de duvet que le vent effiloche… Pourquoi son corps, ses jambes sont-ils devenus si lourds ? L’a-t-on vraiment changée en éponge ? Ou bien est-elle retenue par mille petits liens, comme l’infortuné Gulliver ?

Elle a laissé glisser ses jambes jusqu’à la descente de lit ; la fenêtre, la cheminée, la table sculptée, le Racine de bronze assis sur la pendule se mettent à valser autour d’elle ; le parquet monte et descend, comme la barque de Le Bihan, le jour de la tempête ; et accrochée aux montants du lit elle contemple vaguement ses pieds, taches blanches sur le tapis rouge ; mais tout à coup l’œil hagard, la bouche tordue, les bras en croix, elle bondit à travers la chambre jusqu’à la porte :

— Oh ! Suzanne, Suzanne, crie-t-elle éperdue, viens vite, vite ! On m’a tuée… Un homme, cette nuit… Viens !

Suzanne, dans la pièce voisine, la regarde, effarée d’abord, puis le visage soudain rassuré, s’avance vers elle, l’embrasse.

— Petite sotte, comme tu m’as fait peur ! Ce n’est rien, je te dis, rien du tout… Ne pleure plus.

Elle lui murmure quelques phrases à l’oreille, en lui caressant les cheveux.

Louise entre, et, avec un sourire entendu, abaisse ses paupières sur des regards sournois.

Alors, tout à coup, Criquet voulut se cacher sous le lit, entrer dans le parquet, s’enfuir au bout du monde. Mais elle était si faible que, serrée sur le couvre-pied en un petit tas peureux, elle eut tout juste la force de fermer les yeux pour ne pas voir. Oh ! être sourde, aveugle, ne plus penser !

On l’avait prise, maniée comme un bébé aux membres mous, on l’avait couchée dans un lit tout blanc :

— Regarde-moi donc, vilaine, disait Suzanne. Pourquoi m’en veux-tu ?

Mais Criquet, en réponse, enfonçait son visage dans l’oreiller, et Suzanne finit par disparaître.


« Qu’ai-je fait toute la matinée ? se demandait Criquet quelques heures plus tard. J’étais si lasse qu’il me semblait avoir reçu un coup sur la tête, comme le jour où je suis tombée de la balançoire, sous le grand acacia… Maman qui ne se dérange jamais est venue dans ma chambre. J’ai fait semblant de dormir ; elle s’est penchée sur moi, elle a effleuré mes cheveux ; je voyais entre mes cils ses mains toutes pâles et la pierre bleue d’une bague trop large qu’elle laisse glisser le long de son doigt… Je sentais sur ma joue son souffle un peu pressé, son odeur de muguet et d’éther. Elle m’a examinée un instant, elle a soupiré : « Pauvre petite ! », elle est partie de son pas lent et léger… Après j’ai dû dormir longtemps : ce tintement de porcelaine et d’argenterie, c’est le plateau du café qu’on porte au salon. On a fini de déjeuner, il doit être deux heures… »

Mas les accents d’une voix sèche et claironnante qui se rapprochaient et se précisaient firent tressauter Criquet :

— Tante Éléonore ! s’écria-t-elle. Elle ne devait rentrer qu’à la fin du mois. Voilà bien ma chance !

On s’arrêtait à la porte.

— Vous dites qu’elle dort depuis ce matin, miss Winnie ? disait la voix. C’est inconcevable ! Inconcevable et dangereux. Cela finirait par arrêter la circulation… D’ailleurs, je suis obligée de partir. Jacques, mon fils, m’attend pour une importante démarche et je tiens tout d’abord à voir cette enfant… Il semblerait vraiment que j’aie prévu la chose. — J’ai le don de prévoir ; triste don, parfois ! — Une de mes premières questions ce matin, vous en souvenez-vous ? fut pour demander : « Y a-t-il du nouveau chez Camille ? » Il était du reste grand temps : à son âge, moi… J’étais, il est vrai, précoce en tout et pour tout. Vous l’êtes, je crois, beaucoup moins, en Angleterre ? Vous appartenez au genre blond lymphatique, tandis que, nous autres Flamands, nous sommes des blonds sanguins, le beau type que Rubens aimait à reproduire… Vous, miss Winnie, par exemple ?…

Criquet n’entendit point la réponse murmurée.

