Cours d’agriculture (Rozier)/VINAIGRE

Libairie d’éducation et des sciences et des arts (Tome dixièmep. 377-403).
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VINAIGRE.


Le vinaigre est une liqueur acide produite par le second degré de la fermentation vineuse ; on fait du vinaigre non-seulement avec le vin proprement dit, mais encore avec le poiré, le cidre, la bierre, l’hydromel, le petit-lait, etc. Le premier l’emportant sur tous les autres vinaigres pour l’agrément et pour la force, c’est de celui de raisin dont il sera particulièrement question dans cet article.

Comme il n’y a pas de vin de quelque nature qu’il soit, qui ne tende journellement à se convertir en vinaigre, et qui ne le devienne en effet au bout d’un temps plus ou moins long à raison des circonstances. La première idée de faire du vinaigre est sans doute due à l’inattention de quelques vignerons ou de personnes chargées du gouvernement des celliers ; la saveur aigrelette qu’auront contractée les liqueurs vineuses ne permettant plus de les consommer en boisson, on aura essayé de les faire servir à relever la saveur des mets ou à en prolonger la durée.

Ce qu’il y a de positif, c’est que l’origine du vinaigre remonte à la plus haute antiquité. Pline dans son histoire naturelle[1] ne tarit point en éloges sur l’usage de cet acide, soit comme assaisonnement, soit pour conserver des fruits et des légumes. On l’employoit aux embaumemens : et sans doute que le cédria des Égyptiens n’étoit pas autre chose que du vinaigre. Mêlé à l’eau il servoit souvent de boisson aux légions romaines sous le nom d’oxicrat. Enfin il n’existe pas de traité d’économie domestique qui ne fasse mention du vinaigre. À la vérité aucun auteur avant Glauber n’avoit indiqué un procédé détaillé et complet pour le faire. Faut-il s’étonner, si parmi les artistes qui ont la réputation d’envelopper leurs manipulations des ombres épaisses du mystère, les vinaigriers n’occupent pas une place distinguée, puisqu’autrefois et même encore aujourd’hui, on dit proverbialement lorsqu’on ne veut pas révéler quelque chose, c’est le secret du vinaigrier ? mais heureusement que cette belle conception de la description des arts et métiers est parvenue à déchirer le voile, et que la diversité des moyens par lesquels on peut transformer toutes les liqueurs vineuses en vinaigre est maintenant bien connue.

Nous ne chercherons pas à donner à cet article plus d’étendue qu’il ne doit en avoir : il ne s’agit point de présenter ici l’extrait de l’art du vinaigrier ; il fait partie des Arts et Métiers, imprimés in-4°. À Neufchâtel ; et en le décrivant le citoyen Demachy a rendu un nouveau service à la chimie. Le lecteur qui désireroit connoître plus en détail tous les procédés de cet art, doit consulter l’édition que nous citons, d’autant plus volontiers que M. Struve, membre de la société physique de Berne, y a ajouté des notes intéressantes qui ne laissent pas que d’augmenter l’utilité d’un art borné en apparence, mais il en est de l’art du vinaigrier comme de beaucoup d’autres, il peut acquérir de la consistance, de l’extension et de la célébrité par le génie d’un seul homme. Nous en avons la preuve parce qu’a fait le citoyen Maille. Grâces à son intelligence et à ses travaux, cet acide a passé aux extrémités des deux mondes avec les noms les plus pompeux et les odeurs les plus agréables sur la toilette des dames de toutes les classes. Le citoyen Acloque qui lui a succédé ne s’occupe pas avec moins de succès à donner à cette branche de commerce national tous les avantages que peut lui communiquer l’industrie éclairée par les sciences.

Mais il s’agit d’exposer ici en quoi consiste la formation, la préparation, la conservation et les propriétés des différentes sortes de vinaigres usitées en Europe ; et pour ne pas nous livrer à des détails étrangers à cet ouvrage, nous tâcherons de renfermer dans un court espace tous les avantages que ce produit du second degré de la fermentation vineuse peut offrir aux arts et à l’économie.


Réflexions générales sur la théorie du vinaigre.

L’imperfection de la théorie chimique, à l’époque de la publication de tout ce qui a paru de plus méthodique sur l’art de faire le vinaigre, a influé nécessairement sur les principes établis dans ces ouvrages. Aussi la théorie de l’acétification, qu’on présenta alors, ne sauroit plus être admise aujourd’hui ; nous croyons inutile d’en donner ici la preuve. Bornons-nous à quelques réflexions générales sur la théorie du vinaigre, que nous a communiquées le citoyen Prozet, savant pharmacien et professeur à Orléans. Il a été à portée plus qu’aucun chimiste, de suivre avec détail les fabriques de vinaigre, et de saisir tous les phénomènes qui précèdent, accompagnent et suivent la fermentation acéteuse.

Parmi les différentes altérations dont le vin est susceptible, une des principales est, sans doute, celle qui le change en vinaigre.

Si la température du lieu où l’on conserve le vin est très-basse ; si les vaisseaux qui le contiennent sont imperméables à l’air, et qu’ils soient exactement pleins, le vin se maintiendra dans le même état, parce qu’il ne sera pas agité de ce mouvement intestin et lent, qui sans cesse l’affine et le perfectionne. Le vin tenu dans un lieu frais, dans des bouteilles exactement fermées, s’y conserve pendant très-long-temps sans aucune altération. La fermentation lente qui se continue dans le vin est donc un mouvement qui, en décomposant le corps muqueux, en unit les principes avec des parties que l’air lui fournit.

Les expériences des chimistes modernes ne laissent aucun doute sur la nature de la portion de l’air ambiant, qui se combine avec les parties du corps muqueux qui n’ont pas encore subi la fermentation vineuse. On sait maintenant que c’est la base de la masse de cette portion atmosphérique qui est la seule propre à entretenir la respiration, et qui, par cette raison, a reçu le nom d’air vital, et depuis celui de gaz oxigène, à cause d’une autre de ses propriétés, qui est de donner naissance à l’acidité dans un très-grand nombre de ses combinaisons. Il paroît que le mouvement de fermentation insensible, qui atténue de plus en plus le muqueux resté dans le vin, tend à mettre à nu le carbone, et à l’unir à l’oxigène de l’air atmosphérique. ; aussi observe-t-on qu’à diverses époques de ce mouvement fermentatif, il y a une légère production ou dégagement de gaz acide carbonique. L’art de conserver le vin ne consiste donc qu’à retarder le mouvement intestin de cette liqueur par un abaissement de température, et par l’exactitude à intercepter toute communication avec l’air extérieur.

Mais, si le mouvement lent de fermentation qui, en atténuant les parties du vin, rend leur union plus intime et la liqueur plus homogène, reçoit une accélération par l’élévation de la température, alors, après les avoir divisées presque à l’infini, il les dispose à contracter de nouvelles combinaisons ; et si l’air a un libre accès, il s’établit bientôt de nouveaux centres d’attraction élective. La transposition des principes du vin donne naissance à des êtres nouveaux. L’oxigène, se combinant abondamment avec de l’hydrogène et du carbone, produit l’acide acétique ou vinaigre, tandis qu’une portion de ce même oxigène, s’unissant à la partie extractive du vin et à du carbone surabondant, forment les fèces ou lies qui se précipitent toujours en plus ou moins grande quantité, suivant l’espèce de vin qui subit la fermentation acéteuse.

D’après ces principes, il est aisé d’apprécier l’assertion de Becher, qui prétend avoir converti du vin en vinaigre très-fort, en le faisant digérer pendant longtemps sur le feu, dans un bouteille fermée hermétiquement. S’il a réellement réussi, ce ne peut être que parce que la quantité du vin étoit très-petite, et que le vaisseau dans lequel il l’a fait digérer étoit très-grand. Alors la masse d’air qui y étoit renfermée a pu contenir suffisamment d’oxigène pour acidifier le vin employé. Car, sans absorption d’air, il ne peut y avoir d’acidification du vin. C’est une vérité qui a été mise dans le plus grand jour par l’expérience de Rozier. Voyez Fermentation acéteuse.

Nous pensons qu’il en est de même de l’expérience de Homherg qui assure avoir fait du bon vinaigre en brassant pendant trois jours une bouteille de vin qu’il avoit attachée pour cela au cliquet d’un moulin ; il est également présumable que la majeure partie de la bouteille étoit vuide : alors l’agitation violente, en mêlant les molécules de la liqueur avec celles de l’air, en aura multiplié les contacts. Les parties constituantes du vin et celles du gaz oxigène rapprochées ainsi du centre de leur affinité respective, auront cédé à la tendance qui les porte les uns vers les autres ; elles se seront combinées et le vin aura été changé en vinaigre.

Ce n’est sûrement pas d’après la connoissance de ce qui se passe dans la fermentation acéteuse que se sont établies les opérations de l’art du vinaigrier. Cet art qui sans doute est très ancien puisqu’il est fondé sur les besoins de l’homme, comprend une sorte de procédés que l’on a toujours exécutés, plutôt par l’imitation que d’après les principes d’une pratique éclairée par la théorie. Cependant il est aisé de sentir combien les lumières que fournit la chimie sont essentielles pour les progrès de cet art et pour l’explication des différences que présente le vinaigre, suivant la nature de la liqueur vineuse dont il tire son origine.

