Cours d’agriculture (Rozier)/MONTAGNE

Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 572-576).


MONTAGNE. Grande masse de terre, ou de rocher, fort élevée au-dessus du reste de la surface de la terre. On peut diviser les montagnes en cinq ordres ; placer dans le premier les glacières ou montagnes qui sont toujours couvertes de neige & de glace. Le second est la patrie des mélèses. Le troisième des sapins. Le quatrième des pins, des hêtres, (Voyez ces mots) & du seigle. Le cinquième des vignes, du froment, &c., à mesure que la hauteur diminue, pour ne plus former qu’une côte & ensuite un coteau. Telle est, relativement à la hauteur, l’idée qu’on peut se former de ces grandes masses, qui coupent en mille manières la circonférence du globe. D’après cet apperçu général, il est aisé de juger la hauteur d’une montagne, & ses degrés de froid depuis le haut jusqu’en bas, par les plantes qui naissent sur ces différentes zones. Cet examen est plus du ressort du naturaliste que de l’agriculteur.

Si l’on considère les montagnes du côté de leur formation, on distinguera les montagnes primitives, c’est-à-dire celles dont les griffures sont de haut en-bas : elles existoient avant le déluge ; les montagnes secondaires ont été formées par les eaux, soit du déluge, soit postérieures : celles-ci sont par couches horisontales ou inclinées. Il y a un troisième ordre de montagnes que je nomme accidentelles ; ce sont celles formées par les volcans, & qui sont les plus élevées du canton. Ici tout ordre, toute harmonie est détruite. On ne voit plus ce bel ensemble les laves ont comblé ou creusé des précipices ; les tremblemens de terre ont ébranlé les montagnes, & elles se sont écroulées dans les abîmes : c’est à ces grands accidens qu’est dûe la naissance des lacs, des amas d’eau qu’on trouve assez souvent dans les pays volcanisés, & qu’on doit distinguer des cratères ou bouches par lesquelles les volcans vomissoient des monceaux de pierres, des laves & du feu.

Les montagnes primitives sont de nature vitrifiable ; les secondaires sont calcaires, c’est-à-dire qu’elles fournissent des pierres à chaux, & font effervescence avec les acides. Les premières n’en font point, & se fondent en verre, lorsqu’on les soumet à l’activité convenable du feu.

Un grand nombre d’auteurs, avant & après M. de Buffon, ont beaucoup travaillé sur l’origine & sur la formation des montagnes, on peut consulter leurs ouvrages ; & ce seroit s’écarter de celui-ci, si j’entrois dans de plus grands détails ; il suffit de les considérer du côté de leur utilité pour l’agriculture.

1°. Leur élévation met à couvert des vents froids, & par la réfraction des rayons du soleil, elle augmente la chaleur de la partie tournée vers le midi ; tandis que celle qui regarde le nord, privée de l’impression des vents du sud, & exposée à ceux du nord, devient beaucoup plus froide qu’un semblable terrein, & sous le même parallèle, dont la chaîne de montagne seroit du nord au sud. (Voyez ce qui est dit au mot Abri, la troisième partie du mot Agriculture, chapitre II, page 266, où il est question de la dépendance des objets, de l’agriculture, relativement aux bassins & aux abris.)

Les effets produits par les montagnes ne sont pas par-tout les mêmes. Par exemple, la haute chaîne de montagnes appellée Gâte, qui s’étend du nord au sud, depuis les extrémités du mont Caucase jusqu’au Cap Comorin, a d’un côté la côte du Malabar, & de l’autre celle de Coromandel. Du côté du Malabar, entre cette chaîne de montagnes & la mer, la saison de l’été a lieu depuis le mois de septembre jusqu’au mois d’avril, & pendant tout ce temps, le ciel y est serein & sans aucune pluie ; tandis que sur l’autre côté de la montagne, sur la côte de Coromandel, c’est la saison de l’hiver & des pluies sans relâche. Mais, depuis le mois d’avril jusqu’au mois de septembre, c’est la saison d’été du pays, tandis que c’est celle de l’hiver du Malabar ; en sorte qu’en plusieurs endroits, qui ne sont guère éloignés que de vingt lieues de chemin, on peut, en croisant la montagne, se procurer une saison opposée, en deux ou trois jours. L’Arabie, le Pérou, offrent la même singularité, & l’on pourroit, sans sortir du royaume, ne pas remarquer, il est vrai, des altérations si frappantes, mais beaucoup de petites dégradations de ces grands phénomènes. Toujours est-il certain que nos chaînes de montagnes décident du genre de culture des environs, & que suivant les abris qu’elles offrent, elles augmentent l’intensité de chaleur, ou la diminuent, comme on en voit un exemple frappant entre Gênes & la province de Guipuscoa en Espagne, bien plus méridionale que cette partie de l’Italie. Les divers genres d’agriculture tiennent à la diversité des climats, celle des climats à la diversité des abris, & les abris quelconques, à la disposition des montagnes.

