Chapitre 2  ►


COUSINE PHILLIS




I


Que d’angles dans cette mansarde ! Un géomètre y eût retrouvé toutes les figures du cours le plus complet, mais c’était mon premier domicile de libre garçon, et j’en pris possession avec un orgueil, une joie indicibles.

Mon père l’avait choisie en bon air, donnant sur la place du marché, au-dessus d’une boutique de pâtisserie tenue par deux antiques demoiselles, comme nous de la secte des indépendants, avec l’arrière-pensée que ma conduite et mes principes religieux seraient sévèrement contrôlés par les misses Dinah et Hannah Dawson, en compagnie de qui je devais prendre mes repas. Lui-même, faisant trêve à ses obstinés travaux et endossant pour la première fois, je crois, son habit des dimanches un jour ouvrable, était venu me présenter au patron sous les ordres duquel je devais débuter.

C’était un jeune ingénieur nommé Holdsworth, qui m’avait accepté dans ses bureaux en reconnaissance d’un utile renseignement à lui fourni par mon père.

Mon père… Je m’aperçois que ces mots reviennent à chaque instant sous ma plume ; qu’on me pardonne cet orgueil filial ! L’Angleterre est heureuse de produire de tels hommes. Celui-ci, né pauvre, sans aucunes ressources d’éducation, s’était créé lui-même de toutes pièces, et de par la vertu d’un génie secret qui le poussait aux investigations mécaniques. À l’époque dont je parle, il n’était pas connu comme il l’est maintenant ; mais dans un certain cercle d’hommes pratiques, personne n’ignorait le nom de Manning, attaché désormais à une véritable découverte, la fameuse « roue de propulsion, » le rouage-Manning, disent les gens du métier.

La vie que je menai à Eltham pendant les premiers mois de mon installation ne répond pas à l’idéal d’une jeunesse folâtre. On travaillait dur sous la direction de M. Holdsworth, alors chargé de construire un petit embranchement de chemin de fer entre Eltham et Hornby. Dès huit heures du matin, il fallait être au bureau, d’où l’on ne sortait qu’à une heure de l’après-midi pour aller dîner. À deux heures, on reprenait le joug, et jusqu’à sept ou huit heures du soir, selon l’occurrence.

Par exemple, la tâche de l’après-dînée offrait de temps à autre quelques distractions : c’était lorsque j’accompagnais M. Holdsworth sur quelque point de la ligne en construction, soit pour surveiller les travaux, soit pour régler, toise en main, les comptes des ouvriers. Ces excursions à travers un pays sauvage et charmant me ravissaient d’aise et me mettaient vis-à-vis de M. Holdsworth sur un pied de camaraderie qui me relevait à mes propres yeux.

Il avait six ans de plus que moi, une instruction bien supérieure à la mienne, un esprit vif, développé par des voyages à l’étranger, une désinvolture bien rare chez nos compatriotes, et un fonds de bonté, d’indulgence, qui, pour être tempéré d’ironie, ne se révélait pas moins à tout instant. Ce jeune ingénieur de vingt-cinq ans était tout simplement, à mes yeux innocents, le plus grand homme de sa profession, et par conséquent — selon mes idées enthousiastes au sujet de la carrière ouverte à mes efforts, — le plus grand homme du monde. L’avenir devait se charger de prouver un jour ou l’autre que je ne me trompais point.

J’aurais bien voulu reconnaître les bontés qu’il avait pour moi, et l’idée m’était venue, en regardant le superbe jambon que ma mère m’envoyait à certaines dates, qu’une invitation à déjeuner ne serait peut-être pas mal accueillie par ce héros de mes rêves ; mais j’eus la douleur de trouver miss Hannah tout à fait opposée à ce projet lorsque je le lui laissai vaguement pressentir. Il lui semblait à première vue impliquer des arrière-pensées coupables, et dans les phrases solennellement obscures par lesquelles se manifestait sa réprobation je crus discerner ces mots : « Gardons-nous de nous vautrer dans la fange ! » Impossible à moi, même à présent, de voir en quoi ils pouvaient s’appliquer au sujet de notre conversation.

En revanche, s’il arrivait que M. Peters, le ministre indépendant d’Eltham, touché de mon assiduité aux offices, m’engageât à venir partager son repas dominical, mes deux hôtesses semblaient me considérer comme un élu de la Providence. Elles m’enviaient l’honneur et le bonheur dont j’allais jouir. Loin d’en être ébloui, je leur aurais cédé ma place très-volontiers, et ne voyais en somme rien de si flatteur à rester ainsi trois heures de suite sur le bord d’une chaise, en butte à mille questions sur l’état de mon âme, jusqu’au moment où mistress Peters venait nous rejoindre avec son factotum femelle et où commençaient les exercices religieux, — la lecture pieuse, le sermon, une longue prière improvisée, — le tout pour inaugurer le thé, sur lequel nous nous jetions affamés et las plutôt qu’édifiés.

