Cours d’agriculture (Rozier)/SAPIN

Hôtel Serpente (Tome neuvièmep. 81-98).


SAPIN. Tournefort le place dans la troisième section de la dix-neuvième classe, destinée aux arbres à chatons, dont les fleurs mâles sont séparées des fleurs femelles sur le même pied, dont les fruits sont écailleux, quelques-uns en forme de cônes ; ce qui leur a fait donner le nom de conifères. Il l’appelle abies. Von-Linné le classe dans la monoécie monadelphie, & l’appelle pinus, parce qu’il le place dans le même genre que les pins & les mélèses, &c.


CHAPITRE PREMIER.

Des espaces de Sapins.

Sapin Commun, Sapin à feuilles d’ifs, Sapin à feuilles argentés, Sapin femelle, pinus picœ. Lin. abies taxi-folio, fructu fursùm spectante. Tourn.

Fleurs a chaton, mâles & femelles sur le même pied. Les fleurs mâles sont disposées en grappes, composées de plusieurs étamines réunies par leur base, en forme de colonne & de plusieurs écailles qui tiennent lieu de calice, & : forment un chaton écailleux ;… les fleurs femelles sont composées d’un pistil, rassemblées deux à deux, sous des écailles qui forment un corps ovale & cylindrique, qu’on nomme cône ou pomme. Ces écailles sont oblongues, disposées en manière de tuile, dures, minces, & subsistent même après la maturité des graines.

Fruit ; lorsque le fruit mûrit, les écailles du cône s’ouvrent, & on voit sous chacune d’elles deux semences ovales, anguleuses, obtuses, garnies d’une aîle membraneuse.

Feuilles, étroites & assez longues, échancrées à leur extrémité, seules, détachées les unes des autres à leur base, blanchâtres en dessous.

Racine ; rameuse, ligneuse.

Port ; très-grand arbre, tige droite, nue jusqu’à son sommet ; les branches parallèles à l’horizon ; la tête en pyramide ; l’écorce blanchâtre, foible, friable ; son bois tendre, résineux, les fleurs mâles sont disposées en grappes qui partent des aisselles des feuilles. Les fleurs femelles ou cônes, sont portées par des pédicules ;… ces cônes sont rougeâtres à leur maturité, leur pointe tournée vers le ciel ;… les feuilles sont attachées des deux côtés d’un filet ligneux, à-peu-près sur un même plan.

Lieux ; sur les hautes montagnes, les pays élevés ; très-commun en Allemagne, dans les environs de Strasbourg, en Suisse. Tournefort fait mention dans ses voyages, des sapins qu’il a vus sur le mont Olympe, & il en parle comme des plus beaux arbres qu’il ait vus en Orient. Cette espèce est la plus commune dans beaucoup d’endroits ; on l’appelle pesse, & plus particulièrement encore la cinquième espèce.

Tournefort avoit établi pour caractère distinctif du genre du sapin, d’avoir le fruit ou cône la pointe tournée contre le ciel. Ce caractère est faux & insuffisant, ainsi qu’on le verra par la description des espèces suivantes ; mais ce grand-homme est certainement bien excusable, puisque ce n’est que longtemps après lui qu’on a connu les espèces ou variétés dont on va parler.

2. Sapin à fruit rond. Abies taxi-folio, fructu, rotundiori obtuso M. C.

3. Sapin, dit Beaumier de Gilead. Abies taxi-folio, odore balsami, Gileadensis. RAi.. M. le baron de Tschudi, dans son Traité des arbres résineux & conifères, dit que les espèces 2 & 3 s’appellent indistinctement beaumiers de Gilead, & sont cependant très-différentes ;… Rain dans le Supplément de son Histoire des plantes, dit que l’espèce 2 porte des cônes très-longs & très-pointus, dont la pointe regarde le ciel. Ses rameaux sont plats & garnis de feuilles très courtes ;… l’espèce n°. 3, produit des cônes qui ressemblent beaucoup à ceux du mélèse appelé cèdre du Liban ; ses feuilles sont d’un verd plus foncé, & sont plus proches les unes des autres que celles de l’espèce n°. 2, de manière que cet arbre est un des plus beaux de son genre… Lorsqu’on froisse les feuilles de ces deux espèces de sapin, elles exhalent une odeur balsamique très-forte. Il découle des incisions faites dans leur tronc, une térébenthine fort claire & de fort bonne odeur, que l’on vend ordinairement en Angleterre pour lJe beaume de Gilead : c’est pourquoi l’on a nommé ces arbres beaumiers de Gilead ; quoiqu’ils soient bien différens du vrai beaumier de Gilead, qui semble appartenir au genre des pistachiers.

Le beaumier de Gilead est de tous les sapins connus jusqu’à présent, le plus beau tant qu’il est jeune ; mais il est arrivé par-tout où l’on a planté cet arbre, qu’au bout de dix ou douze ans, il a commencé à dépérir, & d’autant plus vite, que la croissance avoit été plus prompte. Lorsqu’il est près de décroître, on s’en aperçoit à la prodigieuse quantité de fleurs mâles & de cônes dont il est chargé ; ensuite ses branches verticales s’inclinent, & il sort de son tronc beaucoup de térébenthine ; bientôt il perd ses feuilles, ce qui lui cause enfin la mort à un an ou deux de là. Cette courte durée a mis cet arbre en mauvaise réputation. Si on désire qu’il réussisse, il faut le planter dans un terrain dont la couche de sable soit très-profonde.

4. Sapin d’Amérique à fruit très-long & pendant. Ables taxi-folio, fructu longissimo, decorsùm inflexo. M. C. Les premiers arbres ou leurs semences ont été apportés d’Amérique, & plantés ou semés en Angleterre dans a province de Devonshire : on y en trouve à présent de fort gros, & c’est par leurs semis qu’on les a multipliés dans les jardins de Londres. M. Tschudi regarde cette espèce comme une variété du sapin n°. 5, il n’en diffère que par ses feuilles, qui sont en plus grand nombre, & par les cônes qui sont plus longs. Cet arbre est très-grand & d’un très-bel effet, en ce que le dessous de ses feuilles est blanchâtre, & le dessus d’un beau verd de mer, & qu’elles sont très-proches les unes des autres sur les rameaux, ce qui rend cet arbre très-touffu : il est d’une forte complexion.

5. Sapin ou Pesse, à feuilles étroites, à cônes pendans, ou Epicea ou Sapin de Norvège. Abies tenuiori folio, fructu deorsùm inflexo. Tourn. Pinus Abies. Lin.. C’est l’espèce la plus commune en Norvège, qui nous procure le bois qu’on appelle Sapin blanc : j’en parlerai dans la suite.