C’est cette science, en effet, qui nous apprend pourquoi les cidres qui contiennent toujours des parties muqueuses non encore atténuées, et peu de parties spiritueuses, donnent un vinaigre plus foible que celui qui est fait avec le vin. Pourquoi, parmi les différens vins, ceux qui abondent en parties colorantes extractives et qui sont foibles, sont bien moins propres à produire un bon vinaigre que ceux qui sont foibles en couleur et très spiritueux.

Différentes expériences exactes ont prouvé positivement que l’alkool ou esprit de vin contribuoit essentiellement à la formation et à la force du vinaigre ; elles ont démontré que les principes de ce produit de la fermentation vineuse avoient une singulière aptitude à se combiner, puisque dans tous les procédés oxigénans auxquels on les a soumis, il y a toujours eu génération d’acide acétique. C’est à raison de cette disposition de la partie spiritueuse du vin que Cartheuser assure qu’on peut augmenter de beaucoup la force du vinaigre en introduisant dans le vin une certaine quantité d’eau-de-vie, avant de lui faire subir la fermentation acide. Becher avoit aussi reconnu la nécessité de la partie spiritueuse du vin pour la formation du bon vinaigre. Il affirme, dans sa physique souterraine, L. I. Sect. 5, chap. 2, N°. 138, qu’on n’obtenoit qu’un vinaigre foible et imparfait, lorsque par une coction lente on faisoit évaporer l’esprit du vin qu’on vouloit changer en vinaigre.

Il est donc facile de concevoir que toute liqueur qui a subi complettement la fermentation spiritueuse doit nécessairement passer d’elle-même à la fermentation acéteuse, si elle se trouve dans les circonstances qui déterminent cette dernière. On sentira également que la manière de disposer et de conduire cette opération doit beaucoup influer sur la qualité du résultat.

Boerrhaave a décrit un procédé très-bon pour faire promptement le vinaigre : il consiste à mêler le vin avec sa lie et son tartre, et à le verser dans deux cuves placées dans un lieu dont la température soit élevée de seize à dix-huit degrés au moins ; à un pied ou environ du fond de ces cuves, on place deux claies, sur lesquelles on met un lit de branches de vigne vertes, et par-dessus, des rafles de raisins, jusqu’à la hauteur des cuves. On distribue inégalement la liqueur dans ces deux vaisseaux, de manière que l’un soit plein, tandis que l’autre ne l’est qu’à moitié. Dans l’intervalle de deux à trois jours, la fermentation s’établit dans la cuve demi-pleine. On la laissé aller pendant vingt-quatre heures, après quoi on remplit cette cuve avec la liqueur de la cuve pleine. La fermentation se développe alors dans cette dernière ; on la modère également au bout de vingt-quatre heures, en la remplissant avec la liqueur de l’autre cuve, et on répète ce changement toutes les vingt-quatre heures, jusqu’à ce que la fermentation soit achevée, ce que l’on reconnoît à la cessation du mouvement dans la cuve demi pleine ; car, c’est dans cette dernière que se fait la combinaison des principes qui constituent le vinaigre.

La théorie du changement du vin en vinaigre, par ce procédé, est très-aisée à développer, d’après les observations de Guyton Morveau. En général, dit-il, le vin passe d’autant plus vite à l’état de vinaigre, que la masse est plus petite, qu’elle est plus en contact avec l’air, et qu’elle éprouve plus de chaleur, pourvu cependant que cette chaleur ne soit pas portée à un degré capable de décomposer et de détruire plutôt que de favoriser le mouvement spontané. La pile de rafles et de rameaux qui demeure exposée à l’air dans le tonneau à moitié vuide, présente une grande surface à ce fluide ; la liqueur qui reste adhérente à ces rameaux s’en imprègne par excès ; et de-là vient la chaleur qu’elle éprouve, qu’elle communique d’abord à la masse intérieure, et qui se répartit ensuite sur toute celle qu’on y ajoute, quand on juge qu’il est tems de remplir le tonneau.

Cependant on ne peut se dissimuler que si ce procédé a l’avantage de procurer plus promptement le changement du vin en vinaigre, il n’ait aussi l’inconvénient de dissiper un peu des parties spiritueuses du vin ; car le gonflement, le frémissement, et le bouillonnement qui l’accompagnent, annoncent suffisamment que la chaleur est considérablement augmentée ; et par conséquent, dans un vaisseau ouvert qui présente une grande surface au contact de l’air, il doit y avoir aussi une très-grande évaporation des parties volatiles du vin.

La méthode que suivent les vinaigriers d’Orléans est bien préférable à celle que nous venons de décrire. La fermentation moins rapide, qu’ils excitent dans la liqueur, lui conserve une espèce d’odeur aromatique qui contribue beaucoup à la réputation du vinaigre qu’ils préparent, et qui la mérite, sur-tout par le choix des vins blancs qu’ils y emploient.


Conditions pour faire de bon vinaigre.

Depuis l’époque où la confection du vinaigre est devenue un art sujet à des lois, on a remarqué qu’il falloit plusieurs conditions pour déterminer la fermentation acéteuse et obtenir un résultat parfait ; la première est le contact de l’air extérieur : il s’agit pour la seconde d’une température supérieure à celle de l’atmosphère. La troisième consiste dans l’addition de matières étrangères aux liquides qu’on veut convertir en vinaigre, et qui, dans ce cas, exercent les fonctions de levain. Enfin, la quatrième et principale condition est que les liqueurs vineuses destinées à être transformées en vinaigre, soient les plus abondantes en spiritueux.

Première condition. Il paroît maintenant démontré que l’accès de l’air extérieur pour l’acidification est indispensable ; mais quelques auteurs prétendent aussi que la seule chaleur peut opérer le changement du vin en vinaigre. Ils citent à l’appui de cette assertion l’expérience de Becher, de Sthal et d’Homberg qui ont fait du vinaigre dans des vaisseaux clos. Mais, comme l’a observé le citoyen Prozet, ces expériences n’ont pu réussir qu’en raison de l’air contenu dans les vaisseaux où elles se faisaient. À moins qu’on ne suppose que, pendant la durée, de cette opération mécanique, une portion de l’eau constituant le vin n’ait éprouvé une décomposition qui ait donné lieu à la séparation de l’oxigène, lequel, comme on sait, est un des principes de ce fluide. L’expérience de Rozier prouve irrévocablement la nécessité de la présence de l’air, et elle ne laisse aucun doute sur ce que l’acidification ne soit toujours proportionnelle à la quantité d’air absorbée. D’ailleurs, les connoissances acquises sur la nature du principe acidifiant ont levé tous les doutes.

Deuxième condition. Le concours de la chaleur pour l’acidification est bien reconnu ; mais pour qu’elle opère l’effet désiré, il ne faut pas qu’elle passe de 18 à 20 degrés du thermomètre de Réaumur ; le citoyen Prozet connoît un vinaigrier qui, croyant que la chaleur étoit l’unique cause du passage du vin en vinaigre, en avoit conclu que plus il élèveroit la température, et plus son vinaigre seroit acide ; en conséquence, il échauffait son poêle de manière à avoir au moins 30 degrés de chaleur. Cependant son vinaigre étoit constamment très-foible ; consulté par le fabricant, le citoyen Prozet fit observer que l’élévation de la température qu’il maintenoit dans son atelier, en procurant l’évaporation de la partie spiritueuse du vin, occasionnent la défectuosité de son vinaigre ; le vinaigrier a profité de l’avis, et, depuis, son vinaigre est excellent.

Cette observation ne suffit-elle pas pour démontrer combien sont vicieuses ces méthodes qui prescrivent de chauffer le vin jusqu’à le faire bouillir, dans la vue d’accélérer la fermentation acéteuse ? elles dérangent ses parties constituantes, les dénaturent en dissipant la partie spiritueuse, la seule appropriée pour l’acidification. Or, si dans cette opération, le concours de la chaleur est essentiel comme celui de l’air extérieur, on doit régler l’un et l’autre, car leur absence ou leur excès nuit directement à la perfection du résultat.

Troisième condition. Les moyens employés pour favoriser la fermentation acéteuse, et connus parmi les vinaigriers, sous les noms de mère de vinaigre, sont 1°. les lies de tous les vins acides ; 2°. les lies de vinaigre ; 3°. le tartre rouge et blanc ; 4°. un vaisseau de bois que l’on a bien rincé avec du vinaigre ou qui en a renfermé pendant un certain temps, ou le vinaigre lui-même ; 5°. du vin qui a été mêlé souvent avec sa lie ; 6°. les rejetons des vignes et les rafles de grappes de raisins, de groseilles, de cerises et d’autres fruits d’un goût piquant et acide ; 7°. du levain de boulanger, après qu’il est aigri ; 8°. les différentes espèces de levures ; 9°. enfin, toutes les substances animales et leurs débris.

Mais de tous ces levains propres à faire du vinaigre, ceux qui appartiennent au règne animal, quoique vantés par plusieurs auteurs, comme les plus actifs et les plus efficaces pour augmenter toute fermentation végétale, ne doivent pas être employés sans beaucoup de circonspection : sans doute, ils peuvent, en petite quantité, faciliter l’acidification, à cause de leur tendance à la décomposition ; mais le vinaigre qui en résulte ne sauroit se conserver long-temps : la présence du gaz azote de ce principe de l’actualisation doit nécessairement déterminer de nouvelles altérations, et donner aux fluides qui le contiennent une grande tendance à la putréfaction.