C’étaient, deux fois par mois, mes délassements du dimanche, et quand je rentrais de ces fêtes sacro-saintes, ma petite chambre n’avait pas assez de coins et de recoins, — elle qui en avait tant, — pour loger tous les bâillements accumulés et logés dans ma poitrine.

Peut-être se demande-t-on déjà ce que tout ceci à de commun avec la cousine Phillis. Un peu de patience, et nous y arriverons.

Mes épîtres hebdomadaires instruisaient régulièrement ma famille de tout ce qui se passait autour de moi, et un jour que nous étions allés sonder, mon patron et moi, quelques terrains qui nous étaient signalés comme trop « mous, » trop perméables pour y faire passer la voie ferrée, je mentionnai l’incident à mon père, en lui parlant du village où nous avions fait halte. Ce village se nommait Heathbridge. Par l’ordinaire suivant m’arriva une lettre de ma mère, chez qui ce simple mot avait réveillé toute une série de souvenirs :

« Informez-vous, me disait-elle, de quelques parents à moi, dont le voisinage pourrait vous être précieux. Une cousine au second degré (que du reste je n’ai jamais vue) et qui passait jadis pour une héritière, en sa qualité de fille unique du vieux Thomas Green, a épousé dans le temps un ministre de notre croyance, Ebenezer Holman, dont la résidence était un endroit appelé Heethbridge. Sachez si c’est bien le même village dont parle votre lettre. Sachez ensuite si le ministre ne s’appelle point Ebenezer Holman, puis enfin si le nom de sa femme n’est pas Phillis Green. Tout cela vérifié, présentez-vous hardiment chez eux, comme l’unique enfant de Margaret Manning, née Moneypenny ; j’ai toute confiance que vous serez reçu à bras ouverts. »

Quand je lus ces lignes, j’aurais voulu, pour beaucoup, n’avoir jamais mentionné dans ma correspondance le nom de Heathbridge. En fait de ministres indépendants, M. Peters me suffisait, pour ne rien dire de pis, et un surcroît d’homélies, de prières improvisées, de lectures pieuses, ne me semblait aucunement requis pour la circonstance : mais enfin ma mère avait parlé, ce qui impliquait pour moi un arrêt du destin.

Donc, à l’issue de notre dîner commun, M. Holdsworth m’ayant quitté pour fumer son cigare, j’interpellai la rustique servante de notre auberge, qui parut ou ne pas comprendre mes questions, ou tout à fait incapable d’y répondre. Par compensation, elle m’expédia notre hôte, qui se montra plus complaisant ou mieux informé :

« Oui sans doute, Ebenezer Holman était le ministre… Peut-être bien sa femme appartenait-elle à la famille Green… Dans tous les cas, elle s’appelait Phillis… »

M. Holdsworth rentra sur ces entrefaites

« Des parents à vous ? ». demanda-t-il négligemment.

Je répondis par un signe de tête, et l’aubergiste continuant :

« Hope-Farm, me dit-il, appartient à M. Holman. On la voit d’ici. Ces hautes cheminées qui pointent à travers le feuillage sont celles de la ferme. En ligne droite, c’est à deux portées de fusil… Un fameux laboureur, notre ministre ! ajouta-t-il avec conviction.

— Allons donc ! un curé qui se mêle d’agriculture ! s’écria mon compagnon en haussant les épaules.

— Oui, monsieur, et pas un fermier d’ici ne lui en remontrerait, poursuivit notre hôte sans se déconcerter. Il donne cinq jours de la semaine à ses champs, deux jours au Seigneur, et je ne sais pas ce qu’il pioche le mieux, de sa terre ou de ses sermons. Demandez plutôt dans le pays.

— À votre place, Manning, me dit mon jeune patron quand nous restâmes seuls, j’irais un peu voir cet original… Je n’ai pas encore les comptes de la journée, et vous pouvez disposer d’une bonne heure. »

Ce fut un peu malgré moi que, toujours dominé par mon « héros, » je m’acheminai vers Hope-Farm.

Grâce aux minutieuses indications de notre hôte, je n’eus pas grand’peine à m’orienter, et, longeant un petit mur bas au pied duquel courait un sentier encombré de hautes herbes, j’arrivai devant une grande porte dont les montants portaient sur deux piliers couronnés de sphères en granit. Cette entrée d’apparat, donnant sur la principale avenue de l’enclos était rigoureusement fermée.

Je continuai donc par le même sentier jusqu’à un huis plus modeste, pratiqué dans le mur et où j’appliquai, sans façon, un bon coup de poing. Il s’ouvrit aussitôt, et je me trouvai en face d’une jeune fille qui de prime-abord me parut à peu près de mon âge, sa tête dépassant la mienne d’un bon tiers. Elle attendait en silence, les yeux fixés sur moi, les explications que j’avais à lui donner.