6. Pesse de Virginie, à feuilles disposées en peigne, & à petits cônes ronds. Abies minor pectinatis foliis, virginiana conis parvis rotundis. Plutk. Cet arbre originaire de Virginie, en avoit été apporté en Angleterre. M. Fairchild de Hoxon l’a tiré de nouveau de la Nouvelle-Angleterre. Cet arbre résiste parfaitement au froid du climat des provinces situées au nord de la France ; il demande une terre humide, & il languit dans une terre sèche. Il ne vient jamais bien haut en Angleterre, ni même dans son pays natal, & il étend ses branchies au loin horizontalement, ce qui fait qu’il est moins beau que les sapins des autres espèces.

7. Pesse à feuilles courtes, ou Épinette noire du Canada ; Abies picœ, foliis brevibus, conis minimis, Rand.

Pesse à feuilles très-courtes, a petit fruit peu serré, ou Épinette blanche de la Nouvelle-Angleterre, Abies picœ foliis brevioribus, conis parvi biunciailibus laxis. Rand. Cet deux sapins sont originaires de ces parties froides de l’Amérique, dont le climat est semblable à celui de Canada. Ils sont plus touffus & perdent plus difficilement leurs feuilles & leurs branches que ceux des autres espèces ; mais ils ne deviennent jamais bien grands & ne parviennent guères qu’à la hauteur de 20 à 30 pieds. L’un de ces sapins porte au printemps des fleurs mâles d’un beau pourpre, & l’autre d’un verd clair ; ces deux arbres portent fort jeunes une quantité de cônes, ce qui arrête leur croissance, & leur fait prendre la forme de buissons[1] ; aussi on n’en voit point en Angleterre qui aient plus de six ou sept pieds de haut. Leurs feuilles exhalent une odeur très-forte, lorsqu’on les froisse, & il transude de leurs troncs une térébenthine très-claire & très-active.

10. Pesse d’orient, à feuilles courtes & quarrées. Abies orientalis, folio brevi & tetragono, fructu minimo, deorsùm inflexo. Cette espèce fut découverte en Orient, par M. Tournefort qui en envoya des cônes au Jardin du Roi à Paris. Ce sapin est très-commun dans les montagnes des isles de l’Archipel, aussi-bien que dans l’Istrie & la Dalmatie.

11. Sapin de Chine, à fruit perpendiculaire, dont les feuilles sont épineuses, ainsi que les écailles des cônes… Abies major sinensis, pectinatis taxi-soliis, subtùs cœsiis, conis grandioribus sursùm rigentibus, foliorum squammeum apiculis spinosis.

12. Sapin très-grand de Chine, non épineux. Abus maxima sinensis, pectinatis taxi-foliis, apiculis non spinosis. Ces deux espèces sont très communes en Chine.

Quelques botanistes n’admettent que deux espèces de sapin, celui à feuilles d’if, qui donne la térébenthine, & l’épicea d’où découle la poix grasse. Ils pensent que tous les autres ne sont que des variétés provenues de la graine de ceux-ci ; cependant j’ai constaté, continue M. le Baron de Tschudi, que les semences de toutes les espèces de notre catalogue, rendent constamment les mêmes arbres sans nulle différence, excepté l’épicea ou pesse, qui m’a donné souvent, par sa graine, des variétés dans la longueur des feuilles & des cônes ; ce qui m’a porté à croire que le sapin à fruit long incliné, en est une, quoique l’on assure que la première semence avec laquelle on l’a élevé en Angleterre, nous a été apportée d’Amérique ; d’où résulte une confusion d’idées ; car la nomenclature des sapins varie beaucoup. Ce qu’on nomme a Paris & dans presque toute la France, vrai sapin, est appelé en Suisse & dans les provinces voisines, comme la Franche-Comté & l’Alsace, sapin blanc ; & ce qu’on appelle à Paris epicia ou epicea, est appelé dans les mêmes pays sapin rouge, & dans les provinces méridionales du royaume, faux sapin.

13. Sapin ou abri-tempête. Je ne cite point cet arbre comme une espèce distincte, je pense au contraire que c’est le sapin commun, n°. 1. ; mais il devient singulier. Les habitans des montagnes de la Suisse lui ont donné ce nom, par ce qu’il étend ses branches latéralement, de façon à faire un ombrage immense & très-épais, sous lequel les hommes & les troupeaux vont se mettre à l’abri dans le temps des orages qui sont très-fréquens dans ces montagnes. On conserve précieusement de tels arbres par l’utilité dont ils sont, & il est défendu de les abattre. Le point de la difficulté sur les particularités de leur forme, est de savoir si c’est par art ou naturellement que ces arbres prennent cette forme. Les uns assurent qu’on coupe la tête de ces arbres, & que cette opération force les branches à s’alonger, & comme les branches croissent parallèlement, elles forment à la longue ces abris salutaires. J’ignore si telle est la méthode suivie, & je ne le crois pas, parce que j’ai toujours observé que les sapins dont la tige avoit été rompue, soit par un coup de vent, soit autrement, ne profitoient plus, & que la pourriture qui s’établissoit dans l’endroit de la cassure, gagnoit insensiblement jusqu’aux racines. Il n’est donc pas vraisemblable que la cassure d’un sapin déja un peu fort, puisse le convertir en abri-tempête. Si cette opération doit réussir, ce doit être plutôt lorsque l’arbre est encore très jeune ; mais dans ce cas il repousse une nouvelle tige qui s’élève fièrement, si le climat & le sol conviennent à l’arbre. Il me paroît que l’explication de ce phénomène tient à une cause plus simple… Lorsqu’on est arrivé sur les montagnes à une certaine hauteur, le sapin n’y croît plus, & même on pourroit calculer la hauteur de la montagne, par celle des sapins, c’est-à-dire, que si leurs tiges sont altières, à 20, 30, ou 40 toises plus bas, & si leur hauteur diminue à mesure qu’on s’élève sur la montagne, il y aura un point de démarcation où le sapin ne croîtra plus. Actuellement que l’on suppose un sapin isolé, comme le sont presque tous les abris-tempêtes + ce sera donc à son isolement & à la hauteur de la montagne où il végète que sera due sa forme. Je dis plus : je suis presque persuadé que son isolement est la seule cause du vaste abri qu’il présente. En effet, nous voyons les chênes, les châtaigniers, les noyers venus de semis, & près-à-près, s’élancer & former des tiges droites de 50 à 70 pieds, ne conservant des branches qu’à leur sommet, tandis que si ces arbres sont isolés, ils s’étendent majestueusement, & couvrent de leur ombre une surface souvent de 80 pieds de diamètre. Il est plus naturel au sapin isolé de former de grands abris, qu’aux arbres dont on vient de parler. Ceux-ci étant jeunes élancent leurs branches sur un angle de dix degrés relativement au tronc, ensuite de 20, de 30, &c. ; parce que chaque branche veut jouir des bienfaits de l’air, & sur-tout de la lumière du soleil. C’est donc à la longue que les branches inférieures s’allongent & parviennent à décrire avec le tronc un angle de 50 a 80 degrés. Leur longueur, la pesanteur des feuilles & des fruits, concourt sans doute à cet abaissement, mais leur allongement tient au besoin qu’elles ont de recevoir la lumière du soleil. Aussi voit-on que ces arbres ne sont feuillés qu’à l’extérieur, & que leurs rameaux descendent jusques près de terre, & l’ensemble forme une voûte presque impénétrable aux rayons du soleil… Les branches du sapin, au contraire, poussent parallèlement & sans s’écarter de la ligne horisontale, ou du moins, elles s’inclinent très-peu. Il faut donc que les inférieures s’allongent beaucoup si elles veulent profiter de la lumière du soleil, dès-lors l’abri devient très-vaste ; mais comme la tige d’un sapin isolé ne s’élève jamais à la hauteur du sapin placé en forêt, la longueur des branches inférieures gagne en largeur ce que le tronc auroit acquis en hauteur… Si on suppose actuellement que ce sapin soit planté isolé, juste à la ligne de démarcation où les tiges de sapin ne peuvent plus s’élever, on trouvera la solution du problème, & on verra que l’isolement & le gissement de l’arbre concourent, ou ensemble ou séparément, à donner la forme à l’abri-tempête.