— Ah ! vraiment ? reprit tante Éléonore. C’est extraordinaire ! On vous avait prévenue alors ? Oui ? Moi je n’approuve nullement ce système. Rien ne vaut l’innocence, la sainte ignorance… C’est comme pour le mariage… Michelet a écrit… Que dites-vous, miss Winnie ? Camille peut m’entendre ? Mais non, mais non, je parle à voix très basse, je vous assure, personne ne peut m’entendre…

La porte grinça ; de puissantes foulées ébranlèrent le parquet, on entendit un bruissement arrogant de taffetas et des cliquetis de chaînes et d’anneaux. Criquet se blottit au fond de son lit comme un animal traqué, se fit toute mince, toute plate, ensevelit sa tête sous son traversin, pressant son nez contre le matelas. Mais une main résolue écarta les couvertures, souleva l’oreiller et la retourna comme une crêpe : alors, risquant un œil inquiet, elle aperçut d’abord miss Winnie, les joues écarlates, l’air choqué, puis, dressée comme une tour au-dessus du lit, la silhouette imposante de tante Éléonore, surmontée d’un visage charnu dont l’énorme coiffure poudrée avivait encore la couleur groseille.

« Comme elle est grande et grosse ! » songeait Criquet en tendant humblement vers elle ses lèvres brûlantes.

— Non, mon enfant, non, fit tante Éléonore en la repoussant de la main, je ne t’embrasserai pas aujourd’hui. Si j’en juge par les gerçures de ta bouche, tu as dû subir un accès de fièvre et le contact des fiévreux est à éviter.

« Pour ce que cela me prive ! » pensait Criquet.

— Eh bien, mon enfant, continua tante Éléonore, comment te sens-tu ? J’ai désiré te voir, causer avec toi… J’ai même dû renoncer pour cela à un grave rendez-vous, mais tu me connais !… Ta pauvre mère hélas ! n’a pas assez de santé pour tenir comme elle le devrait son rôle d’éducatrice… Voyons, ma chère Camille, qu’as-tu à me confier ? Parle sans crainte, mon enfant, Je t’écoute…

Et tante Éléonore, d’un geste aux tintements métalliques, croisa ses deux bras sur sa poitrine de soie noire.

Criquet cherchait éperdument dans son cerveau où tournaient quelques lambeaux d’idées. Une seule sensation dominait : ses oreilles cuisantes qu’elle sentait gigantesques et rouges…

— Mais, tante, gémit-elle enfin, je n’ai rien à dire, rien ! Je suis très fatiguée, voilà tout…

— Fatiguée ? reprit tante Éléonore en hochant la tête avec complaisance, oui, cela se voit de reste, tu es exténuée ! Te souviens-tu du jour, — il n’y a pas si longtemps, — où tu détalais à travers champs comme un va-nu-pieds de mousse ? Et lorsque je te faisais observer que c’était une conduite peu décente pour une fille de ton âge, tu me répondais seulement : « Oh ! tante, cela m’amuse tant ! » T’en souviens-tu ?

— Oui, souffla Camille avec un regret désolé.

Il lui sembla qu’une bouffée de vent odorant lui baignait soudain le visage.

— Que te disais-je alors ? « Jouis de ton reste, ce ne sera pas pour longtemps… » J’avais raison, une fois de plus ! Te vois-tu aujourd’hui bondissant comme un cabri ? Tu es là, pâle, lasse, brisée…

— Cela ne durera pas toujours ? cria Criquet avec effroi.

— Non, sans doute… Mais après cette première misère, d’autres viendront… De ce jour jusqu’à ta mort, ta vie, ma pauvre enfant, comme celle de toutes les femmes, ne sera qu’une suite de peines, de sacrifices, de souffrances physiques et morales… Le mariage et ses devoirs, la maternité et ses douleurs…

— Mais, tante, Je ne veux pas me marier, je ne veux pas avoir d’enfants, je te l’ai déjà dit, sanglota Criquet.

— Tu me l’as dit comme tu me disais l’été dernier ; assez insolemment d’ailleurs : « Je ne veux pas être une jeune fille. » Et pourtant demain peut-être, tu seras une mère, une pauvre mère !

Madame Brousset leva les yeux au plafond.

— Profite du repos que tu es obligée de prendre, poursuivit-elle, et demande au ciel des forces pour gravir ton futur calvaire…

Criquet pleurait doucement, les nerfs brisés. Miss Winnie raide, figée, désapprouvait de toute sa figure fermée ce verbiage papiste, inutile et inconvenant. Tante Éléonore les contempla toutes deux avec satisfaction :

— Miss Winnie est certainement de mon avis, ajouta-t-elle, bien que la Providence, ayant sans doute d’autres vues sur son âme, lui ait évité la part des épreuves réservées aux épouses.