Quatrième condition. Les vinaigriers d’Orléans persuadés, d’après une longue suite d’expériences et d’observations, que le premier et le plus sûr moyen pour obtenir un vinaigre parfait, c’étoit d’y employer du vin de bonne qualité, poussent le choix, à cet égard, aussi loin qu’il peut aller ; ils ont remarqué que les vins d’un an sont préférables au vin nouveau, sans doute parce qu’ils sont dépouillés de lie, et que d’ailleurs la plus grande partie de la matière sucrée ayant passé à l’état spiritueux, l’acidification doit s’en mieux faire.

Plusieurs auteurs pensent au contraire que les vins tournant à l’aigre sont ceux qu’ont doit préférer. Sans doute il faut bien en tirer parti quand ils sont dans cet état de détérioration ; mais il n’en résulte toujours qu’un vinaigre fort médiocre pour l’odeur, le goût et les effets : ils ont éprouvé un commencement d’altération dans leurs principes constituans : enfin, c’est une fermentation étrangère à celle du vinaigre.

Ceux qui partagent cette opinion et qui regardent les petits vins, les boissons vineuses connues sous le nom de piquette, comme les plus propres à faire le vinaigre, sont également dans l’erreur ; car il est prouvé que le vin le plus généreux est celui qui produit le plus de vinaigre de qualité supérieure ; que le petit cidre, la petite bierre et les autres liqueurs peu abondantes en esprit-de-vin (alkool), donnent constamment des vinaigres foibles et de peu de durée.

Cependant, quoique fesp rit-devin soit nécessaire à l’acidification, nous sommes éloignés de penser qu’il fasse une des parties constituantes du vinaigre, et que ce dernier soit composé des mêmes principes que le vin, On sait qu’en distillant le vin, la liqueur qui reste au fond de la cucurbite ne produit plus qu’un vinaigre plat, d’une garde difficile. Il est acide, mais dépourvu de ce gratter particulier qui le caractérise.

Si, lorsque le vinaigre est parfait on n’y retrouve plus l’eau-de-vie que le vin contenoit avant sa conversion en acide acéteux, ou qu’on y a ajouté dans la vue d’augmenter sa force, on se tromperoit en imaginant qu’il est si intimement combiné, qu’il paroit impossible de l’en dégager ; mais il a changé de nature dans l’acidification ; et l’on est bien convaincu maintenant que le fluide qu’on a pris pour de l’esprit-de-vin et qui s’enflamme en chauffant jusqu’à l’ébullition, le vinaigre radical, est le gaz inflammable, le gaz hydrogène.

D’après les expériences et les vues du citoyen Chaptal qui vient de développer dans cet ouvrage avec le génie qui lui est propre tous les phénomènes de la vinification, il sera plus aisé encore de juger pourquoi les vins du Midi, c’est-à-dire, les plus riches en esprit, produisent les meilleurs vinaigres, et comment en ajoutant de l’eau-de-vie (alkool) aux vins de bas aloi et aux autres liqueurs vineuses foibles ou passées, on parvient à obtenir un acide plus fort et d’une garde plus facile.

Mais nous en avons dit suffisamment pour montrer la différence des effets de la fermentation vineuse et de la fermentation acéteuse ; il convient d’exposer les méthodes d’après lesquelles on procède à la conversion du vin en vinaigre dans diverses contrées, en nous restreignant aux procédés les plus simples et les moins dispendieux ; afin que tout bon économe puisse facilement et à peu de frais les mettre en pratique suivant ses ressources locales.


Des manipulations pour faire les différais Vinaigres.

Avant d’indiquer les procédés pour faire les vinaigres, avouons-le, quoiqu’il soit vrai qu’il faille de bon vin pour faire de bon vinaigre, comme ce dernier a ordinairement, dans le commerce, une moindre valeur que le vin, malgré les frais des manipulations nécessaires pour l’amener à cet état d’acide, c’est la plupart du temps, des vins qui ne sont pas de débit, comme tels, qu’on emploie communément à l’acidification.

Une remarque qu’on doit aux vinaigriers d’Orléans, c’est que les vins qui ont été souffrés ne sont pas propres à faire du vinaigre. Il y a lieu de penser que cette circonstance dépend de ce que l’acide sulfureux, en arrêtant la fermentation vineuse, a mis obstacle à la formation de la partie spiritueuse et contenue. Nous l’avons déjà dit, la force du vinaigre est toujours en raison de la quantité de cette partie spiritueuse ; d’ailleurs, il se peut aussi que les parties muqueuses qui n’ont pas encore pris le caractère vineux, lorsqu’on a arrêté le mouvement qui le détermine, passent subitement à l’état putride dès qu’on produit une chaleur capable d’exciter dans la liqueur une nouvelle fermentation ; cela paroit d’autant plus vraisemblable, qu’on ne peut concevoir la cessation du mouvement fermentatif dans le vin, par la présence de l’acide sulfureux, que par la combinaison qui a dû se faire des molécules de cet acide avec celles du muqueux non fermenté. Or, de ce nouvel ordre de choses, il doit nécessairement résulter un être nouveau qui n’est plus susceptible de modifications qui ne sont propres qu’à une de ses parties constituantes.


Premier procédé.

Lorsqu’un vinaigrier s’établit à Orléans, il tâche de se procurer des tonneaux qui aient déjà servi à la fabrication du vinaigre ; au défaut de ceux-ci, il en fait construire de neufs. Ces tonneaux nommés moût de vinaigre, lorsqu’ils sont abreuvés de cette liqueur, contiennent deux poinçons d’Orléans, ce qui revient à quatre cent dix pintes, mesure du pays, ou à quatre cent soixante-dix litres cinq cent vingt-six millilitres.

Ces tonneaux placés les uns sur les autres, forment ordinairement trois rangées ; la partie supérieure du fond est percée à deux doigts du jable, et cette ouverture a deux pouces de diamètre. Elle reste toujours ouverte afin de laisser un libre accès à l’air et de recevoir au besoin la douille d’un entonnoir courbe qui sert à vider le vin dans la mère de vinaigre. Plusieurs vinaigriers ne mettent point de robinet à cette espèce de tonneau, se servent de la même ouverture pour le vuider, lorsqu’il est plein, par le moyen d’une pompe ou siphon de fer-blanc. Ces trois rangées de tonneaux étant établies, le vinaigrier procède à la préparation du vinaigre, il commence par imbiber les tonneaux du levain ou ferment qui doit exciter dans le vin la fermentation acéteuse. Pour cet effet, il verse dans chaque mère cent pintes ou environ cent douze litres de bon vinaigre bouillant et l’y laisse séjourner pendant huit jours. Ce temps étant écoulé, il ajoute dans chaque mère un broc de vin contenant dix pintes, ou environ onze litres. Il continue ainsi de huit jours en huit jours à en verser la même quantité, jusqu’à ce que ses vaisseaux soient pleins ; le vinaigrier laisse alors écouler un espace de quinze jours avant de mettre le vinaigre en vente, et il a l’attention de ne jamais vider ces mères ; elles restent toujours à moitié pleines, afin qu’en les remplissant successivement, elles puissent déterminer le changement du nouveau vin en vinaigre.

Voici les signes auxquels les vinaigriers reconnoissent que leurs mères de vinaigre travaillent bien, c’est-à-dire, que la fermentation y est plus acéteuse. Ils ont soin d’introduire, par le trou supérieur, une règle de deux pieds de longueur faite avec une douelle à barrique ; ils la plongent dans le vinaigre et la retirent aussitôt ; ils examinent le sommet de la partie mouillée, et s’ils y aperçoivent une espèce de ligne blanche, formée par la fleur ou écume du vinaigre en fermentation, ils jugent que la mère travaille ; plus la ligne est large et fortement marquée, plus la mère travaille bien et a besoin d’être rafraîchie ; alors ils la chargent plus souvent. Ils attendent, au contraire, et n’ajoutent point de nouveau vin dans celle qui ne donne pas cet indice ou qui le donne foible.

Un soin essentiel qu’il ne faut pas omettre est celui de n’employer qu’un vin très-clair. Pour se procurer cet avantage, le vinaigrier renferme cette liqueur dans des tonneaux où il a établi un rapé de copeaux de hêtre, afin que les surfaces étant plus multipliées, la lie fine puisse mieux y adhérer. C’est de ces tonneaux à rapé qu’il soutire le vin à mesure qu’il en a besoin. Cette pratique suffiroit seule pour détruire l’opinion où l’on est que la lie est un levain propre à exciter la fermentation acéteuse.

L’atelier du vinaigrier étant ordinairement placé dans un lieu très-aéré, la chaleur de l’atmosphère suffit en été pour convertir le vin en vinaigre ; mais en hiver, le vinaigrier a soin d’entretenir une température élevée de 18 degrés au moins, par le moyen d’un poêle qui est établi dans le milieu de l’atelier.


Deuxième pnoccilê.

On achète un baril de vinaigre de la meilleure qualité et on en tire quelques litres pour l’usage domestique qu’on remplace par une même quantité de vin bien clair ; l’on bouche simplement le baril avec du papier ou du liége appliqué légèrement : on le tient dans un endroit tempéré, et tous les mois on en soutire la quantité susmentionnée de vinaigre en la remplaçant comme la première fois avec du vin ; le baril toujours ainsi rempli, fournit pendant long-temps du vinaigre de toute perfection, sans qu’il s’y forme de mère ni de dépôt sensible. Il y a encore dans beaucoup de ménages du vinaigre, dont la première fondation remonte au-delà de cinquante ans, et qui est exquis.


Troisième procédé.