CHAPITRE II.

De la culture des sapins.

La plupart des auteurs affirment que le sapin ne croît qu’à 900 toises au-dessus du niveau de la mer. Cette assertion trop générale est démentie par les expériences les plus constantes. En effet, M. Duhamel, cet homme dont la mémoire sera toujours chère aux agriculteur, a semé & planté une quantité assez considérable de sapins dans une de ses terres, prés de la forêt d’Orléans. M. de la Chaussée d’Eu en cultive beaucoup ; enfin tous les jardins que l’on appelle anglois, en fourmillent. Ainsi l’élévation indiquée ci-dessus n’est donc pas absolument nécessaire. Les auteurs auroient dû dire : la nature a placé la première région des sapins a 900 toises au-dessus du niveau de la mer, comme elle avoit placé les mélèzes (consultez ce mot) au-dessus de la région des sapins ; mais soit par les soins que les hommes ont donné à ces arbres, soit que la semence ait été entraînée par les eaux ou par les vents, ces espèces d’arbres se sont ou peuvent être, jusqu’à un certain point, naturalisées par-tout, excepté dans les expositions très-chaudes. Ils ne formeront jamais, il est vrai, des forêts aussi majestueuse ; que celles qui croissent spontanément à 900 toises au-dessus du niveau de la mer, mais ces forêts seront toujours d’une très-grande utilité.

Il n’en est pas ainsi, si l’on monte à une certaine élévation, & proche du sommet des montagnes les plus élevées. On trouve au-dessus de la région des sapins, celle des mélèses, des Alvies, & ceux-ci, à leur tour, ne sauroient croître dans une région plus élevée. Il est démontré qu’à mesure que ces arbres végètent dans un sol au-dessus de la ligne de démarcation en hauteur que la nature leur a indiquée, ils rabougrissent ; & le sapin altier y devient une espèce d’arbre nain. On pourroit, absolument parlant, calculer la hauteur des montagnes par la nature des arbres qui y vivent. Dans la région inférieure, le chêne ; dans celle au-dessus, le hêtre ; dans la troisième, le sapin ; dans la quatrième, l’alvies, le mélèse ; la cinquième est destinée aux pâturages, & au-dessus des pâturages, les neiges & les glaces éternelles. Ces arbres peuvent descendre dans les régions inférieures, & y réussir, comme on l’a démontré à l’article mélèse, mais ils ne peuvent pas gagner une région plus élevée. Les Pyrénées, les Alpes, les Jurats, les Vosges, fournissent la preuve de cette assertion.

Le sapin aime les expositions au Nord, les terres fraîches & qui ont du fond, ou qui reposent-sur le rocher a larges & profondes scissures, obliques ou perpendiculaires. Si les racines rencontrent le rocher, elles tracent, s’étendent sur sa surface, jusqu’à ce qu’elles puissent plonger dans une de ces scissures ou crevasses.

Le sol des anciennes sapinières n’est sur toute sa superficie qu’un amas de terre végétale, formé par la pourriture des vieux troncs, des vieilles racines, & sur-tout par celle des branches inférieures des sapins, qui meurent à mesure que l’arbre gagne en hauteur.

1. Du choix de la semence. C’est en janvier, février & mars qu’on cueille les cônes des sapins ; à cette époque les écailles qui forment chaque cône sont fortement réunies par un gluten résineux, dont la destination est d’empêcher que les eaux pluviales ou la neige ne pénètrent dans l’intérieur ; ce cône est le berceau qui renferme l’amande ou graine. Lorsque par la maturité les écailles se dessèchent, elles s’ouvrent & la graine tombe ; c’est le moment où les écureuils, qui sont très-friands de cette nourriture, s’en emparent. Les cônes restent sur l’arbre malgré leur maturité, & le rapprochement de leurs écailles pourroit servir d’hygromètre ; si le temps est très-humide, on croiroit que la semence est encore renfermée dans le cône ; si le temps est sec, les écailles sont ouvertes & séparées.

Il y a plusieurs manières de faire sortir la graine des cônes ; on les met dans un four modérément chauffé, & la chaleur fait ouvrir les cônes ; cette opération est délicate, un peu trop de chaleur agit sur la semence, & on a beau la semer ensuite avec le plus grand soin, elle ne lève pas ; il vaut beaucoup mieux exposer les cônes dans des caisses ouvertes par-dessus, à la rosée & à la vive ardeur du soleil. L’opération sera encore plus simple si on étend ces cônes sur de larges toiles, parce que la rosée & la chaleur auront successivement plus d’action sur eux.

2. De la manière de semer. Dans les pays élevés, dans la région naturelle des sapins, & où subsistent déja des forêts de cet arbre, il est inutile d’y faire des semis, à moins qu’on ne veuille avoir un jour une forêt, où il n’en existoit pas auparavant ; alors c’est le cas de labourer très-serré le sol qu’on lui destine, afin de bien l’émietter. On ne craint pas de semer épais, sauf, à la seconde ou à la troisième année, d’enlever les pieds surnuméraires, & ainsi de suite quelques années après. Pour peu que le sol soit trop exposé au soleil, il est nécessaire de mêler à la graine de sapin, huit ou dix fois autant d’avoine que l’on sème tout à-la-fois. L’avoine en grandissant couvre de son ombre la graine, maintient la fraîcheur, & préserve du hâle la jeune plante à mesure qu’elle végète. Lorsqu’on veut récolter l’avoine, on la coupe au dessous de l’épi ; & le reste du chaume sert encore d’abri pendant l’année suivante ; alors la plante n’a plus besoin des soins de l’homme.

Aussitôt après qu’on a semé l’avoine & la graine de sapin, on herse rigoureusement, & on passe sur le champ, & a plusieurs reprises, la herse armée de fagots, afin que toute la graine se trouve bien enterrée.

Si on désire faire de semblables semis dans la plaine, je dirai : semez également l’avoine avec la graine de sapin, mais ajoutez autant de graine de genêt commun que de graine de sapin ; parce que, une fois que l’avoine aura été récoltée, l’abri ne sera pas suffisant ; dans ce cas, quatre parties d’avoine suffiront.