Cette allusion à son célibat acheva la déroute de miss Winnie. Alors, radieuse, triomphante :

— Je dois te quitter mon enfant, conclut tante Éléonore. Que ton ange gardien veille sur toi !

Et de son large pouce esquissant une croix dans l’espace, elle s’éloigna, cinglant avec majesté.

— Ne sentez-vous pas, ma chère miss Winnie, que la cheminée fume ? dit-elle encore avant de disparaître. Moi, rien ne m’échappe. J’ai un odorat d’une délicatesse !…

Criquet, noyée dans ses larmes, remarqua pourtant que, sous la traîne pesante de sa robe brochée, la tante entraînait un petit plumeau oublié par Louise et elle s’en réjouit une seconde.

Mais le chagrin était là, trop lourd, trop encombrant pour être si vite déposé ; il ne s’agissait plus maintenant de l’an ni du mois prochain. Ce n’était pas demain qu’elle deviendrait une jeune fille : quand elle se lèverait, elle serait une grande personne, on le lui répétait depuis le matin.

Bientôt viendra le mariage, puis la maternité, a dit tante Éléonore… Devient-on mère tout à coup, comme ça ? Criquet se souvient d’une chatte qui jouait, avec toutes les grâces de l’enfance dans ses prunelles dorées, dans son corps soyeux et souple ; un jour, elle avait eu des petits chats, et elle s’était transformée en dame longue, efflanquée, à l’allure grave, au caractère acariâtre.

Elle voit encore, à une soirée chez ses parents, une jeune femme qui, depuis son mariage, avait beaucoup grossi, se désolant de ne pouvoir danser ; « Consolez-vous, lui avait-on dit, dans quelques mois, vous serez légère comme avant… » Et, en effet, on l’avait revue plus tard, la taille svelte, escortée d’une nourrice qui portait un bébé.

La vie de Criquet était alors trop pleine, trop absorbante pour qu’elle eût le loisir de méditer sur ce phénomène.

« Je le savais bien pourtant, mais je n’y avais jamais réfléchi, songeait-elle ; les mamans comme les mères chattes, portent leurs enfants dans elles-mêmes, tout près de leur cœur… Mais comment les font-elles sortir ? Peut-être que leur corps éclate, comme une orange trop mûre ? Ou bien il s’ouvre, comme l’écorce des noix ? »

Puis, avec terreur :

« Si tout de même cela m’arrivait ? »

Criquet passait une main craintive sur son ventre plat, tout en pensant : « Et les hommes ? Ont-ils les mêmes ennuis ? »

Que de mystères ! Criquet sait d’avance qu’elle n’apprendra rien de gai. Mais mieux vaut être sûre, Elle promène à travers la pièce son regard inquiet. La femme de chambre vient d’entrer. Elle coud auprès du feu. Criquet éprouve quelque honte à la questionner.

Cette Louise a de très grands yeux gris qui semblent toujours se moquer, des yeux entourés d’un cercle noir comme une paire de lunettes. « C’est sûrement pas la mine de plomb qui les rend comme mon fourneau, » avait un jour grommelé la cuisinière, d’un ton plein de sous-entendus.

Criquet, perplexe et soucieuse, cherchait le sens de ces paroles ambiguës, quand la femme de chambre, qui venait de lui jeter un coup d’œil, se mit à rire, pliée en deux, sur le mouchoir qu’elle reprisait :

— Qu’y a-t-il de si drôle ? interrogea Camille offusquée.

— Que mademoiselle me pardonne, fit Louise. Quand je vois mademoiselle se mettre les sangs à l’envers je ne peux pas, là, c’est plus fort que moi !

Et de nouveau elle gloussa.

Criquet, un peu choquée, murmura, comme se parlant à elle-même :

— Il n’y a pas de quoi être si contente !

— Eh bien, moi, il y avait beau temps à votre âge que je tourmentais ma mère pour me mettre des jupes à taille et que je fourrais des paires de bas dans mon corsage… Ah ! j’étais dégourdie, on peut le dire !

— Et pourquoi désiriez-vous tant être grande, Louise ?

— Tiens ! pour m’amuser, comme les autres filles…

— Moi, fit Criquet pensivement, je n’aime pas danser, je n’aime ni les robes ni les rubans. Je voudrais bien vous ressembler.

Et après un silence, elle ajouta plus bas :

— Vous n’avez jamais eu d’enfant, Louise ?

La femme de chambre sauta sur sa chaise en laissant tomber ses ciseaux :

— Un gosse, moi ? Ah bien ! En voilà une question, mademoiselle ?

