Cours d’agriculture (Rozier)/VIPÈRE

Libairie d’éducation et des sciences et des arts (Tome dixièmep. 404-409).


VIPÈRE. Depuis la publication du sixième volume du Cours complet d’agriculture, dans lequel se trouve l’article morsure, le célèbre physicien italien Fantana a publié les nombreuses expériences qu’il a faites sur le venin de la vipère.

Il nous paroît d’autant plus convenable de placer ici une notice succincte de son travail, qu’il est incontestablement prouvé par ses résultats que la morsure d’une vipère n’est point mortelle pour l’homme. Cet article est donc destiné, à rassurer les personnes que le hazard ou des circonstances particulières exposeroient à la dent de ce reptile ; et sous ce point de vue, on doit lui attribuer une sorte d’importance. Ces détails seront précédés des descriptions de la vipère et de la couleuvre, les deux espèces de serpens les plus communes dans notre climat. Par ce moyen, le lecteur sera à portée de connoître et de distinguer à des signes certains celui de ces deux reptiles qu’il auroit intérêt à ne pas confondre avec l’autre. Ces détails sont empruntés du continuateur de Buffon, Lacépède, non moins recommandable par l’exactitude de ses descriptions que par l’élégance de son style.


Description de la couleuvre commune.

Cet animal aussi doux qu’agréable à la vue, peut être aisément distingué de tous les autres serpens, et particulièrement des dangereuses vipères, par les belles couleurs dont il est revêtu. La distribution de ces diverses couleurs est assez constante, et pour commencer par celle de la tête, dont le dessus est un peu aplati, les yeux sont bordés d’écailles jaunes et presque couleur d’or, qui ajoutent à leur vivacité. Les mâchoires, dont le contour est arrondi, sont garnies de grandes écailles d’un jaune plus ou moins pâle, au nombre de dix-sept sur la mâchoire supérieure, et de vingt sur l’inférieure. Le dessus du corps, depuis le bout du museau jusqu’à l’extrémité de la queue, est noir ou d’une couleur verdâtre très-foncée, sur laquelle on voit s’étendre d’un bout à l’autre un grand nombre de raies composées de petites taches jaunâtres de diverses figures, les unes alongées, les autres à losanges, et un peu plus grandes vers les côtés que vers le milieu du dos. Le ventre est d’une couleur jaunâtre ; chacune des grandes plaques qui le couvrent présente un point noir à ses deux deux bouts, et y est bordée d’une très-petite ligne noire : ce qui produit de chaque côté du dessous du corps, une rangée très-symétrique de points et de petites lignes noirâtres, placées alternativement. Cette jolie couleuvre parvient ordinairement à la longueur d’un mètre et plus, et alors elle a un décimètre et quelques centimètres de circonférence dans l’endroit le plus gros du corps. On compte communément deux cent-six grandes plaques sous son ventre, et cent sept paires de petites plaques sous sa queue, dont la longueur est égale, le plus souvent, au quart de la longueur totale de l’animal. La couleuvre se tient presque toujours cachée ; elle cherche à fuir lorsqu’on la découvre, et non seulement on peut la saisir sans redouter un poison dont elle n’est jamais infectée, mais même sans éprouver d’autres résistance que quelques efforts qu’elle fait pour s’échapper. Bien plus, on en a vu devenir assez dociles pour subir une sorte de domesticité. Ce n’est que parce que sa douceur et son défaut de venin ne sont pas aussi bien reconnus qu’ils devroient l’être pour la tranquillité de ceux qui habitent la campagne, que des charlatans se servent encore de ce serpent pour amuser et pour tromper le peuple, qui leur croit le pouvoir particulier de se faire obéir, au moindre geste, par un animal qu’il ne peut quelquefois regarder qu’en tremblant. Ce n’est pas toutefois qu’il n’y ait de certains momens, et même certaines saisons de l’année où la couleuvre, sans être dangereuse, ne montre ce désir de se défendre ou de sauver ce qui lui est cher, si naturel à tous les animaux ; car on a vu quelquefois ce serpent, surpris par l’aspect subit de quelqu’un, au moment où il s’avançoit pour traverser une route, ou que, pressé par la faim, il se jettoit sur une proie, se redresser avec fierté et faire entendre son sifflement de colère. Dans ce moment même on n’auroit rien eu à craindre d’un animal sans venin, dont tout le pouvoir n’auroit pu venir que de l’imagination frappée de celui qu’il auroit attaqué, puisque ses dents mêmes ne sont réellement dangereuses que pour de petits lézards et d’autres foibles animaux qui lui servent de nourriture. Cette impuissance de nuire dans la couleuvre est tellement constatée, que Valmont de Bomare rapporte dans son dictionnaire d’Histoire Naturelle, en avoir vu une si tendrement affectionnée à la maîtresse qui la nourrissoit, qu’elle se jetta à l’eau pour suivre un bateau qui portoit celle-ci ; mais la marée étant remontée dans le fleuve, et les vagues contrariant les efforts du serpent, il succomba bientôt sous leur masse.