Lorsque j’indique le genêt commun, c’est parce que cet arbuste est très-commun, & qu’on peut facilement s’en procurer la semence. Si dans le pays on en trouve un autre & encore plus commun, on pourra tout aussi bien s’en servir. À mesure que les sapins croîtront, ils se débarrasseront, & détruiront sans retour les genêts qui ont protégé leur enfance.

Les amateurs se contentent de quelques pieds, soit pour former des groupes, soit pour les planter isolés. Ils ne réussissent jamais aussi bien dans cette dernière position, & ils s’élèvent peu. Leurs semis ont lieu dans des caisses & encore mieux dans des vases, dans des pots, parce qu’à la troisième année ils peuvent dépoter, mettre en terre & en place chaque pied, sans déranger & séparer les racines de leur terre. Ils remplissent les vases avec le terreau le plus consommé ; celui que l’on prend dans les troncs de saule & de noyer, &c. est excellent ; si on n’en a pas, on y supplée en faisant pourrir des feuilles, ou des gazonnées minces qu’on lève dans une prairie. Il est bon d’avancer la végétation pendant la première année ; c’est pourquoi on place le pot dans une couche, & lorsque la graine germe, on l’abrite des rayons du soleil dans le gros été, avec des paillassons, en observant cependant de laisser un grand courant d’air. Lorsque les couches sont placées contre un mur, on voit la plante s’alonger du côté opposé, & aller chercher le grand air ; mais si, pour la garantir de l’ardeur du soleil, on place un paillasson par-devant, alors, pour ainsi dire claquemurée, elle file, elle s’étiole & n’acquiert qu’une foible consistance. Il vaut donc mieux placer la couche au milieu d’un jardin, & garantir le semis du soleil, depuis neuf heures du matin jusqu’à trois de l’après midi. La terre demande à être tenue toujours humide, mais non pas trop humectée, trop pénétrée par l’eau ; & on ne doit jamais perdre de vue que le terreau se dessèche très-facilement. Pendant les deux premières années, & à l’entrée de l’hiver, les caisses ou les vases doivent être déposés dans un lieu où il ne gèle pas & qu’on tient ouvert autant que les circonstances le permettent & le plus longtemps qu’on le peut. Sur les hautes montagnes, la neige sert de toit & d’abri aux jeunes semis. À la troisième année, les pieds ont acquis assez de force & ne craignent plus les gelées. Le temps de la transplantation ou plantation à demeure, est en avril ou mai, & même plutôt, suivant le climat que l’on habite, & la manière d’être de la saison. Cependant si le temps faisoit craindre une gelée tardive après la transplantation, on préviendra ses effets funestes en couvrant les jeunes pieds avec des feuilles sèches ou avec de la paille coupée menue.

3. Du soin des semis. Aucune herbe ne végète dans les forêts de sapins, à l’exception de quelques mousses & de tophris à nid d’oiseaux. On ne craint pas l’entrée du bétail. Si un coup de vent, si le tonnerre, si un accident quelconque renversent quelques arbres, & établissent une clarière, alors il y croît de l’herbe, ensuite des framboisiers, dont la semence est apportée par les oiseaux ; enfin sous cette herbe sous le sous-arbrisseau, la graine de sapin germe, bientôt la clarière est couverte de jeunes sapins, &, à mesure qu’ils s’élèvent, les framboisiers & l’herbe disparoissent ; mais, si on laisse aller le bétail paître cet arbre, il déracine les jeunes plants, il les piétine, il les brise, & la clarièra subsiste tant que l’entrée n’est pas défendue aux animaux. Il en est ainsi des sapinières que l’on forme par les semis ; il faut les clorre avec des broussailles ou avec des branches inférieures, qui meurent sur le tronc des grands lapins.

C’est une erreur de penser qu’il faille élaguer des sapins. Si on élague, on est assuré que l’arbre ne prospérera pas. On a vu, à l’article racine, que chaque branche, que chaque rameau correspond à sa racine, peut-être même chaque feuille à son chevelu ; il est donc clair que, si on coupe une branche (sur-tout un sapin), avant que la nature ait déterminé sa chûte, on nuit a son accroissement. Il est presqu’impossible de traverser, dans une jeune sapinière, à cause de l’entrelacement de ses branches. Si on réfléchissoit, on verroit qu’elles suivent la loi de la nature, qui ne fait rien en vain ; que ces branches, couvrant le sol de leur ombre, en empêchent l’évaporation & y retiennent l’humidité ; que par leur écartement elles étouffent les pieds les plus foibles, & qu’à la longue, chaque pied se trouve convenablement espacé des pieds voisins. Enfin tous les pieds croissent à-la-fois, & presque avec la même force. Si on demande pourquoi les branches inférieures se dessèchent, & meurent à mesure que le tronc s’élève ; on trouvera la solution du problème, en considérant que les branches du sommet du tronc forment une voûte impénétrable k la lumière du soleil ; dès-lors les branches inférieures, privées de ce principe de vie, & de l’action de l’air supérieur, languissent pendant quelques années, & meurent enfin d’épuisement. La séve ne peut plus s’épurer & rejeter par la transpiration & par les sécrétions, les matières hétérogènes & superflues qu’elle contient ; il faut qu’elles se portent aux branches du sommet, parce qu’elles seules éprouvent l’action de l’air & du soleil. Il n’en est pas ainsi, & par la même raison, sur les lisières des forêts, & sur les sapins qui avoisinent les clairières ; les branches inférieures subsistent dans tout l’extérieur ; d’où il résulte que les troncs de ces arbres lisières ne sont jamais aussi élevés que ceux de l’intérieur. Je crois, toutes circonstances égales, qu’un pied cube du bois de ces arbres de lisières, doit peser beaucoup plus qu’un semblable bois pris dans un arbre de l’intérieur, & par conséquent, qu’une poutre faite du premier, sera plus forte, qu’elle cassera moins que celle tirée du second. Je n’ai fait aucune expérience à ce sujet, je ne présente cette assertion que comme une conjecture qui mérite d’être vérifiée ; si elle est vraie, la marine & la charpente en retireroient une grande utilité. On n’estime pas ces arbres, parce qu’ils n’acquièrent jamais la hauteur des autres ; mais cette hauteur ne doit pas être un titre exclusif pour la qualité.


CHAPITRE III.

De la coupe des sapins.