Avant de mettre les raisins dans la cuve, on en égrappe une partie à proportion du vinaigre qu’on veut faire. On met les grains et le jus dans les cuves à vin, et on dépose les rafles dans un vaisseau, où elles s’échauffent et s’aigrissent pendant que le vin est fait. On retourne ces rafles de temps en temps, pour empêcher qu’elles ne chancissent ou moisissent à la superficie. Quand le vin de la cuve est fait, on le tire ; et au lieu d’en rejeter d’abord une partie sur le marc, comme on le pratique dans queleques pays, on couvre le marc des rafles qui se sont aigries, et on répand sur le tout une partie du vin tiré, à proportion de ce qu’on veut avoir de vinaigre. On mêle bien les rafles avec le marc, avec des crochets ou autrement. Le marc ainsi remanié, l’aigreur des rafles se communique à toute la liqueur. La fermentation s’établit très-promptement, et le vinaigre est d’autant plus fort et plus excellent, que le marc se trouve plus chargé d’esprit. Plus il y a de marc par proportion à la quantité du vinaigre, et plus ce dernier à de force.


Vinaigre de cidre.

Les habitans des cantons à cidre et à poiré font du vinaigre avec ces deux liqueurs. Il suffit pour cela de délayer dans une pièce de huit cent pintes (744 litres), six livres environ (deux kilogrammes 934 grammes) de levure aigre faite avec du levain, et de la farine de seigle qu’on délaie dans de l’eau chaude, et qu’on verse par le bondon. Après avoir remué le tout avec un bâton on le laisse tranquille, et il est rare qu’au bout de six à huit jours on n’ait un vinaigre de cidre d’une bonne force. Il est urgent de le soutirer dès qu’il est fait, étant plus sujet à devenir vappide que le vinaigre de vin.

Ce qu’on appelle dans la ci-devant Normandie petit cidre ou de la boisson, traitée de la même manière, devient facilement aigrelet, et fait un vinaigre foible à la vérité, mais agréable, préféré par les économes au vinaigre fort.

Plusieurs chimistes ont fait sur le vinaigre de cidre des expériences assez curieuses. Le citoyen Godde, ancien commissaire des guerres, et à qui nous devons déjà d’intéressantes observations, a remarqué que particulièrement le vinaigre de cidre en conservoit l’odeur et le goût de même que l’eau-de-vie qu’on en distille, et que cette eau-de-vie transportée en Afrique pour la traite des nègres, a eu la préférence sur l’eau-de-vie de vin, en sorte qu’il est quelquefois arrivé que la dernière s’est vendue moins cher que la première. Le citoyen Thierry, pharmacien distingué à Caën a bien voulu, à notre prière, faire l’examen comparatif du vinaigre de vin avec le vinaigre de cidre. Le résultat est que le premier contient cinq huitièmes de plus d’acide acéteux que le second. Il observe que celui-ci, à raison de son prix, qui, année commune, coûte au plus sept centimes la pinte, offriroit un grand avantage dans le commerce. L’exportation s’en fait à Dunkerque de-là probablement il passe en Hollande ; le bon marché le fait trouver excellent aux habitans peu aisés des cantons où on le fabrique. Ils l’emploient à confire les cornichons, la perce pierre ou criste-marine, plante fort abondante sur les côtes, et qui, préparée ainsi, est portée dans l’intérieur de la France, et forme une branche de commerce.


Vinaigre de poiré.

Ce que nous venons de dire du vinaigre de cidre s’applique d’autant plus naturellement au poiré que cette liqueur vineuse est encore plus forte que le cidre ; mais il existe un autre procédé pour faire l’un et l’autre. C’est sur-tout en Hollande qu’il est mis en pratique. On ramasse les poires qui tombent des arbres et commencent à se gâter ; on les coupe par tranches et on les met dans un ou plusieurs tonneaux ; on verse de l’eau par-dessus et on les expose au soleil.

Pour hâter et faciliter la fermentation, on ajoute du levain, ou mieux encore un peu d’acide tartreux, qui est à fort bon compte en Batavie ; quand le vinaigre est suffisamment acide on le passe à travers un linge ; on le laisse reposer quelques jours : il se forme un dépôt plus ou moins considérable : on décante le vinaigre ou bien on le soutire avec un syphon, et on le conserve pour l’usage.


Vinaigre de bierre.

C’est celui qui est le plus généralement employé dans le nord de l’Europe, pour tous les usages auxquels le vinaigre est consacré. On peut le préparer avec la bierre non fermentée, qu’on laisse travailler, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à l’état de vinaigre, ou bien en prenant la bierre toute vineuse, qu’on laisse exposée dans une température chaude, ou dont on accélère la fermentation à l’aide d’un levain fait de farine.

On prend parties égales, ou à peu près, de farine de seigle, de farine de blé noir. Cette dernière semence, avant d’être convertie en farine, doit avoir été préalablement mondée de sa tunique ou enveloppe extérieure, ce qui se fait avec beaucoup de facilité, au moyen d’un moulin à huile : la seule attention qu’il faut avoir, c’est de soulever un peu la meule verticale au-dessus de la meule horisontale. La première mise alors en action par un cheval, comprime suffisamment le blé noir pour détacher son enveloppe, qu’on enlève ensuite à l’aide d’un van.

On fait bouillir ces farines dans une suffisante quantité d’eau, pendant vingt-quatre heures ou environ, après quoi on verse la liqueur dans des cuves oblongues, à large ouverture, qu’on a soin de ne remplir qu’à demi, et de placer dans un lieu fort accessible à l’air. La température doit être au moins à 12 degrés. Ou laisse ces liqueurs en repos, ayant soin de les boucher lorsque le soleil est perpendiculaire aux cuves ; et quand ce vinaigre est suffisamment oxigéné, ce qui n’est pas très-long, on le soutire par le moyen d’un siphon de fer-blanc, et on le conserve dans des barriques de chêne. Ce vinaigre est blanc et parfaitement clair ; les sophisticateurs se servent de baies de sureau, pour lui donner une couleur rouge.


Vinaigre de malt.

On fait en Allemagne beaucoup de vinaigre, soit avec le malt de froment pur, soit avec le malt d’orge mêlé avec le malt de froment. Il y a, comme l’on sait, deux espèces de malt, soit de froment, soit d’orge ; savoir, le malt séché à l’air, et le malt séché au four. Ces deux espèces sont nécessaires pour le vinaigre ; cependant on emploie le premier en plus grande quantité que le second. La proportion la plus usitée est de prendre deux parties de malt d’orge et une de malt de froment ; savoir, de chacun de ces malts, le tiers desséché au four, les deux autres tiers desséchés à l’air. L’expérience prouve que cette proportion est à tous égards la meilleure.

On fait alors bouillir de l’eau dans un grand chaudron ; quand, elle boue, l’on en met quarante pots dans une cuve ; on remue l’eau jusqu’à ce qu’elle ait un peu perdu de sa chaleur ; alors, on verse peu à peu, dans cette cuve, le malt grué, et l’on a soin de bien remuer le tout avec des bâtons, jusqu’à ce que tout soit bien défait et bien mêlé avec l’eau ; pour lors, on recouvre la cuve ; ensuite on fait bouillir de l’eau ; on met la pâte de cette cuve dans un cuveau qui a deux pouces de son fond ; on en a un autre percé de trous et recouvert de paille. On verse de l’eau bouillante dessus, on couvre la cuve, on laisse le tout pendant une heure et demie, après quoi, par un robinet placé entre les deux fonds, on soutire la liqueur. On remet sur le malt de l’eau bouillante, et on répète ce procédé plus ou moins de fois avec plus ou moins d’eau, suivant la force que l’on veut donner au vinaigre

On met dans des tonneaux la liqueur qu’on a soutirée, et lorsqu’elle est refroidie, et qu’elle a déposé, on la met dans des cuves munies de leurs couvercles : on y ajoute de la lie de bierre, on les recouvre, et quand la liqueur a fermenté, qu’elle est claire, et que l’écume s’est bien formée, ce qui arrive au bout d’une dizaine d’heures, on enlève soigneusement l’écume, on met la liqueur clarifiée dans des tonneaux qu’on a rincés avec du bon vinaigre, et on la laisse fermenter, en y ajoutant du levain, ou quelqu’autre ferment. S’il se forme de nouvelle écume, on la sépare ; on obtient par la un très-bon vinaigre.


Vinaigre avec le son de froment.

L’eau sûre qui se forme pour détruire la portion d’amidon que la meule et le blutage n’en ont pu enlever ; cette eau, que d’autres ouvriers préparent en délayant du son dans l’eau, est évidemment très-acide, et n’auroit besoin, pour tenir lieu de vinaigre de vin, que d’être plus concentré.

On prend du son de froment, et à son défaut celui de seigle ; on en fait une décoction avec de l’eau de rivière, que l’on a soin de passer, pour en séparer toute la partie corticale. On en remplit un tonneau ; on y délaie ensuite un levain de huit jours, et la fermentation s’établit en moins de vingt-quatre heures. Lorsqu’on s’aperçoit que l’écume qui sort par le bondon commence à s’affaisser, on bouche exactement le tonneau ; on laisse déposer la liqueur pendant quelques jours, pour lui donner le temps de s’éclaircir. Lorsqu’on a pris quelques précautions pour ne laisser contracter aucune mauvaise odeur au son, cette liqueur est assez agréable, et sa saveur est vineuse, tirant sur l’aigre ; c’est enfin la limonade des habitans de la campagne, lorsque, la saison et les travaux demandent l’usage d’une boisson désaltérante.