Description de la vipère.

La vipère commune est aussi petite, aussi foible, aussi innocente en apparence, que son venin est dangereux. Sa longueur totale est ordinairement de six à sept décimètres. Sa couleur est d’un gris cendré, et le long de son dos, depuis la tête jusqu’à l’extrémité de la queue, s’étend une sorte de chaîne composée de taches noirâtres, de forme irrégulière, et qui, en se réunissant en plusieurs endroits les unes aux autres, représentent une bande dentelée et sinuée en zigzag. On voit aussi de chaque côté du corps une rangée de petites taches noirâtres, dont chacune correspond à l’angle rentrant de la bande en zigzag. Toutes les écailles de dessus du corps sont relevées au milieu par une petite arête, excepté la dernière rangée de chaque côté, où les écailles sont unies et un peu plus grandes que les autres. Le dessous du corps est garni de grandes plaques couleur d’acier, et d’une teinte plus ou moins foncée, ainsi que les deux rangs de petites plaques qui sont au dessous de la queue. La vipère a les yeux très-vifs et garnis de paupières ; et comme si elle sentoit la puissance redoutable du venin qu’elle recèle, son regard paroît hardi ; ses yeux brillent, sur-tout quand on l’irrite ; et alors, non seulement ils s’animent encore, mais le reptile ouvrant sa gueule, darde sa langue qui est ordinairement grise, fendue en deux, et composée de deux petits cylindres charnus, adhérens l’un à l’autre jusque vers les deux tiers de leur longueur. L’animal l’agite avec tant de vitesse qu’elle étincelle, pour ainsi dire, et que la lumière qu’elle réfléchit la fait paroître comme une sorte de petit phosphore. On a regardé pendant long-temps cette langue comme une sorte de dard, dont la vipère se servoit pour percer sa proie : on a cru que c’étoit à l’extrémité de cette langue que résidoit son venin, et on l’a comparée à une flèche empoisonnée. Cette erreur est fondée sur ce que, toutes les fois que la vipère veut mordre, elle tire sa langue et la darde avec rapidité.

Le dessous du museau et l’entre-deux des yeux sont noirâtres ; et sur le sommet de la tête, deux taches allongées, placées obliquement, se réunissent à leur base et sous un angle aigu, ayant à peu près la forme d’un V. Cette marque, étant très-apparente, sert à faire distinguer, d’un coup d’œil, la vipère de la couleuvre. La tête de la première va en diminuant de largeur du côté du museau, où elle se termine en s’arrondissant, et les bords des mâchoires sont revêtus d’écailles plus grandes que celles du dos, et tachetées de blanchâtre et de noirâtre. Le nombre des dents varie suivant les individus ; et il est souvent de vingt huit dans la mâchoire supérieure, et de vingt-quatre dans l’inférieure ; mais toutes les vipères ont, de chaque côté de la mâchoire supérieure, fine ou deux et quelquefois trois ou quatre dents longues de huit ou neuf millimètres, blanches, diaphanes, crochues, très aiguës et très-mobiles. L’animal les incline ou les redresse à volonté. Communément elles sont couchées en arrière, le long de la mâchoire ; et alors la pointe ne paroît point ; mais lorsque la vipère veut mordre, elle les relève et les enfonce dans la plaie, en même-temps qu’elle y répand son venin. Ce poison est contenu dans une vésicule placée de chaque côté de la tête, au-dessous du muscle de la mâchoire supérieure. Le mouvement du muscle pressant cette vésicule, en fait sortir le venin qui arrive par un conduit à la base de la dent, traverse la gaine qui l’enveloppe, entre par la cavité de cette dent par le trou situé près de la base, en sort par celui qui est auprès de la pointe, et pénètre dans la blessure. Ce poison est la seule humeur malfaisante que renferme la vipère ; et c’est en vain qu’on a prétendu que l’espèce de bave, qui couvre ses mâchoires, lorsqu’elle est en fureur, est un venin plus ou moins dangereux ; l’abbé Fontana a démontré le contraire.