Avant d’entrer dans le fond du sujet, il est à propos de parler d’une coutume détestable, un abus épouvantable. En Franche-Comté, sur les Alpes, sur les Pyrénées & presque par-tout où le bois est commun, les bûcherons, pour ne pas avoir la peine de se courber, coupent les sapins à un pied & demi, & même à deux pieds au-dessus du sol. Cependant c’est la partie la plus grosse du tronc, & dont on peut tirer le plus grand avantage. Il vaudroit bien mieux que le propriétaire salariât mieux les ouvriers, & les forçât à couper le sapin comme le chêne à fleur de terre. Si on coupoit le chêne à la hauteur d’un à deux pieds, on auroit pour excuse, (quoique mauvaise,) que de ce tronc sortiront de nouvelles branches ; mais à quelque hauteur que l’on coupe celui du sapin, l’arbre meurt, son tronc & ses racines se convertissent à la longue en terreau. On se prive donc en pure perte de deux pieds du plus excellent bois. Coutume, coutume, que ton empire est sot & tyrannique ! Il faudra que la disette du bois fasse, ouvrir les yeux. C’est elle qui a introduit dans le canton de Berne & dans les principautés de Neufchâtel, la bonne & la seule bonne manière de couper les sapins. Comme la forêt d’Athos dans les Pyrénées a été exploitée pour le compte du Roi, cette méthode y a été introduite.

Dans quelle saison doit-on faire la coupe des sapins ? Dans beaucoup d’endroits on tend à l’économie, & on les abat quand les journées sont les moins chères, époque qui commence aussitôt que les champs sont ensemencés sur les montagnes ; c’est-à-dire, à la fin de septembre. On a le temps jusqu’à ce qu’il gèle, jusqu’à ce que la neige couvre la terre, d’achever l’exploitation.

Si on ne considère que l’économie & non la qualité du bois, cette pratique mérite la préférence ; mais la qualité du bois est un objet important ; & comme le sapin ne repousse jamais par le pied, il convient donc de l’abattre lorsqu’il est dans sa plus grande séve. Il n’en est pas de cet arbre comme du chêne, comme du châtaignier. Dans ceux-ci la séve est presque toute aqueuse, tandis que dans celui-là elle est presque toute résineuse. La séve dans le chêne se dissipe difficilement, à cause de la dureté du bois ; & si on emploie ce bois avant qu’il soit bien sec, il se fend & pourrit facilement, à cause de l’humidité qui y reste concentrée. La résine au contraire nourrit le bois, & empêche que l’humidité ne le pénètre. Il est donc à propos de couper l’arbre au moment qu’il en est le plus chargé : cette époque est dans les mois de juillet & d’août, lorsque l’arbre végète dans un terrain gras, & au printemps, si le sol est maigre. Les vessies ou loupes qui contiennent la térébenthine, indiquent le moment. C’est à ces diverses époques de la coupe des sapins, qu’on trouve une différence si marquée dans la pesanteur spécifique des troncs de la même forêt ; je conviens qu’il doit se trouver une variation de pesanteur spécifique, par exemple, entre les sapins des Alpes & ceux des Pyrénées ; entre les sapins qui ont végété à une exposition au nord ou au midi ; mais avant de se livrer à la comparaison de ces poids, il conviendroit de s’assurer de celle de l’époque de la coupe.

Voici encore une question pour le moins aussi intéressante que la précédente : doit-on couper à blanc les forêts de sapins, ou simplement jardiner, c’est-à-dire, couper çà & là les pieds d’arbres qui ont la grosseur requise ? La coutume la plus suivie est de jardiner ; elle entraîne après elle la difficulté de tirer de la forêt les grands arbres, qui souvent par leur chute, brisent & endommagent les arbres voisins ; son grand avantage est de ne choisir que les arbres dignes d’être coupés, de ménager les autres & de leur donner le temps d’acquérir la force convenable. Presque tous les auteurs s’accordent à conseiller ce genre d’exploitation : cependant en 1767, M. d’Etigny, intendant de Bayonne, fit exploiter à blanc la forêt d’Athos ; — il étoit bien persuadé, ainsi que les gens de la marine du Roi, que le sol produiroit de nouveaux sapins. Sont-ils revenus ? je l’ignore, je n’ai pas été sur les lieux ; une personne digne de confiance m’a assuré que cette partie commençoit à être couverte de sapins, & une autre a soutenu, qu’elle étoit au-dessous du médiocre. J’invite ceux qui sont sur les lieux à vérifier le fait & à le faire annoncer dans les papiers publics. La question étant encore indécise relativement à moi, il en reste une seconde à poser. Si cette forêt n’est pas aussi belle qu’on pourroit l’espérer, est-ce parce qu’elle a été coupée à blanc, ou bien parce que le bétail a été paître sur le sol qui s’étoit couvert d’herbes aussitôt après la coupe ? Lorsqu’il s’agit d’un fait aussi intéressant, il convient, avant de prononcer, de peser toutes les circonstances & de les bien éclaircir, d’autant plus que M. d’Etigny avoit proposé, à l’époque de l’exploitation de la Forêt d’Athos dans la vallée d’Aspre, de mettre en coupe réglée les autres sapinières de France, & de les diviser en vingt-cinq parties, de sorte que la coupe de chaque partie employant six années, l’état retrouveroit, après cent ou deux cents ans, de beaux arbres qui fourniroient à des coupes nouvelles & successives. Le point unique de la question est donc d’être convaincu par l’expérience que les forêts de sapin peuvent se renouveler d’elles mêmes lorsque la coupe en a été faite à blanc.

Je ne puis prononcer à ce sujet, puisque je ne peux pas l’examiner, n’étant point sur les lieux, & n’aimant pas à m’en rapporter au dire des autres. Cependant voici un témoignage qui est d’un grand poids. M. de M***, homme très-instruit, qui voit, examine, apprécie les choses, & que sa modestie me défend de nommer, voyageant en Suisse, rencontra à Berne, & à Lucerne, un Anglois nommé M. Haward, qui lui assura avoir vu, venant de Zurich à Schewits par le chemin fameux de l’ermitage, de belles forêts de sapins, exploitées à blanc & qui recroissaient à merveille. Il a encore, sur ce sujet, cité sa propre expérience & celle de son père. L’un & l’autre ont planté de grands bois de sapins dans leurs terres, situées au nord de l’Angleterre, frontières d’Écosse ; leurs semis ont parfaitement réussi quoiqu’ils aient été faits sans abri. Il a ajouté encore avoir déja coupé des parties à blanc, & que le jeune plant revenu d’après le semis naturel des graines tombées des anciens arbres, commençoit déja à former un beau bois. J’insiste sur ces témoignage, parce qu’il est essentiel de détruire l’ancienne méthode si l’expérience a confirmé la nouvelle. C’est à l’administration à prendre des renseignemens sur ce sujet, & à faire constater le fait de la manière la plus authentique. Il faudroit encore bien distinguer si le sapin blanc N° 1 & le sapin rouge ou épicia N° 5, sont l’un & l’autre susceptibles de la coupe à blanc, car sans cette distinction essentielle l’administration recevroit peut-être des réponses qui paroîtroient contradictoires, quoique très-vraies dans le fond.


CHAPITRE IV.

Propriétés des Sapins.