L’on remarque, si les montagnes sont sèches, c’est-à-dire, si depuis long-temps il n’y est pas tombé de la pluie, que les vents qui les traversent sont chauds & brûlans pendant l’été. Si, au contraire, elles sont mouillées, humides, &c. ces mêmes vents tempèrent les chaleurs dans les provinces du midi, produisent des sensations froides dans celles du centre du royaume, & un vrai froid dans celles du nord, parce que ces vents augmentent l’évaporation de l’humidité, & l’évaporation produit le froid. Lorsqu’elles sont chargées de neiges pendant l’hiver, le grand vent la mange, expression populaire, qui désigne son action sur la neige, il en détache & entraîne avec lui la couche supérieure, la neige perd de son épaisseur, & celle qui est entraînée augmente le froid dans l’atmosphère. C’est d’après de semblables observations, qu’on parvient petit-à-petit à étudier la manière d’être des saisons du pays que l’on habite, la cause de plusieurs phénomènes locaux, soit utiles, soit nuisibles. Il convient d’en rapporter un bien singulier.

Le bas-Languedoc est traversé de l’est à l’ouest par une grande chaîne de montagne qui s’embranche à leur extrémité d’un côte, avec celle des Cevennes, du Vivarais, &c. & de l’autre avec celles du Rouergue, &c. Lorsque la région supérieure de l’atmosphère de ces montagnes commence à se refroidir dans les mois d’octobre, novembre & décembre, & lorsque celle de la plaine est encore chaude, s’il survient dans ces trois mois un vent d’est, ou de sud, ou sud-est, qui traîne avec lui beaucoup de vapeurs qu’il enlève de la mer, cette humidité forme des nuages lâches, peu élevés, & qui ressemblent à de forts brouillards ; ils sont poussés par le vent, & attirés par la chaîne des montagnes. En supposant à ces nuages la température de six à dix degrés de chaleur, ils trouvent, en arrivant sur les montagnes, un atmosphère de quelques degrés au-dessous de la glace ; ce froid les condense, ils s’accumulent, & leur pesanteur spécifique devenant plus considérable que la force de l’air qui suffisoit auparavant pour les soutenir, ils se divisent en pluie si abondante, que vingt-quatre heures après les plaines sont couvertes par l’eau débordée des rivières, quoique souvent à peine quelques gouttes d’eau sont-elles tombées dans la plaine. On ne peut mieux comparer ce phénomène qu’à celui de la distillation dans un alembic où le froid condense les vapeurs dans la partie supérieure du chapiteau, & les réunit en un filet d’eau : tel est à-peu-près encore l’effet de la pompe à feu. Les nuages dont on parle, ne franchissent point cette chaîne de montagnes, toute la pluie tombe sur les premières en rang ; mais lorsque la région de l’atmosphère est assez chaude pour ne plus condenser ces nuages vaporeux, ils franchissent la chaîne sans laisser échapper que peu d’eau. Si l’atmosphère de la plaine est froid, si la neige couvre ces montagnes, les nuages passent au-delà, & vont augmenter la couche de neige sur les montagnes supérieures aux premières. Ce qui prouve exactement ces assertions, c’est que depuis janvier jusqu’en octobre, les ruisseaux, les rivières qui prennent leur source dans cette chaîne, ne débordent jamais ; tandis que souvent les rivières qui prennent leur source dans les Pyrennées, par exemple, débordent dans d’autres saisons & par d’autres vents. Il paroît que l’on peut expliquer de la même manière les crues subites du Rône toutes les fois qu’il règne un vent d’ouest, & que ce vent se propage jusques sur les Alpes, qui séparent le royaume de France des royaumes voisins. Ainsi, le même vent qui fait ici déborder une rivière, ne produit aucun effet, par exemple, à quelques lieues de-là ; parce qu’il ne se trouve pas les mêmes causes de condensation. D’après ces deux faits, auxquels on en pourroit joindre une infinité d’autres, il est facile à chacun d’en faire l’application au pays qu’il habite, & deviner pourquoi il pleut plus dans tel canton que dans un autre ; pourquoi tel vent est salutaire ou nuisible, &c. Je ne présente ici que des apperçus, c’est au lecteur à leur donner l’extension qu’ils jugeront propos ; il suffit de les mettre sur la voie.

Les montagnes sont une des grandes causes de la fécondité des plaines, puisque c’est d’elles qu’elles reçoivent les rivières, les ruisseaux, &c. Ces grandes élévations attirent les nuages, & l’air de leur région supérieure les condense, & les y réduit en pluie. Il est très-rare de voir clairement le sommet des hautes montagnes, parce que s’il y a un seul nuage sur l’horizon, (excepté au soleil levant & couchant,) il en est enveloppé, il ne peut l’être sans recevoir la pluie, sans soutirer les nuages : il est rare qu’il se passe plusieurs jours sans pluie. Telle est l’origine de ces sources, de ces fontaines que l’on trouve sur le sommet des plus hautes montagnes, & dont la manière d’expliquer leur formation a été si long-temps inconnue. Cette eau, presque perpétuellement sous-tirée des nuages, filtre à travers les scissures des montagnes, coule & s’enfonce dans l’intérieur de la terre, jusqu’à ce qu’elle trouve une couche d’argille qui en intercepte l’enfouissement, la force de la suivre, souvent à des distances qui étonnent. Telle est, par exemple, l’origine des fontaines salées de Franche-Comté, qui prennent leurs sources en Lorraine dans les montagnes des Vosges, à plus de trente lieues au-delà de leur sortie, &c. &c.