Du verjus.

Si le hasard est la cause vraisemblable de l’art de convertir en vinaigre les vins qu’on remarquoit tourner à l’aigre, la simple observation a dû, long-temps avant qu’on perfectionnât l’art du vinaigrier, apprendre que certains fruits ou conservent une saveur aigrelette agréable, ou la possèdent avant d’acquérir leur parfaite maturité. Les groseilles, l’épine-vinette, et sur-tout le raisin, avant de tourner, ont ce goût acide.

Parmi les espèces de raisins cultivées, il en est une qui ne parvient jamais, dans nos climats, qu’à une maturité imparfaite ; on la nomme verjus. Elle est choisie de préférence pour fournir son suc, et voici comment

Quoique le verjus ne puisse être considéré à la rigueur comme un véritable vinaigre, puisqu’il n’est pas le produit de la fermentation acéteuse, c’est un acide malique plus ou moins pur que la pression sépare des raisins encore verts et qu’on sait dépurer par un léger mouvement de fermentation vineuse.

Il n’est pas difficile à faire ; il s’agit seulement de prendre le raisin qui porte ordinairement ce nom, de l’écraser avant sa maturité et de le laisser ainsi fermenter, dans un vaisseau à découvert, environ trois décades ; après, on exprime le suc par le moyen d’une presse ; on le laisse se dépurer pendant vingt-quatre heures ; on le filtre à travers le papier et on le conserve pour les différens usages, en mettant une couche d’huile par dessus.

On fait avec le verjus plusieurs mets assez recherchés. Ils portent son nom. Si on a laissé le verjus exposé au soleil, sur plusieurs assiettes, jusqu’à ce qu’il soit desséché, et que l’extrait qui en résulte, soit conservé dans des bouteilles bien fermées ; on peut avec plein un dé de cet extrait faire des œufs délicats au verjus, dans toutes les saisons.

On fait en outre avec le verjus un sirop fort agréable en y faisant fondre vingt-huit onces de sucre (855 grain.) par livre d’acide (480 grain.).


Vinaigre d’hydromel.

On voit que du temps de Pline, on lavoit les ruches à miel après les avoir dégarnies, et que l’eau qui avoit servi à cette opération, bouillie et rapprochée par l’évaporation, se convertissoit en un bon vinaigre produit du miel que cette eau avoit enlevé : c’étoit donc un vinaigre d’hydromel.

Il n’est pas douteux qu’en appliquant à l’hydromel vineux toutes les opérations du vinaigrier, on ne parvienne à en préparer un très-bon vinaigre ; il ressemble assez bien à ceux faits avec les vins muscats et autres vins sirupeux.

Le vin de Cannes, laissé trop long-temps à l’air avant d’être exposé au feu, ne tarde pas à fermenter, et c’est même la facilité à s’aigrir qu’il possède, qui a fait donner le nom de vinaigrerie à la portion de l’atelier du fabricant de sucre, où se met en réserve ce vin ou suc de cannes. En un mot, tous les fruits prennent facilement le caractère de vinaigre : le corps muqueux sucré qu’ils contiennent les rend propres à cette préparation. Il n’y a pas jusqu’aux matières mucilagineuses, insipides, qui, traitées d’une certaine manière, ne fournissent une liqueur acide.


Vinaigre de lait.

Quoique le sérum du lait aigri ne puisse être considéré comme un véritable vinaigre, il n’en est pas moins certain que dans une foule de circonstances il ne puisse le suppléer, soit comme assaisonnement, ou pour servir de boisson à l’instar de la limonade. Le procédé de Scheele, pour faire du vinaigre de lait, consiste à ajouter six cuillerées à bouche de bonne eau-de-vie, à un pot de lait, à placer le mélange dans une bouteille bien fermée qu’on expose dans un lieu chaud ; on a l’attention de donner de temps en temps issue à l’air dégagé par la fermentation, en débouchant le vase un instant, tous les cinq ou six jours. Le lait, un mois après, se trouve changé en un bon vinaigre qui, passé par un linge, peut être gardé en bouteilles.

Les habitans des campagnes font une liqueur qui approcha du vinaigre en faisant fermenter le petit lait, et c’est avec ce vinaigre qu’ils font ce qu’ils appellent le séré. En suivant le procédé ci-dessus, il est à présumer qu’avec le petit lait que rend le fromage, on obtiendroit à très-peu de frais, un vinaigre supérieur à celui que fournit le lait pur.

Il est d’observation que pour rendre le vinaigre de lait plus acide et plus clair, les Hollandois des cantons où l’on en prépare, font bouillir leur lait de beurre avec un peu de présure.

On a enchéri depuis sur le procédé de Scheele, en ajoutant au mélange, du miel commun. Le fluide qui en résulte se clarifie plus facilement, devient d’une belle couleur et d’une saveur agréable, sur-tout si on y met infuser de l’estragon, de la menthe ou de la fleur de sureau dont il prend mieux encore l’aromate que le vinaigre de vin.

Des acides végétaux substitués au vinaigre.

Depuis que la nature du vinaigre a été mieux connue, on est parvenu à en faire d’excellent avec une foule de matières pures ou mélangées dans lesquelles on ne soupçonnoit pas auparavant l’existence de principes propres à former un acide comparable au vinaigre de vin pour les propriétés économiques.

On sait que le citoyen Chaptal a trouvé que de l’eau imprégnée de gaz acide carbonique vineux, donnoit du vinaigre au bout de quelques mois, et qu’il s’en précipitoit un dépôt floconneux de matière fibreuse moins abondante, à la vérité, que celle qui se trouve toujours formée par la préparation ordinaire de cet acide.

On peut sans doute se procurer encore des vinaigres au moyen des sucs de groseilles, d’épine-vinettes, de grenades, d’airelle ou myrtil, des sèves sucrées de certains arbres, enfin, avec toutes les substances gommeuses, mucilagineuses et amylacées ; mais nous ne finirions pas si nous cherchions à étendre le nom de vinaigre aux différentes liqueurs qui ont subi le second degré de la fermentation vineuse, et si nous voulions raconter d’après les voyageurs toutes les ressources, tous les procédés que les nations qu’ils ont visitées, emploient pour obtenir des arides analogues au vinaigre.

On sait que les hollandois consommoient autrefois beaucoup de vinaigre, soit pour leurs fabriques de sel de Saturne et de Verdet distillé, soit pour en approvisionner leurs colonies : mais la rareté des vins dans leurs provinces autorisoit à soupçonner qu’ils avoient le secret de faire le vinaigre sans vin, comme si leur bierre ou les matériaux qu’ils y emploient ne suffisoit pas pour donner à l’acidification un assez bon produit. Indépendamment de tous les vinaigres dont il a été question dans cet article, cette nation laborieuse et économe en prépare encore pour sa consommation avec des raisins secs et d’autres fruits ; ils associent même différentes substances pour obtenir de nouveaux vinaigres ; voici une de ces recettes.

Prenez soixante livres (29 kilog.) de groseilles blanches, cinq livres ( kilog.) desucre demi-blanc, demi-livre (244 gram.) de crème de tartre, cent pintes (93 litres) d’eau de pluie. On écrase les groseilles dans un mortier de bois ou de pierre ; on les met dans une suffisante quantité d’eau pour en extraire toute la partie succulente ; on passe le tout par un tamis de crin ; on le jette dans un tonneau qui puisse contenir les cent pintes ; on v ajoute le sucre et la crème de tartre. On mêle bien le tout, et on expose le tonneau au soleil jusqu’à ce qu’il ait fermenté ; après cela on bouche bien le vase, et on s’en sert pour l’usage.

Il existoit en Hollande, au moins avant la révolution, des maisons millionnaires qui n’avoient d’autres branches de commerce que la partie des vinaigres qu’ils exportaient dans leurs possessions coloniales. Ces vinaigres étoient assez forts pour supporter les voyages de long cours. La base de ces vinaigres étoit le seigle, et ils y ajoutoient des féveroles, c’est-à-dire des grosses féves qui se cultivent dans les environs d’Armentières, et que les Hollandois venoient y acheter. Cette branche de commerce seroit très-fructueuse au département de la Somme qui, par sa position, sa culture, et le génie industrieux de ses habitans, ne négligeroit rien pour étendre de plus en plus les débouchés.


Des moyens de conserver le vinaigre.

Comme le vinaigre est le produit d’une fermentation, la manière de gouverner cette fermentation contribue infiniment à la qualité et à ha conservation du résultat. Mais malgré le choix du vin et la bonté du procédé employé pour sa transformation en vinaigre, ce dernier peut facilement s’altérer si on néglige l’emploi de quelques moyens, dont nous devons faire connoître les principaux.

Premier moyen. Il consiste à tenir le vinaigre à l’abri de toute l’influence de l’air extérieur, dans des vases propres, bien bouchés, dans un lieu frais, et sur-tout à ne jamais le laisser en vidange ; le plus léger dépôt suffit pour l’altérer, même dans des vases parfaitement clos. Il y produit à-peu-près le même effet que dans les vins sur lesquels ces dépôts ont une action insensible et concourent à faire passer ceux-ci à l’état d’un véritable vinaigre. Pour le conserver dans toutes ses qualités, il faut donc que les vases destinés à le contenir soient fort propres.