Dans les cantons où le sapin est le bois le plus commun, on s’en sert pour clôtures des champs, & même l’épicia souffre le ciseau comme l’if : il y a deux manières de les former, ou par semis, ou en transplantant de jeunes pieds près les uns des autres. La seconde méthode est plus expéditive ; il suffit de faire une fosse, d’enlever les sujets avec toutes leurs racines & la terre qui les environne, & de les placer à demeure en comblant la fosse avec la terre du voisinage ; il suffit de garantir les semis ou la jeune haie du piétinement du bétail.

Dons les cantons très-élevés de Suisse, presque la totalité des maisons est faite de ce bois, mais il n’a pas l’avantage, comme le melèze (consultez ce mot) de laisser transsuder sa résine, & de boucher ainsi jusqu’aux plus légers interstices. Dans la vallée de Grindelwald & sur les montagnes voisines, le sapin y devient presque incorruptible, ou du moins il y dure beaucoup plus longtemps que dans les pays plus bas & moins froids. Cette observation se rapporte à ce qu’on lit dans la relation des voyages de quelques matelots Russes qui ont été abandonnés pendant plusieurs années sur une côte inhabitée du Spitsberg, & qui y trouvèrent une ancienne cabane construite très-long-temps auparavant par d’autres malheureux, dont le bois se trouva aussi sain que s’il sortoit de dessus le chantier. Quelle peut être la cause physique de la durée de ce bois dans de pareilles circonstances ? Je vais en hasarder plusieurs qui, si elles sont confirmées par l’expérience, serviront peut-être un jour à établir une bonne théorie sur la conservation de ce bois précieux.

Il est possible que l’alternative de l’humidité & du dessèchement, si pernicieuse pour les bois exposés au injures de l’air, se fasse plus rarement sentir dans des pays comme le voisinage des glacières de Suisse, comme le Spitsberg où il gèle sans interruption une grande partie de l’année ; & c’est par la même raison que les arbres des pays très-froids périssent quelquefois par le froid dans nos climats tempérés. Ce sont les faux dégels qui les font périr ; & ces faux dégels ne sont connus ni en Canada, ni en Sibérie, ni peut-être dans les Hautes-Alpes. Outre cela la chaleur attire à l’extérieur la résine renfermée dans chaque pore de l’arbre, & si elle est très abondante, comme je l’ai vu une fois, elle se rend à l’extérieur, se sèche, devient pulvérulente & se dissipe. Dès-lors le bois n’est plus nourri & entretenu par elle, ses pores sont vides, très-ouverts, & l’humidité vient occuper la place de la résine. L’humidité renfermée dans le bois est le premier principe de sa destruction. On se convaincra facilement de ce fait si on passe une ou plusieurs couches de vernis ou de peinture à l’huile, sur une poutre, sur une boiserie qui n’a pas encore transsudé son humidité. La pourriture ne se manifeste à l’extérieur qu’à la longue ; à cette époque l’intérieur est réduit en poussière.

Les pilotis des fameuses digues de Hollande, sont en bois de sapin, mais comme ces pilotis sont toujours imbibés d’eau, & comme ils n’éprouvent pas l’alternative du sec & de l’humide, ils se conservent très-long-temps.

Les matelots Russes, dont j’ai déja parlé, observèrent que le froid faisoit mourir tous les insectes, au point que ces matelots, gens très-mal-propres, furent délivrés, pendant leur séjour dans le Spitzberg, de la vermine dont ils étoient couverts ; ce qui ne leur étoit jamais arrivé que dans ce temps-là. Ne pourroit-on pas conclure de cet exemple, que les insectes microscopiques qui font la moisissure des plantes & des bois, ne peuvent pas subsister dans les froids longs & rigoureux de Grindewald, & que c’est peut-être à leur absence qu’est due la durée des bois employés à la construction des maisons de ces pays froid ?

Dans une grande partie de la Franche-Comte & de la Suisse, toutes les maisons, excepté celles des gens riches, sont couvertes avec des lattes de sapin, que dans le pays on nomme ancelles.

Dans plusieurs endroits où l’on prépare les cuirs, on emploie le sapin à la place du tan ; mais il est moins bon, moins actif que celui du chêne. L’abondance du premier & la disette du second forcent à son usage. Souvent on mêle à l’écorce du sapin celle du noisetier.

Les vrais sapins fournissent la térébenthine, & cette résine devient une récolte pour certains cantons. Je n’ai jamais vu faire cette opération & ne puis par conséquent la décrire. Je vais copier mot pour mot ce que M. Duhamel en dit dans son Traité des arbres.

« Les sapins, proprement dits, qui ont les feuilles blanchâtres par-dessous, & d’un verd clair par-dessus, & que l’on nomme sapins à feuilles d’if, sont les seuls qui fournissent cette résine liquide & transparente, connue sous le nom de térébenthine. Toutes les années, vers le mois d’août, des paysans Italiens, voisins des Alpes, font une tournée dans les cantons de la Suisse où les sapins abondent, pour y ramasser la térébenthine, Ces paysans ont des cornets de fer blanc qui se terminent en pointe aiguë, & une bouteille de la même matière pendue à leur ceinture. Ceux qui tirent la térébenthine des sapins qui croissent sur les montagnes des environs de la grande Chartreuse, se servent de cornes de bœuf qui se terminent en pointe ainsi que les cornets de fer blanc. C’est une chose curieuse de voir ces paysans monter jusqu’à la cime des plus hauts sapins, au moyen de leurs patins armés de crampons qui entrent dans l’écorce des arbres dont ils embrassent le tronc avec leurs deux jambes & un de leur bras, pendant que de l’autre ils se servent de leur cornet pour crever de petites tumeurs ou des vessies que l’on aperçoit sur l’écorce des sapins proprement dits. Lorsque leur cornet est rempli de cette térébenthine claire & coulante, ils la versent dans la bouteille qui tient à leur ceinture, & les bouteilles se vident ensuite dans des outres ou peaux de bouc qui servent à la transporter dans les lieux où ils savent en avoir le débit le plus avantageux.

» Comme il arrive souvent qu’il tombe dans les cornets des feuilles de sapin, des fragmens d’écorce & des lichens (consultez ce mot) qui salissent la térébenthine, ils la purifient par une filtration, avant de la mettre dans des outres ; pour cet effet ils lèvent un morceau d’écorce à un épicia, ils en font une espèce d’entonnoir, dont ils garnissent le bout le plus étroit avec des pousses du même arbre ; ensuite ils remplissent cet entonnoir de la térébenthine qu’ils ont ramassée elle s’écoule peu à peu & les ordures restent engagées dans la garniture. Voilà la seule préparation que l’on donne à cette résine liquide avant de l’exposer en vente.