La disposition des montagnes explique pourquoi tel ou tel canton est fréquemment abîmé par la grêle, tandis que ceux qui l’environnent en sont exempts. Les montagnes brisent les directions du vent, & le contraignent à en suivre de nouvelles. Ainsi, en supposant que la grêle vienne par un vent d’ouest, & que ce vent rencontre une chaîne très-élevée, le pays situé derrière cette chaîne, & en ligne directe avec l’ouest, ne sera pas grêlé ; tandis que si le vent trouve une gorge dans ces montagnes, ou deux pics séparés, il portera la terreur & la désolation dans tous les lieux qui correspondent à leur embouchure. Actuellement, que le lecteur calcule du grand au petit, & en fasse l’application à son pays.

Dans le canton que j’habite, le vrai vent de nord ne souffle pas la valeur de six jours dans une année, & dure seulement pendant quelques heures. Il est le présage certain des vents d’est ou sud, & d’une continuité de plusieurs jours très-pluvieux ; tandis que dans la majeure partie du royaume ce vent assure le beau temps. Le nord nord-ouest est ici le garant des beaux jours. La chaîne des montagnes des Cévennes, du Velay, située du sud au nord, dirige ce vent contre la chaîne qui traverse le bas-Languedoc de l’est à l’ouest, & lui fait prendre une direction qui dérive de la première. C’est donc relativement à la hauteur, à la direction & au glissement des montagnes, qu’il convient de recourir lorsqu’on veut étudier la manière d’être de l’atmosphère d’un pays. Encore un trait, pour achever l’esquisse de ce tableau. Les deux premiers rangs inférieurs des montagnes qui sont au nord de Béziers, laissent entr’eux de grands vallons. Par une espèce de grande coupure formée à la longue par les eaux ou par les éboulemens de terre, les eaux débouchent dans la plaine. Lors des orages, les nuages suivent ces vallons, ces chaînes de montagnes, & semblent se réunir pour venir fondre sur la ville de Béziers ; mais après avoir parcouru l’espace de trois à quatre lieues qui se trouvent entre ces deux points, on voit l’orage, un peu avant d’arriver à Béziers, se partager en deux, & gagner à droite & à gauche, pour suivre d’un côté le vallon qui est dirigé du côté de Narbonne, & de l’autre dans celui de Pézenas ; de manière que les environs de Béziers n’ont jamais que ce qu’on nomme la queue de l’orage. Les habitans les plus âgés de cette ville ne se rappellent d’y avoir vu tomber la grêle qu’une seule fois, & il y a plus de vingt ans. La cause réelle de la bifurcation de l’orage tient donc à l’espèce de promontoire de Béziers, & à la naissance de deux grands vallons latéraux. L’intérieur du royaume fournit mille traits semblables, auxquels on ne prend pas garde, & qu’il seroit important que connût celui qui veut acheter un bien de campagne.

Au mot Défrichement, j’ai fait voir l’abus criant de cultiver les montagnes trop inclinées, & la faute presque irréparable que l’on a commise en coupant les bois qui ombrageoient leur sommet. C’est une perte réelle pour l’agriculture, & elle s’étend beaucoup plus loin qu’on ne pense. Il en est résulté que le rocher est resté à nud, qu’il est impossible d’y semer du bois ; que les plaines se sont enrichies des débris des montagnes, & par conséquent exhaussées ; que les abris se sont abaissés, & que dans telle partie où l’on cultivoit des vignes ou des oliviers, on est aujourd’hui privé de ces productions. Une malheureuse expérience démontre que les pluies sont plus rares, & que les sources ne fournissent pas la moitié de l’eau qu’elles donnoient autrefois, parce que les nuages sont beaucoup moins attirés par une pique décharnée que si elle étoit couverte de bois. D’ailleurs, avec des bois l’eau suit l’enfoncement des racines, pénètre dans l’intérieur de la terre, tandis que le roc la laisse subitement échapper. Combien de prairies naturelles n’a-t-on pas été obligé de détruire, parce qu’il ne reste plus d’eau pour leur irrigation ? Cet abaissement des montagnes a déjà changé & changera encore l’ordre des cultures dans beaucoup de cantons. On dit que les saisons ne sont plus les mêmes, que les pluies sont moins fréquentes. Et pourquoi recourir à des explications qui n’expliquent rien, & ne démontrent pas la cause des effets ? Je dis à mon tour, les saisons n’ont point changé, cherchez-en la cause dans ce qui vous environne, & vous verrez que par une succession de temps, & par des travaux déplacés, les abris ne sont plus les mêmes, & ont singulièrement diminué depuis un siècle, & sur-tout depuis la faveur des défrichemens. Or, si les abris ne sont plus les mêmes, le canton moins boisé, il n’est donc pas étonnant qu’il y fasse plus froid, qu’il y pleuve plus rarement, que les vents y soient plus impétueux, &c.