Le résultat le plus intéressant des expériences de ce célèbre physicien c’est que la morsure de la vipère n’est absolument point mortelle pour l’homme, et que c’est à tort qu’on a regarde la maladie qu’elle cause, comme une des plus dangereuses et des plus difficiles à guérir. Ainsi, il ne faudra plus recourir à l’amputation, à la succion, à la ligature ; moyens qui, souvent, déterminoient la gangrène. Geoffroy et Hunault, en examinant la vertu de l’huile d’olive contre la morsure de la vipère dans un mémoire lu à l’académie en 1737, ont établi que cette morsure n’était pas mortelle pour l’homme, vérité laquelle ajoutent infiniment les expériences de M. l’abbé Fontana. De tous les remèdes ceux qui ont été les plus célèbres, sont l’alkali volatil et l’eau de luce ; aussi le physicien de Florence a-t-il multiplié les expériences pour s’assurer de leur effet ; et il conclut que loin d’être utiles, ils aggravent la maladie et même accélèrent la mort dans certains animaux ; tels que le lapin, la grenouille. S’ils ont paru réussir, c’est que la maladie n’étoit pas mortelle, parce que le venin n’étoit pas en assez grande quantité pour tuer. En effet, d’après les expériences de Fontana et le calcul qu’il a établi de la quantité de venin relative à la grandeur de l’animal mordu, il suffiroit, pour donner la mort à un moineau d’un millième de grain du venin de la vipère ; mais il faudroit celui de trois vipères pour tuer un chien pesant soixante livres. Or, l’homme est environ trois fois plus pesant que ce chien, une seule vipère ne peut donc pas le tuer avec une seule morsure ; et comme il n’est peut-être jamais arrivé qu’un homme ait été mordu par plusieurs vipères à-la fois ou à plusieurs reprises par la même vipère, peut-être aussi n’est-il jamais arrivé qu’un homme ait été mordu mortellement pas ce reptile. L’auteur n’a pu faire ses expériences sur l’homme, mais ayant recueilli toutes les observations d’empoisonnemens causés par la morsure de la vipère, il a remarqué qu’aucune des personnes mordues n’en étoit morte, quoiqu’on ait employé pour les secourir toutes sortes de remèdes, même des vertus les plus opposées, tels que l’alkali volatil et le vinaigre. Quand le travail de Fontana n’auroit procuré d’autre bien que la certitude de ne pas courir les risques de la mort par la morsure d’une vipère, on devroit déjà à ce physicien célèbre une reconnoissance éternelle ; car la frayeur et la crainte de la mort ne sont ni moins dangereuses ni moins funestes que le mal même.

Dans un supplément imprimé à la fin de son second volume, M. l’abbé Fontana annonce que la pierre à cautère détruit la vertu malfaisante du venin de la vipère avec lequel on la mêle, et que tout concourt à la faire regarder comme le véritable et seul spécifique contre ce poison.

Il faut commencer le traitement, dit le docteur Duplanil, par faire des scarifications sur la partie blessée, parce que si le remède ne pénètre pas dans tous les endroits attaqués par le venin, son effet est presque nul. Les scarifications sont d’autant plus nécessaires que les dents de la vipère sont des trous si petits qu’ils sont souvent invisibles. Le remède ne pourroit donc pas entrer dans ces plaies, si on ne les dilatoit pas, et même profondément, parce que les dents de la vipères sont longues. La pierre à cautère délayée dans l’eau, de manière que cette dissolution n’étoit que peu caustique et donnée à la dose de trois petites cueillerées à cinq poules qui avoient été mordues à la cuisse par autant de vipères, les a préservées de la mort. Cette expérience a été répétée avec le même succès sur six lapins un peu grands, aux blessures desquels Fontana applique, en outre, de la pierre à cautère en poudre. Le venin de la vipère mêlé avec de la pierre à cautère, à doses égales, dont on fait une pâte avec quelques goûtés d’eau et appliquées sur des blessures faites à dessein, n’a jamais communiqué la maladie. M. Fontana a répété cette expérience, avec la pierre infernale, et elle a réussi, mais non d’une manière aussi constante.