Deuxième moyen. C’est le plus simple qu’on puisse employer ; il suffit de jeter le vinaigre dans une marmitte bien étamée, de le faire bouillir un moment sur un feu vif, et d’en remplir ensuite des bouteilles avec précaution, pour conserver clair et sain cet acide pendant plusieurs années. Mais le vase dans lequel ce procédé a lieu, pourroit exposer à quelques inconvéniens pour la santé, il vaut mieux recourir à celui que Scheele nous a fait connoître. Il consiste à remplir de vinaigre des bouteilles de verre et à placer ces bouteilles dans une chaudière pleine d’eau sur le feu. Quand l’eau a bouilli un quart d’heure on les retire ; Je vinaigre ainsi chauffé se conserva plusieurs années, aussi bien à l’air libre que dans des bouteilles à demi-pleines.

Troisième moyen. Pour conserver le vinaigre des temps infinis, et le mettre à l’abri des variations de l’air et de la température, il faut en séparer la partie muqueuse extractive par la distillation ; mais comme cette préparation devient coûteuse, et que, d’ailleurs, le vinaigre perd nécessairement de son premier goût agréable, qu’on aime à trouver dans l’assaisonnement et les autres usages du vinaigre, il y a grande apparence qu’on ne se décidera point à adopter un moyen coûteux et destructeur de l’odeur.

Quatrième moyen. Le vinaigre employé aux usages économiques, est assez ordinairement foible, comparativement à celui qui provient des vins méridionaux. Ce défaut devient infiniment plus sensible quand on l’a encore affoibli par des plantes aromatiques. L’hiver est la saison qui offre le moyen de convertir en un vinaigre très-fort, du vinaigre ordinaire ; c’est de l’exposer suivant le procédé simple donné par Sthal, à une ou plusieurs gelées, dans des terrines de grès ; on enlève successivement les glaçons qui s’y forment, et qui ne contiennent que les parties les plus aqueuses, qu’on rejette ; mais ce procédé élève très-haut le prix du vinaigre, et les personnes peu aisées n’en feront aucun usage : cependant, on pourroit appliquer avec avantage l’action de la gelée à des vinaigres foibles, qui ne sont pas susceptibles de se garder.

Cinquième moyen. L’eau-de-vie, alkool, est l’un des puissans moyens pour conserver les vinaigres aromatiques. Le citoyen Demachy, dans son Art du vinaigrier, conseille à ceux qui forment des provisions de ce vinaigre, d’ajouter sur chaque livre de liqueur une demi-once au plus d’eau-de-vie. Cet esprit ardent rend l’union plus intime entre l’arôme et le vinaigre, et garantit celui-ci de l’accident de se décomposer, si, par hasard, les plantes qu’on y a mises fournissent trop de phlegme, malgré leur dessiccation préalable ; mais un autre effet de l’alkool sur le vinaigre, c’est de fournir des élémens nécessaires à l’acidification, qui continue dans le vinaigre, à peu près comme quand on ajoute de temps en temps du vin au vinaigre perpétuel.

Sixième moyen. Le sel marin, (muriate de soude) qu’on conseille encore d’ajouter au vinaigre, et sur-tout aux vinaigres composés, pour prévenir leur détérioration, n’opère cet effet qu’en s’emparant de l’eau qu’il contient, et en la mettant dans l’impuissance d’agir sur les différentes substances mêlées avec l’acide acétique, comme elle agiroit nécessairement si elle étoit libre ; cependant, il ne faut pas croire que cet effet puisse être durable, puisqu’il est prouvé qu’à la longue, le vinaigre auquel on a ajouté du sel, finit aussi par s’altérer, en présentant cependant dans sa décomposition des phénomènes différens de ceux qui ont toujours lieu quand le vinaigre n’a point été salé ; au reste, il seroit peut-être utile de s’assurer, par des expériences exactes, de la quantité de sel qu’il conviendroit d’ajouter à chaque espèce de vinaigre, en supposant que cette addition pût en prolonger la durée ; car toutes ne contenant pas une quantité égale d’eau, il seroit superflu d’en employer toujours dans la même proportion.


Des signes auxquels on reconnoit que le vinaigre est bon, falsifié ou gâté.

Le meilleur vinaigre doit être d’une saveur acide, mais supportable, d’une transparence égale à celle du vin, moins coloré que lui, conservant, au reste, une sorte de parfum, un montant, un spiritueux, en un mot, un gratter qui affecte agréablement les organes. C’est surtout en le frottant dans les mains que ce parfum se développe.

La cupidité de certains fabricans de vinaigre, les porte souvent à employer des vins foibles, ou qu’ils savent extraire des lies. Le procédé par lequel ils obtiennent ces derniers, dissipe les parties essentielles à la confection du bon vinaigre. Ces lies épaisses et visqueuses sont versées dans un chaudron placé sur le feu ; la chaleur détruit leur viscosité ; alors elles sont enfermées dans un sac, et à l’aide d’une presse, on en exprime facilement tout le liquide : Cette espèce de vin est versée sur un rapé de copeaux, pour l’éclaircir. Il est aisé de voir que l’action de la chaleur ayant dissipé le peu d’esprit que ce vin contenoit, il ne peut fournir qu’un vinaigre médiocre et très-foible.

Le fabricant qui emploie ces moyens, sait très-bien que le vinaigre qu’il prépare est inférieur en qualité ; mais aussi, il sait en relever la saveur par le moyen des substances âcres, telles que la pyrèthre, le galanga, et sur-tout le piment, ou poivre d’inde, capsicum annuum. L’acheteur qui goûte ce vinaigre, se sent la bouche en feu, et attribue à l’acidité ce qui n’est que l’irritation violente que ces substances excitent sur l’organe du goût. Aussi, lorsqu’on n’est pas parfaitement connoisseur, il ne faut jamais s’attacher à la saveur quand on achette du vinaigre ; parce que les indications qu’elle fournit sont souvent illusoires. La saturation d’une certaine quantité de vinaigre par la potasse, est le moyen le plus sûr que l’on puisse employer pour comparer la qualité des vinaigres. Une once, ou 30 grammes 572 milligrammes de cette liqueur, exige ordinairement 60 grains ou 9 grammes 184 milligrammes de cet alkali, tandis que la même quantité de ces vinaigres sophistiqués, qui, par leur saveur brûlante, paroissent si fort, est saturée avec 24 grains ou 1 gramme 272 milligrammes de ce sel.

Lorsque, pour augmenter l’acidité de leur vinaigre, les ouvriers auront employé l’acide sulfurique, il sera facile de démasquer cette faute, en goûtant le vinaigre : il agacera les dents, et exhalera, en le brûlant sur du charbon de terre, l’odeur de l’acide sulfureux. Si on le sature avec la potasse, on en obtiendra, par la cristallisation, au lieu d’une acétite de potasse, un sulphate de potasse.

On falsifie aussi le vinaigre avec l’acide muriatique, (esprit de sel). Cette falsification est assez difficile à reconnoître au goût. On peut s’en assurer par la dissolution d’argent, que l’acide muriatique précipite en blanc ; mais il est une falsification presque impossible à reconnoître, plus tolérable, sans doute, puisqu’elle a l’acide propre du vin pour base : elle consiste à faire bouillir dans un vaisseau de terre, du tartre, avec l’acide sulfurique. Cet acide s’unit avec l’alkali, et en sépare l’acide. On obtient par ce moyen une liqueur très-acide, contenant l’acide du tartre à nu, dont quelques gouttes suffisent pour bonifier une certaine quantité de mauvais vinaigre. C’est avec cette liqueur mêlée à l’eau, que l’on fortifie le verjus, le jus de citron, etc.

Il y a une foule d’autres sophistications employées pour procurer au vinaigre une saveur âcre et brûlante, que l’on confond souvent avec la saveur fraîche, acide, forte et pénétrante que doit avoir cet acide, quand il a les qualités requises ; mais il convient peut-être de n’en point parler, dans la crainte de les apprendre à quiconque les ignoreroit, d’autant mieux qu’il n’est pas facile d’offrir des pierres de touche pour déceler les fraudes, sans des examens auxquels chacun ne peut se livrer ; on reconnoît plus aisément la pureté du vinaigre, en l’exposant simplement à l’air libre. S’il s’y amasse beaucoup de moucherons, connus sous le nom de mouches à vinaigre, c’est une preuve que le vinaigre est pur, et la quantité de ces moucherons décèle sa force.

Mais, comme nous l’avons déjà dit, le vinaigre, sur-tout celui provenant des vins foibles, ne peut se conserver long-temps en bon état : il s’altère, sa transparence se trouble, et bientôt il se recouvre d’une pellicule épaisse, visqueuse, qui détruit insensiblement sa force, au point qu’on est obligé de le jetter.

Cette espèce de couenne formée à la surface du vinaigre qui s’altère, ne se fait remarquer principalement que dans ceux qui ont été faits avec le suc du raisin, ou dans lesquels on a déterminé la fermentation au moyen des lies de vin ou du tartre ; il paroît vraisemblable, d’après cette observation, que c’est ce dernier sel qui contribue à sa formation. Voici un expérience qui semble le prouver.

En mettant en digestion, dans une certaine quantité d’eau, à une douce chaleur, du tartre en poudre, on voit quelquefois se former à la surface du liquide surnageant, une couenne ou pellicule semblable à celle qui recouvre le vinaigre qui s’altère ; mais on remarque en même-temps, qu’à mesure que la pellicule se forme, le tartre se décompose de manière qu’il est possible d’opérer complètement sa décomposition, en favorisant la production de cette pellicule et l’enlevant à mesure qu’elle a acquis une sorte d’épaisseur : en général, on remarque que les vinaigres à la surface desquels ces pellicules sont voisines de leur formation, deviennent, en effet troubles, foibles, et ne peuvent plus, servir aux usage s ordinaires.