— C’est que tante Éléonore avait l’air de dire que je pourrais bientôt en avoir. Alors, j’ai peur…

Louise lança un rire pointu, saccadé, qui s’acheva en chant de coq :

— Bien sûr qu’on peut en avoir : c’est plus facile que de gagner à la loterie. Mais cela ne vient tout de même pas à regarder voler les mouches…

— Comment cela vient-il ?

Louise jeta vers Criquet un regard en dessous et se tut.

— Que mademoiselle s’adresse donc un peu pour voir à la miss anglaise, dit-elle au bout d’un instant.

Elle abaissa les paupières, fit quelques points, puis releva des yeux luisants où semblait frétiller tout un monde de pensées folâtres ; elle passait sa langue sur ses lèvres, l’air gourmand, attendant les questions. Criquet, gênée par ce regard, demanda seulement :

— Et les hommes, Louise ?

— Quoi, les hommes ?

— Ils ne sont pas malades quand les enfants naissent ?

Criquet avait parlé d’un air détaché, car elle devinait la réponse. Louise poussa un cri aigu et se balança sur sa chaise en se tortillant.

— Mademoiselle me fera mourir ! souffla-t-elle enfin, haletante. Malades, les hommes ? Ah ! bien oui, le plaisir pour eux, la peine pour nous !

Louise ne riait plus ; les sourcils froncés, les prunelles durcies, elle secouait la tête et paraissait remuer des souvenirs cuisants.

— Et les garçons ? reprit Camille à voix plus basse. Est-ce que…

Elle hésitait…

Un éclair de gaieté traversa le visage de Louise, mais elle restait assombrie :

— Non, non, mademoiselle les garçons n’ont rien, pas plus que les hommes… Tous les ennuis sont pour les femmes… Ah ! ils peuvent se vanter d’avoir tiré le bon numéro, les…

Criquet crut entendre un vilain mot. Louise qui pliait le mouchoir le tendit avec tant de violence qu’il craqua.

Le feu flûtait sa chanson aigre et moqueuse. Une auto traversa la rue avec fracas, lançant trois longues notes mélancoliques.

— Enfin, conclut Criquet avec un grand soupir, heureusement que c’est fini !

— Quoi donc, mademoiselle ?

— Je serai bientôt guérie et je ne penserai plus à tout ça.

Louise la regardait avec ahurissement.

— Guérie ? On n’a donc pas prévenu mademoiselle ?

— Comment ? Ce n’est pas fini ?

On frappait à la porte de la chambre voisine. La femme de chambre se leva pour aller ouvrir.

Camille, restée seule, eut un instant de désespoir. La vie lui apparut tout à coup affreuse, intolérable.

— Ce n’est pas juste, ce n’est pas juste, répétait-elle, en roulant sa tête dans l’oreiller. Les hommes ont gardé tout le bonheur de la vie… Égoïstes, lâches !

Pour la première fois, elle s’avouait qu’elle était une fille, elle éprouvait de la pitié pour ses pareilles, elle s’associait à elles. Pour la première fois, elle n’admirait plus les garçons.

— Mademoiselle, fit Louise, en passant sa tête par la porte entre-baillée, c’est monsieur Michel qui voudrait vous dire un mot…

Michel ? Aujourd’hui ? Lui qui, la veille, n’avait pas daigné lui accorder une minute ?

— Non ! non ! cria-t-elle. Je ne veux pas le voir !

Mais Michel entrait déjà, bousculant la femme de chambre. Très à l’aise, les mains dans ses poches, l’allure dégagée, la figure fraîche, l’œil vif, il emplissait l’air des accents de sa voix coassante :

— Miss Winnie m’avait défendu d’entrer dans ta chambre, mais j’ai passé par celle de Suzanne. C’est à ton tour maintenant de faire ta poire ? Tu es bien fière parce que tu dors, au lieu de trimer comme le pauvre monde… Et puis sois tranquille, Je ne vais pas moisir ici…

Une pudeur nouvelle et douloureuse emplissait Criquet, pudeur du corps, pudeur de l’âme. Si Michel allait deviner ! Elle ferma la bouche, elle ferma ses yeux pleins de larmes, elle tira le drap jusqu’à ses lèvres, rentra ses bras, les croisa étroitement sur sa poitrine, avec un mouvement de défense et de terreur. Immobile, blanche, silencieuse comme une petite morte, elle écoutait le pas martelé, la voix sonore, les paroles étrangères qui meurtrissaient sa tête dolente.