» Il n’y a que les sapins proprement dits qui fournissent la véritable térébenthine : ce n’est pas qu’il ne se forme quelquefois aussi des vessies sur l’écorce des jeunes épicias, dans lesquelles on trouve un suc résineux, clair & transparent ; mais ce suc ne fournit point la vraie térébenthine ; c’est de la poix toute pure, qui, en très-peu de temps, s’épaissit à l’air : on aperçoit rarement de ces sortes de vessies sur l’écorce des épicias, & ce n’est que lorsqu’ils sont très-vigoureux, & plantés dans un terrain gras. La résine de ces arbres découle des entailles que l’on fait à leur écorce ; au contraire il ne coule point de térébenthine par l’incision que l’on fait à l’écorce des sapins proprement dits. Si quelquefois on fait par hasard ou par expérience, des incisions à l’écorce des sapins, il en sort si peu de térébenthine, qu’elle ne mérite aucune attention. Il est vrai que ces gouttes de résine qui sortent liquides des pores de l’arbre, s’épaississent à l’air presque comme celles des épicias ; mais il y a cette différence que le suc des épicias devient en s’épaississant opaque comme l’encens ; au lieu que celui des sapins est clair & transparent comme le mastic.

» Il est bon de remarquer que les vessies ou tumeurs qui paroissent sous l’écorce des sapins, sont quelquefois rondes & quelquefois ovales ; mais dans ce dernier cas le grand diamètre des tumeurs est toujours horizontal & jamais perpendiculaire. Dans les endroits où le fond est gras & la terre substancielle, on fait deux récoltes de térébenthine dans la saison des deux séves, savoir celle du printemps & celle d’août ; mais chaque arbre ne produit qu’une fois des vessies pendant le cours d’une séve ; il n’en produit même qu’à la séve du printemps dans les terrains maigres. Il n’en est pas ainsi des épicias ; ces arbres fournissent une récolte tous les 15 jours, pourvu qu’on ait soin de rafraîchir les entailles qu’on a déja faites à leur écorce.

» Les sapins commencent a fournir une médiocre quantité de térébenthine, dès qu’ils ont trois pouces de diamètre, & ils en fournissent de plus en plus, jusqu’à ce qu’ils aient augmenté jusqu’à un pied. Alors les piqûres qu’on a faites à leur écorce, forment des écailles dures & racornies. Le corps ligneux, qui continue de s’étendre en grosseur, oblige l’écorce qui est dure & incapable d’extension, de se crever ; & à mesure que l’arbre grossit, cette écorce qui, quand l’arbre étoit jeune, n’avoit qu’un quart de pouce d’épaisseur, acquiert jusqu’à celle d’un pouce & demi, & alors elle ne produit plus de vessies.

» Les épicias au contraire fournissent de la poix tant qu’ils subsistent, en sorte qu’on en voit dont on tire de la poix en abondance, quoiqu’ils aient plus de trois pieds de diamètre.

» Les sapins ne paroissent pas s’épuiser par la térébenthine qu’on en tire, ni par les piqûres qu’on fait à leur écorce. Les écailles qu’elles occasionnent, & les gerçures des écorces des gros sapins, ne leur sont pas plus contraires que celles qui arrivent naturellement aux écorces des gros ormes, des gros tilleuls ou des bouleaux.

» Il découle naturellement, comme on l’a déja dit, de l’écorce des épicias, des larmes de résine qui, en s’épaississant, font une espèce d’encens ; mais pour avoir la poix en plus grande abondance, on emporte dans le temps de la séve, qui arrive nu mois d’août, une lanière d’écorce, en observant de ne point entamer le bois… Si l’on aperçoit sur des épicias qui sont entaillés depuis long-temps, que les plaies sont profondes, c’est parce que le bois continue à croître tout autour de l’endroit qui a été entamé ; & comme il ne fait point de productions ligneuses dans l’étendue de la plaie, peu-à-peu ces plaies parviennent à avoir plus de dix pouces de profondeur. Les plaies augmentent aussi en hauteur & en largeur, parce que l’on est obligé de les rafraîchir toutes les fois qu’on ramasse la poix, afin de détruire une nouvelle écorce qui se formeroit tout autour de la plaie, & qui empêcheroit la résine de couler ; ou plutôt pour emporter une portion d’écorce qui devient calleuse en cet endroit, lorsqu’elle a rendu sa résine. Bien loin que ces entailles & cette déperdition de résine fasse tort aux épicias, on prétend que ceux qui sont plantés dans des terrains gras, périroient si l’on ne tiroit pas par des entailles une partie de leur résine.

» Tous les ans, les épicias ordinaires dont les cônes sont très-longs, & dont les feuilles sont d’un verd plus clair que celles des sapins, fournissent la poix pendant les deux séves, c’est-à dire depuis le mois d’avril jusqu’en septembre ; mais les récoltes sont plus abondantes quand les arbres sont en pleine séve, & l’on en ramasse plus ou moins souvent suivant que le terrain est plus ou moins substancieux ; en sorte que dans les terrains gras on fait la récolte tous les quinze jours, en détachant la poix avec un instrument qui est taillé d’un côté comme le fer d’une hache, & de l’autre comme une gouge. Ce fer sert encore à rafraîchir la plaie toutes les fois qu’on ramasse la poix.

» Il est bon de faire remarquer que cette substance résineuse ne sort point du bois ; mais la plus grande quantité transsude entre le bois & l’écorce. Elle se fige aussitôt qu’elle est sortie des pores de l’arbre ; elle ne coule point à terre, mais elle reste attachée à la plaie en grosses larmes ou flocons ; c’est ce qui établit une si grande différence entre la poix que fournissent les épicias, & la térebenthine que donnent les sapins.

» Les épicias ne se plaisent pas dans les pays chauds ; mais s’il s’y en trouvoit, il pourroit arriver que la poix qu’ils fourniroient seroit coulante presque comme la résine des sapins. (Consultez ce mot) On sait que la chaleur amollit les résines au lieu de les dessécher, & ceux qui ramassent la poix des épicias remarquent qu’elle ne tient point à leurs mains lorsque l’air est frais, & qu’elle s’y attache au contraire quand il fait chaud. Alors ils sont obligés de se les frotter avec du beurre ou de la graisse, afin d’empêcher cette poix, qui est gluante, de coller leurs doigts les uns contre les autres… La poix des jeunes épicias est plus molle que celle des vieux, mais elle n’est jamais coulante.

» Dans les forêts des épicias qui sont sur des rochers, on aperçoit beaucoup de racines qui s’étendent souvent hors de terre. Si on les entaille, elles fournissent de la poix en abondance ; mais cette poix est épaisse comme celle qui coule des entailles faites aux troncs… Enfin la poix des épicias est suffisamment sèche pour être mise dans des sacs. C’est dans cet état que les paysans la transportent dans leurs maisons pour lui donner la préparation dont on va parler.

» On met la poix avec de l’eau dans de grandes chaudières ; un feu modéré la fond ; ensuite on la verse dans des sacs de toile forte & claire qu’on porte sous des presses, qui appuyant dessus peu-à-peu font couler la poix pure & exempte de toutes immondices ; alors on la verse dans des barils, & c’est en cet état qu’on la vend sous le nom de poix grasse, de poix de Bourgogne. On met rarement cette poix en pain, sur-tout quand on veut la transporter au loin, parce que la moindre chaleur l’attendrit & la fait aplatir. On la renferme encore dans des cabats d’écorce de tilleul… Ce que nous venons de dire, regarde la poix blanche, ou pour mieux dire, la poix jaune. On en vend aussi de noire qui est préparée avec cette poix jaune & dans laquelle on met du noir de fumée. Pour bien incorporer ces deux substances, on fait fondre à petit feu & doucement la poix jaune dans laquelle on mêle une certaine portion de noir de fumée : ce mélange s’appelle la poix noire ; mais elle est peu estimée… Dans les années chaudes & sèches, la poix est de meilleure qualité, & la récolte en est plus abondante que dans celles qui sont fraîches & humides.

