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II


Je la vois encore, la cousine Phillis, en pleine lumière et sous les obliques rayons du soleil couchant, vêtue de cotonnade bleue, avec une petite garniture autour du col, et des poignets. Je n’avais pas idée d’une pareille blancheur. Ses cheveux étaient blonds, d’un blond pâle et doux, qui répondait à l’expression calme de ses grands yeux gris, tandis qu’elle me contemplait, immobile et sereine. — Mais elle avait un grand tablier à manches, et ce détail puéril me troublait par le désaccord apparent qu’il jetait entre son âge et sa mise.

Pendant que je cherchais sans trop de succès quelques paroles pour justifier ma présence, une voix de femme s’éleva derrière la grande enfant.

« Qui est-ce, Phillis ? que demande-t-on ? »

Il me sembla dès lors plus naturel de m’expliquer avec la personne qui prenait ce ton impérieux, et, passant devant la jeune fille, je me trouvai, chapeau en main, à l’entrée d’une espèce de salle basse où une petite dame fort alerte, paraissant aux environs de la cinquantaine, repassait une série d’immenses cravates en mousseline blanche.

Le premier regard qu’elle me jeta fut empreint de quelque méfiance. Mon nom de Paul Manning, humblement décliné, ne parut lui rien apprendre ; mais à peine eus-je articulé, non sans un certain effort, celui qu’un hasard absurde avait infligé à mes parents maternels :

« M’y voilà ; s’écria mistress Holman avec empressement. Margaret Moneypenny, mariée à John Manning, de Birmingham… Vous êtes son fils ? Asseyez-vous ! Enchantée de vous voir… Comment vous trouvez-vous dans ces parages ? »

Elle s’assit en même temps, pour mieux écouter ma réponse.

Phillis avait repris un gros bas de laine grise, — un bas d’homme, à coup sûr, — et ne levait plus les yeux de son tricot. Une fois cependant je la surpris regardant je ne sais quel objet sur le mur, un peu au-dessus de ma tête.

« Et le ministre qui n’est pas là ! disait ma tante Holman avec un regret sincère. Il est aux champs, n’est-ce pas ? (Ceci à Phillis, qui répondit par un signe de tête affirmatif.) Si vous n’étiez pas si pressé de vous en retourner… Il rentre ordinairement vers quatre heures, quand nos hommes se reposent ; mais il faut que vous partiez… non pas cependant sans avoir pris quelque chose. »

Phillis, munie de quelques instructions données à voix basse, alla chercher les rafraîchissements qu’on voulait m’offrir.

« Ma cousine, n’est-il pas vrai ? demandai-je quand elle fut sortie, car j’avais grand besoin de parler d’elle.

— Oui, Phillis Holman, aujourd’hui notre unique enfant, répondit sa mère avec un accent auquel on ne pouvait se méprendre. — Je venais d’évoquer, sans le savoir, un funèbre souvenir.

— Quel âge a-t-elle ? repris-je aussitôt.

— Dix-sept ans depuis le 1er mai dernier.

— Moi, j’en aurai dix-neuf le mois qui vient, » ajoutai-je sans trop savoir pourquoi.

Phillis rentrait au même moment avec le gâteau et le vin traditionnels, le tout sur un plateau de faïence.

« Nous avons une domestique, fit observer la chère tante ; mais c’est aujourd’hui qu’on fait le beurre… »

Évidemment elle tenait à ménager l’amour-propre de sa fille, appelée à remplir un devoir servile.

« Vous savez, mère, que j’aime à prendre ce soin, » répondit celle-ci avec sa voix pleine et grave.

Cette scène me ramenait vers les temps bibliques. Je pouvais me croire l’intendant d’Abraham, près de la source où Rebecca vint si à propos le désaltérer. Je suis bien sûr, maintenant, que Phillis n’avait aucune préoccupation de ce genre. Ainsi que le voulait le cérémonial, je bus successivement à la santé de tous les membres de la famille, et quand je nommai ma jeune cousine, je hasardai de la saluer ; mais j’étais trop emprunté pour regarder du même trait comment elle prenait cette politesse.

« À présent, continuai-je, il faut m’en aller. »

La tante Holman déplora de plus belle l’absence de son mari, et me fit solennellement promettre que je reviendrais le samedi suivant pour passer en famille la journée du dimanche.

« Venez même vendredi, si vous êtes libre, » ajouta-t-elle sur le seuil de la porte en abritant de la main ses yeux contre les rayons du soleil couchant.

La cousine Phillis était toujours à l’angle de la croisée, avec ses cheveux d’or pâle et son éblouissante carnation, éclairant pour ainsi dire la pénombre où elle restait. — Elle ne s’était pas levée pour me reconduire, et me regardait en plein visage au moment où elle prononça tranquillement la formule des adieux.

Je m’attendais à subir un interrogatoire en règle sur ce qui venait de se passer en cette mémorable occasion ; mais je trouvai M. Holdsworth fort occupé de je ne sais quelle difficulté technique. Dans ce que je répondais à ses questions distraites, son esprit positif ne démêla que le désir d’être libre le vendredi suivant.

« Certes, dit-il ; vous n’aurez pas volé cette petite douceur. Voici plusieurs mois que vous bûchez comme un nègre. À votre aise, mon camarade, à votre aise ! »