Application du vinaigre à la conservation des viandes.

On sait que toutes les substances animales ont une grande tendance vers la fermentation putride, et que dès qu’elles ont commencé à la subir, elles sont déjà en partie décomposées ; par conséquent tellement différentes de ce qu’elles étoient auparavant, qu’on ne reconnoît plus ni leur saveur, ni leur odeur, ni leur consistance naturelle.

Dans le nombre des moyens imaginés pour arrêter ou prévenir ces altérations, le vinaigre tient le premier rang ; aussi, les cuisinières, qui veulent conserver ou améliorée les viandes, ont grand soin de les laisser macérer pendant deux fois vingt-quatre heures dans cet acide pour les rendre plus tendres et corriger ces saveurs rudes et ammoniacales qu’on trouve souvent au gibier, et même à la chair des bestiaux de boucherie, sur-tout au temps du rut ; mais il faut convenir qu’en les sortant de cette espèce de saumure ou marinade, ces viandes n’ont plus la saveur qui leur appartient ; car, quelque soit le moyen qu’on emploie, le vinaigre se fait toujours remarquer, et si quelquefois on en aime le goût, on désireroit le plus souvent qu’il ne fût pas aussi sensible.

Voici un procédé qui conserve fort bien, pendant quelques jours, les substances animales, au milieu des chaleurs excessives de l’été et les préserve de leur tendance naturelle à la corruption ; il nous a paru mériter d’autant mieux de trouver place dans cet ouvrage, qu’il n’est pas aussi connu qu’il devroit l’être. On laisse macérer dans le lait caillé des viandes de toute espèce ; non seulement elles conservent tout leur caractère, mais on remarque qu’elles acquièrent plus de disposition à se cuire, qu’elles deviennent plus délicates et plus faciles à digérer. Cette pratique, adoptée dans les départemens du Haut et Bas-Rhin, offre aux habitans des petites communes rurales où les bouchers ne tuent qu’une fois ou deux fois par décade, l’avantage de manger les viandes dans un état frais.


Des fruits et légumes confits au vinaigre.

Le besoin des acides pour l’homme est si impérieux, qu’il va les chercher avec une espèce d’avidité dans toutes les parties des végétaux, ; souvent même en détruisant, par la fermentation, le corps muqueux qui constitue certaines plantes, il parvient à leur, donner un caractère aigrelet en les rendant d’un usage plus agréable et plus salutaire : témoin la sauer-craut dont a préparation a été décrite à l’article chou.

Il paroît que les premiers fruits qu’on a essayé de confire au vinaigre, sont les boutons de fleurs du caprier avant leur épanouissement, et les jeunes fruits d’une variété de concombre appelée cornichons. La manière dont on procède à leur préparation a été décrite aux articles qui traitent de ces deux végétaux, et il y a apparence que c’est à leur imitation qu’on a imaginé ensuite de traiter de la même manière les boutons de capucine, les épis encore tendres du maïs, les haricots verts, les oignons, les culs d’artichauts, les champignons, les cerises et beaucoup d’autres substances végétales également muqueuses : en observant toujours de les faire blanchir dans l’eau bouillante pour, d’une part, combiner leurs principes et les mettre en état de conserver leur forme, et de l’autre, pour mieux prendre le vinaigre. C’est ainsi qu’on parvient à confire ensemble tous les fruits charnus avant l’époque de leur parfaite maturité, et à les présenter sur nos tables, sous le nom de macédoine.

On ne peut se dispenser de convenir que les mets aigrelets, loin de les regarder comme des alimens de luxe, ne soient très-salutaires dans certaines circonstances, et que leur usage ne prévienne les maladies inflammatoires ou scorbutiques : pourquoi les fermiers dédaigneroient-ils de former des provisions de ce genre et d’en distribuer de tems en tems à leurs ouvrier pour assaisonner agréablement leurs mets ? c’est dans cette vue que nous allons rapporter la manière de confire les betteraves qui, dans cet état sont fort du goût des Allemands, servies sur leurs tables en même-tems que le potage.


Betteraves confites au vinaigre.

On expose les betteraves au four, dès que le pain en est ôté ; on les coupe par tranches minces ; on les met dans un pot, et on verse assez de vinaigre pour les recouvrir, ayant la précaution d’y ajouter un peu de sel ; mais comme on remarque que les betteraves confites ainsi ne se conservent pas long-tems, et que le vinaigre en quinze on vingt jours, a pu cesser d’être acide et a, par conséquent, perdu toute sa force, on a grand soin de n’en confire que peu à-la fois ; ou bien lorsque cet inconvénient a lieu, on renouvelle le vinaigre, parce qu’alors il n’agit plus sur le tissu de la racine déjà assez imprégnée et combinée avec l’acide. Cette précaution devient même indispensable si on veut conserver, un certain tems, en bon état les fruits confits au vinaigre.

Nous ferons ici cette question : Pourquoi les fruits et les légumes qu’on met confire dans du vinaigre absorbent-ils la partie la plus acide de ce fluide, comme ils absorbent l’alkool, quand c’est l’eau-de-vie qui leur sert de véhicule, et donnent-ils en échange de cette acquisition, l’eau qui les constitue ?

Pour rendre raison de ce phénomène, il suffit de connoître la propriété qu’a l’acide acétique et généralement tous les acides de se porter sur la gélatine, de se combiner avec elle, et souvent même de lui faire prendre la forme concrète. Or, comme tous les fruits qu’on met confire dans le vinaigre contiennent une certaine quantité de gélatine, il ne doit plus paraître surprenant de voir l’acide acétique quitter l’eau avec laquelle il se trouve mêlé dans le vinaigre, pour venir se réunir avec cette gélatine.

Une chose essentielle à remarquer, c’est que dans cette espèce de combinaison, l’acide se trouve toujours en excès, à-peu-près comme dans certains sels que nous retirons de quelques végétaux. De même que l’excès d’acide de ces sels ne peut être séparé de la base à laquelle il est uni sans opérer la décomposition des sels, de même aussi la séparation de l’excès d’acide dont se surcharge la gélatine, ne peut pas avoir lieu sans décomposer la combinaison dont il s’agit.

Cette propriété qu’a la gélatine de former avec certains acides des combinaisons dans lesquelles l’acide se trouve en excès, n’est pas une hypothèse ; on peut la prouver par des expériences directes et positives ; il nous suffira de citer l’exemple suivant.

Si on mêle une très-petite quantité d’acide sulfurique avec de l’huile de lin, aussitôt cet acide se porte sur la gélatine ou mucilage que contient cette huile ; il s’y unit fortement, et forme avec lui un corps qui peu-à-peu se sépare. Examine-t-on ensuite ce corps ? on trouve qu’il est acide, qu’il a absorbé seul tout l’acide qu’on a employé, que l’huile reste douce, et qu’enfin l’adhérence de cet acide avec la gélatine qui lui sert de base est si forte, qu’il est impossible de la rompre sans opérer la décomposition de la combinaison qui s’est faite.

Il ne faut pas douter que les fruits confits dans le vinaigre n’offrent le même phénomène. Tout l’acide acétique en s’unissant avec le corps gélatineux, doit donc nécessairement donner à ces fruits une saveur décidément aigre, tandis que le vinaigre qui les surnage reste à peine acide, C’est peut-être aussi à l’action qui exerce à son tour cette espèce de combinaison, avec excès d’acide, sur toutes les parties des fruits dont elle est environnée, qu’est due la consistance ferme qu’acquièrent assez généralement ces mêmes fruits, lorsqu’on les laisse macérer pendant quelque tems dans le vinaigre.

Au reste, là propriété qu’a la gélatine des fruits d’absorber l’acide acétique, ne lui appartient pas exclusivement, puisqu’on remarque qu’elle a aussi lieu pour la viande.

En effet, et nous l’avons déjà fait observer, on sait qu’en mettant macérer de la viande dans du vinaigre, elle prend assez promptement une saveur acide qu’il est difficile de lui faire perdre en la lavant, même à plusieurs reprises, dans de l’eau chaude.

Nous concluons de ce qui précède, que la propriété qu’ont certains fruits de séparer la plus grande partie de l’acide acétique que contient le vinaigre dans lequel on les fait macérer, ne peut être expliquée autrement qu’en admettant la grande affinité qu’a cet acide avec la gélatine ; affinité qui permet que l’acide s’unisse en excès avec cette gélatine, et forme avec elle une espèce de combinaison analogue, sous certains rapports, à celle que nous extrayons de quelques végétaux, et que nous connoissons sous le nom de sels avec excès d’acide.


Des vinaigres aromatiques.