— On m’a donné trois heures pour aller chez le dentiste, expliquait Michel mais je vais le sécher, le dentiste ! Nous sommes plusieurs qu’on a laissé sortir aujourd’hui. On a fait un pari : c’est à qui boira le plus de bocks en dix minutes. Moi, j’ai parié d’en avaler douze. Ce sera dur ! Et pendant que les uns avaleront, les autres chanteront :

Il vaut mieux boire et s’en ressentir
Que de ne pas boire et de s’en repentir !

Il hurlait à tue-tête, le bras levé. Criquet poussa un gémissement.

— Je suis venu pour faire signer ma feuille de sortie, continuait Michel ; puis je me suis rappelé que tu avais une trousse à ongles dont tu ne te sers jamais. Tu me la prêteras jusqu’à la prochaine sortie, n’est-ce pas ? Eh ! bien, es-tu muette ? Ou sourde ? Ou morte ? Veux-tu bien m’ouvrir ces yeux-là ?

Il se penchait sur elle. Elle sentit sur son visage les doigts froids et le souffle vif. Alors son chagrin, sa rancune, sa jalousie bondirent à la fois. Elle sortit violemment ses bras, frappa son cousin sur le nez, sur la bouche, lui saisit les cheveux, les tira à pleines mains.

— Va-t’en, criait-elle en sanglotant, va-t’en ! Je ne veux plus te voir ! Tu es bête, tu es méchant. Je te déteste !

Il la prit aux poignets, les yeux noirs de colère, mais la voyant prête à appeler, songeant en outre qu’on lui avait défendu d’entrer, il la lâcha, se bornant à grogner :

— Chatte en colère, fille ! C’est traître, les filles, ça griffe !

Il lui tourna le dos et bientôt la porte se refermait. Mais de l’autre côté on entendait maintenant un bruit de murmures et de rires.

Suzanne peut-être ? Non. Suzanne était sortie. C’était Louise qui parlait à Michel, en le couvant de ses regards effrontés. Si elle allait lui dire ?… Criquet sentit une vague de feu rouge l’envahir tout entière.

Assise sur son lit, une main sur son front douloureux, l’autre sur son cœur agité, elle songeait à Michel, qu’elle avait perdu, qu’elle ne retrouverait point et qui s’en allait dans l’air frais et vivant de la rue, vigoureux, content, vulgaire, haïssable.

Elle entrevit le café aux lumières crues, les verres levés, les visages violents avec leurs yeux allumés, leurs bouches ouvertes et noires. Un frisson la secoua ; aurait-elle aimé ces joies brutales ? Non, non, certes ! Elle ne souhaitait pas l’accompagner aujourd’hui. Mais qu’il ne sache pas non plus ce qu’elle souffre, qu’il ne sache plus rien d’elle, jamais !

La chambre s’obscurcissait lentement ; les objets familiers se noyaient un à un dans l’ombre triste, abandonnant Camille ; une lueur rouge à peine frémissait à terre devant le feu qui pleurait ; le vent pleurait aussi et la pluie monotone frappait les vitres. Criquet sanglotait longuement tout bas, à sanglots brisés qui s’arrêtaient pour reprendre. Parfois elle s’écoutait et se plaignait avec douceur : « Pauvre, pauvre Criquet », répétait-elle. Elle n’avait plus de peine aiguë, c’était un découragement infini qui l’épuisait comme si, avec ses larmes, s’écoulait peu à peu sa vie. Qu’il faudrait peu de chose pour s’en aller tout à fait, pour cesser de sentir !

Elle se tut un instant ; de gros soupirs en hoquets soulevaient encore sa poitrine ; dans les intervalles, le silence s’étendait autour d’elle en toile d’araignée ; seule, une note rythmique le troublait maintenant, égale et claire comme le chant d’un crapaud. Criquet reconnut ce bruit : celui d’une goutte d’eau qui, dans la salle de bains voisine, tombait sans cesse du robinet dans la baignoire. La petite goutte lente et obstinée semblait une voix menue qui disait : « Viens ! Viens ! Viens ! »

Camille redressa la tête pour écouter. On lui avait dit le matin même : « Surtout pas d’eau froide… On peut en mourir… »

En mourir ? Elle obéit à l’appel, sortit de son lit, et toute chancelante encore, ouvrit les deux portes et marcha jusqu’à la vasque blanche qu’on avait remplie pour le bain de miss Winnie. Elle contempla un instant l’eau noire où dansait un reflet de gaz, quitta sa longue chemise, et, avec un petit cri où s’achevait son dernier sanglot, se laissa glisser dans la baignoire.