» Si l’on met cette poix grasse dans des alambics avec de l’eau, il passe avec l’eau par la distillation, une huile essentielle, & la poix qui reste dans la cucurbite est moins grasse qu’elle ne l’étoit auparavant ; elle ressemble alors à la colophane ; mais l’huile essentielle, montée avec l’eau, n’est pas de l’esprit de térébenthine, c’est de l’esprit de poix qui est d’une qualité bien différente & fort inférieure. Comme on a coutume de le vendre pour esprit de térébenthine, on doit prendre des précautions pour n’être pas trompé, sur-tout lorsqu’il est important d’avoir de véritable huile essentielle de térébenthine, soit pour les médicamens, soit pour dissoudre certaines résines concrètes.— On fait la véritable essence de térébenthine, en distillant avec beaucoup d’eau celle qu’on retire des vessies du sapin. La térébenthine qui a été ramassée au mois d’aoút fournit un quart d’essence, c’est-à-dire que de quatre livres de belle térébenthine, on en tire un livre d’essence.

» Dans les forêts épaisses où le soleil ne peut pénétrer, on fait toutes les entailles du côté du midi ; mais dans celles où le soleil pénètre, ce qui est rare, on les fait indifféremment de tous les côtés, pourvu néanmoins que ce ne soit pas du côté du vent de pluie. On fait quelquefois trois ou quatre entailles à un gros épicia ; mais on a l’attention de n’en point faire, comme on vient de le dire, du côté où la pluie vient en plus grande abondance. Quand on ne fait qu’une plaie aux épicias, ils fournissent la poix pendant 25 à 30 ans. Il y a des arbres pourris au dedans qui donnent encore de la poix, parce qu’à mesure qu’une couche intérieure se pourrit, il s’en forme de nouvelles a l’extérieur. Lorsque l’on a fait plusieurs entailles, l’humidité, sur-tout dans des temps de neige, pénètre la substance ligneuse & occasionne une maladie qui annonce que le bois tombera bientôt en pourriture ; le cœur de l’arbre, de blanc qu’il doit être, devient rouge ; plus le bois rouge s’étend en hauteur, plus il approche de la circonférence du tronc, & plus l’arbre de sa fin… Les épicias qui ont fourni beaucoup de résine, pourvu toutefois que leur bois ne soie point rouge, sont bons pour faire de la charpente, de la menuiserie, des bardeaux, des seaux, des tonneaux à mettre du vin[2] ou des marchandises. Il paroît néanmoins que ce bois a souffert quelques altérations, car le charbon qu’on en fait est plus léger & de moindre qualité que celui des arbres qui ont été entaillés… Cet arbre vigoureux planté dans un bon fond peut rendre par année 30 à 40 livres de poix ».

Je suis surpris que dans presque tous les pays à sapins, à pins, &c. on laisse pourrir, sur le sol même, cet amas de petites feuilles que fournissent les branches inférieures : à mesure qu’elles se dessèchent elles feroient une excellente litière au bétail toujours très-nombreux dans la région des sapins, puisque c’est au-dessus de cette région que l’on trouve l’excellence des pâturages dans l’herbe fine & délicate qui y croît. On pourroit consacrer à cet usage les bourgeons inutiles, lorsqu’ils sont encore tendres & frais. Ils s’imprègneroient des principes de l’urine & des excrémens, qu’ils rendroient à la terre lors de la putréfaction… Sur un champ qui vient d’être semé en lin, on fait très-bien de répandre les feuilles de sapin, de manière que la terre en soit couverte. Ces feuilles garantissent la graine à mesure qu’elle germe, des effets du hâle, des vents froids, maintient l’humidité ; & ensuite de leur décomposition elles deviennent un engrais.

Dans le nord de l’Europe on prépare une espèce de bière avec les feuilles de sapin. Ce procédé est décrit à l’article Pin, tome 8, pag. 704.


  1. Note de l’Éditeur. Je crois qu’il seroit possible d’exciter & de soutenir la croissance de ces deux arbres, en supprimant rigoureusement toutes les fleurs & les cônes à mesure qu’ils paroissent. L’expérience de tous les jours, de tous les lieux, prouve que lorsqu’une gelée tardive enlève toutes les fleurs de nos arbres à pépins, ils poussent beaucoup plus en bois, parce que la séve n’est pas employée à la nourriture des fruits ; dès-lors elle travaille en bois ; ce fait est encore prouvé d’une autre manière, par l’exemple des lambourdes & des brindilles, que l’on remet à bois, en les raccourcissant à un œil ; les bourses mêmes (consultez ces mots) se mettent à bouton à bois, si on rabat très-près de la mère branche. On voit encore les plantes à fleurs très doubles, cultivées dans les parterres, subsister bien plus long-temps que les mêmes plantes simples. Le but de la nature est de perpétuer les individus par la semence ; du moment qu’elle est formée, tous les sucs de la plante se réunissent pour sa nourriture, & dès qu’elle est mûre la plante meurt, si elle est annuelle, ou bien la tige se flétrit si la plante est vivace. Les feuilles des cerisiers, d’abricotier, &c. n’ont pas la même fraîcheur, la même couleur, dès que le fruit est mûr, dès qu’il est tombé, parce que ces plantes, ces arbres, ont rempli leur destination, tandis que les arbres & les plantes à fleurs très-doubles conservent bien plus long-temps leur fraîcheur ; la séve n’est pas épuisée par la nourriture des fruits. Je n’ai jamais cultivé ni même vu les espèces de sapin dont par le M. le baron de Tschudi, mais je suis intimement convaincu que si on prenoit la précaution que j’indique, ces arbres s’élèveroient beaucoup plus haut. Quand ils auroient acquis la hauteur désirée, on seroit alors le maître de les livrer aux soins de la nature.
  2. Note de l’Éditeur. Je ne conseillerai jamais cet emploi. On a beau avoir tiré & retiré la poix par les incisions, l’intérieur du bois dont on auroit fait des douves, conserve toujours un peu de résine qui seroit dissoute par l’esprit ardent du vin, à mesure qu’il pénétreroit soit le bois, & le vin acquerroit bientôt une odeur forte de résine. Comme ce bois est très-poreux, il permet une trop forte évaporation de l’esprit du vin & du fluide dans lequel il est contenu, ce qui établit du vide dans le tonneau. On verra à l’article vin combien il est essentiel de le prévenir, si on veut conserver pendant longtemps la liqueur, & empêcher la pousse ou son acidité.