Après avoir parlé de la conservation des viandes et des fruits dans le vinaigre, nous allons indiquer le moyen de charger ce fluide de la partie odorante et sapide des différentes parties de végétaux qu’on emploie souvent en entier, dans leur saison, comme assaisonnement. Les attentions générales que méritent les plantes avant d’être mises à infuser dans le vinaigre, sont d’abord de ne les cueillir que dans le tems de leur vigueur, de les éplucher, de les monder, de les diviser, de les priver de leur humidité surabondante par une dessication toujours prompte. Si on les employoit fraîches, leur eau de végétation passeroit bientôt dans le vinaigre en échange de l’acide que celui-ci leur fourniroit, ce qui diminueroit son action et le mettroit bientôt dans le cas de s’altérer. Une autre considération, c’est que le vinaigre blanc doit être employé de préférence aux vinaigres aromatiques, que les plantes n’y séjournent que le moins de tems possible, et que quand une fois l’acide est chargé suffisamment de tout ce qu’il peut en extraire, il faut se hâter de l’en séparer. Voici quelques exemples de ces vinaigres, dont ont connoît des recettes sans nombre ; mais l’estragon, le sureau et les roses ayant été les premiers végétaux dont on ait fait passer l’odeur dans le vinaigre, il convient de les indiquer d’abord ; nous passerons ensuite à des vinaigres plus composés, d’un usage également général.


Vinaigre d’estragon.

Après avoir épluché l’estragon on l’expose quelques jours au soleil ; on le met dans une cruche que l’on remplit de vinaigre ; on laisse le tout en infusion pendant quinze jours. Au bout de ce tems, on décante la liqueur, on exprime le marc et on filtre soit au coton, soit au papier gris, pour être mis ensuite en bouteilles, qu’on tient bien bouchées et dans un endroit frais.


Vinaigre surare.

On choisit des fleurs de sureau au moment de leur épanouissement ; on les épluche en ne laissant aucune partie de la tige, qui donneroit de l’âcreté. On met ces fleurs à demi-séchées dans le vinaigre, et on expose la cruche bien bouchée à l’ardeur du soleil, pendant deux décades ; on décante ensuite ; ou exprime et on filtre comme ci-dessus.

Si, comme on le recommande dans tous les livres, on laissoit le vinaigre surare sur son marc sans le passer, pour s’en servir au besoin ; loin d’avoir plus de qualité, il se détérioreroit bientôt : il convient donc d’en séparer le marc, et de distribuer la liqueur dans des bouteilles.


Vinaigre rosat.

On obtient un vinaigre agréable pour le goût et pour la couleur, avec du vinaigre blanc, dans lequel on a mis infuser au soleil, pendant une décade, des roses effeuillées. Mais il faut avoir soin d’exprimer fortement le marc, de filtrer la liqueur, et de la distribuer dans des vases bien bouchés. C’est en suivant ce procédé qu’on prépare un vinaigre d’un goût très agréable avec des fleurs de vigne sauvage, et l’exposant de la même manière au soleil.


Vinaigre composé pour la salade.

Il arrive souvent que l’on mêle ensemble les trois vinaigres dont il vient d’être question, ou bien que les fleurs dont ils portent le nom sont mises à infuser dans le même vinaigre ; mais voici une composition qui paroît suppléer à ce qu’on appelle vulgairement la fourniture des salades.

Prenez de l’estragon, de la sariette, de la civette, de l’échalote et de l’ail, de chaque trois onces (environ un hectogramme) ; une poignée de sommités de menthe, de baume ; le tout séché, divisé, se met dans une cruche avec huit pintes (7 litres 44 centilitres) de vinaigre blanc. On fait infuser pendant quinze jours au soleil ; au bout de ce temps, on verse le vinaigre, on exprime, on filtre ensuite, et on garde le vinaigre dans des bouteilles parfaitement bouchées.


Vinaigre de lavande.

Dans le très-grand nombre des vinaigres, dont la parfumerie fait commerce, nous n’en citerons qu’un seul ; il servira d’exemple pour ceux de ce genre qu’on peut employer à la toilette.

Prenez des fleurs de lavande promptement séchées au four ou à l’étuve ; mettez-en demi-livre (244 grammes 573 milligrammes) dans une cruche, et versez par dessus quatre pintes de vinaigre blanc (3 litres 72 centilitres). Laissez le tout infuser au soleil ; et après huit jours d’infusion, passez, exprimez le marc fortement, et filtrez à travers le papier. Ce vinaigre de lavande préparé ainsi par infusion, est infiniment plus agréable et moins cher que celui obtenu par distillation. On peut opérer de la même manière pour la préparation du vinaigre de sauge, de romarin, etc.


Vinaigre des Quatre-Voleurs.

La pharmacie a aussi ses vin aigres aromatiques, dont nous nous abstiendrons de présenter la nomenclature. Nous nous arrêterons à celui dit des Quatre Voleurs, à cause du métier que faisoient ceux qui en donnèrent la recette pour avoir leur grâce.

Pour quatre pintes (3 litres 72 centilitres) de vinaigre blanc, l’on prend grande et petite absinthe, romarin, sauge, menthe, rue, de chaque à demi-séché, une once et demie (46 grammes), deux onces (61 grammes) de fleurs de lavande sèche, ail, acorns, cannelle, girofle et muscade, de chaque deux gros (7 grammes), on coupe les plantes, on concasse les drogues sèches, et on les fait infuser au soleil durant un mois dans un vaisseau bien bouché ; on coule la liqueur, ou l’exprime fortement, et on la filtre, pour y ajouter ensuite demi-once (15 grammes) de camphre dissous, dans un peu d’esprit de vin.


Propriétés médicales et économiques du vinaigre.

Le vinaigre est d’un grand usage dans la vie ordinaire, comme l’assaisonnement piquant et agréable de beaucoup d’espèces d’alimens. Les arts l’emploient utilement, et d’une manière variée. Combien ne doit-on pas à cet acide de couleurs vives et de nuances brillantes ! mais c’est sur-tout en médecine qu’il est recommandable. Les praticiens les plus expérimentés l’ont placé au rang des remèdes les plus salutaires, administré intérieurement : on l’applique aussi à l’extérieur, seul ou combiné avec d’autres substances.

Les ordonnances de marine, qui prescrivent aux capitaines de vaisseaux de ne se mettre en mer qu’avec une provision considérable de vinaigre pour laver les ponts, entre-ponts et chambres, au moins deux fois par décade, de tremper dans cet acide les lettres écrites des pays suspectés de maladies contagieuses, prouvent assez que de tous les temps on a regardé le vinaigre comme le plus puissant prophylactique, l’antiputride le plus assuré. On sait que dans les hôpitaux il a obtenu, pour les purifier, la préférence sur les substances aromatiques ; mais c’est sur-tout en expansion comme tous les acides, dans l’état de gaz, qu’il forme des combinaisons avec les miasmes, qu’il les détruit, et rend à l’air dans lequel ils étoient comme dissous, sa pureté et son élasticité.

L’efficacité du vinaigre est surtout démontrée, lorsque, pour corriger l’air corrompu de» chambres où l’on tient les vers à soie, et les préserver des maladies, on en arrose le plancher à diverses reprises. Nous disons arroser, et non jeter sur une pelle rouge, comme cela se pratique journellement, pour chasser les mauvaises odeurs ; car c’est une erreur de croire que, décomposé et réduit ainsi en vapeurs, le vinaigre possède une pareille propriété ; il ne fait, comme les parfums, que surcharger l’air, diminuer son ressort, et rendre encore plus sensible l’odeur infecte qu’on avoit voulu enchaîner. Il faut donc éparpiller le vinaigre sur le sol des endroits qu’on a intention de désinfecter, ou l’exposer dans des vaisseaux à large orifice, et non le vaporiser par le feu.

Quand il règne des chaleurs excessives, les fermiers, qui comptent pour quelque chose la santé des moissonneurs, ajoutent du vinaigre à l’eau pour aciduler leur boisson. On fait avaler un peu de cet acide aux poissons d’eau douce dès que l’on craint qu’ils n’aient cette saveur de boue si désagréable ; enfin, uni au sucre et au miel, il forme des sirops dont voici le plus recherché.


Sirop de vinaigre.

Ce sirop est comme celui de groseille, qui, étendu dans une certaine quantité d’eau, offre une boisson rafraîchissante, et d’un goût très-agréable. On le prend avec plaisir dans les chaleurs de l’été ; il désaltère promptement, délicieusement, et à peu de frais. La préparation en est simple, d’une exécution facile ; et il n’y a personne qui ne soit capable de l’exécuter, en suivant exactement ce que nous allons indiquer.

Il faut se servir d’une cruche de grès, l’on fait infuser dans une pinte et demie ou deux pintes (environ deux litres) de bon vinaigre, autant de framboises bien mûres et bien épluchées, qu’il pourra y en entrer, sans que le vinaigre surnage. Après huit jours d’infusion, l’on verse tout-à-la-fois et le vinaigre et les framboises, sur un tamis de soie ; on laissera librement passer la liqueur sans presser le fruit. Le vinaigre étant bien clair et bien imprégné de l’odeur de la framboise, l’on en prend seize onces (489 grammes) et pour ces seize onces, on prend trente onces (917 grammes) de sorte que l’on concasse grossièrement ; on le mettra dans un matras ; ou versera le vinaigre aromatisé par dessus ; on bouchera bien le matras et on le placera au bain-marié à un feu très-modéré. Aussi-tôt que le sucre est fondu, on laisse éteindre le feu, et le syrop étant presque refroidi, on le met en bouteilles qu’il faut avoir soin de bien boucher, et déplacer dans un lieu frais.

Nous répéterons en terminant cet article ce que nous avons dit en le commençant : le vinaigre est agréable au goût et à l’odorat. Il devient indispensable dans une foule de maladies, en état de santé et dans les arts. On doit donc le considérer comme un des produits les plus dignes de fixer l’attention de l’économie rurale et domestique.

Parmentier.


  1. Lib. XIV, Ch. XX, etc.