Cours d’agriculture (Rozier)/CHAULAGE, CHAULER LES BLÉS

Hôtel Serpente (Tome troisièmep. 181-185).


CHAULAGE, CHAULER LES BLÉS. Opération par laquelle on prépare les grains qu’on veut semer, dans une lessive alcaline. ( Voyez Alcali)

Faut-il échauler les blés ? comment faut-il les échauler ? Je l’examinerai dans la première section ; & pour présenter, sous un même point de vue, ce qui est relatif à la préparation du grain, je décrirai dans la seconde section, les substances sèches, ou les eaux connues sous la dénomination de prolifiques.


Section Première.

Du Chaulage des Blés.

Si le grain est bien net, bien propre, exempt de toute carie ou nielle, ou charbon ou charbucle, &c. le chaulage est inutile & très-inutile. Il en est de cette opération pour le grain, comme d’une médecine ou d’une saignée de précaution lorsqu’on se porte bien ; mais si le grain est carié, charbonné, &c. le chaulage est indispensable, à moins qu’on ne se décide de gaieté de cœur à perdre la moitié de sa récolte, & à avoir dans l’autre moitié un grain mal sain & dangereux pour la santé. Au mot froment, on trouvera les détails nécessaires sur cette affreuse maladie du grain.

Les suites terribles de la maladie du blé charbonné fixèrent l’attention du gouvernement, & M. Tillet, de l’Académie royale des Sciences de Paris, fut chargé d’en examiner la cause & de découvrir un moyen de la prévenir. Les expériences de ce citoyen aussi éclairé que zélé, furent couronnées du plus brillant succès, & le gouvernement fit distribuer dans les provinces, le mémoire de M. Tillet, dont voici le précis, quant à ce qui concerne le chaulage.

Si le grain est soupçonné, quoique sans moucheture noire, il suffira de le laver dans la lessive ci-après décrite : si, au contraire, ce grain est taché de noir, il faut le laver plusieurs fois dans l’eau de pluie ou de rivière, & ne le passer dans la lessive que quand il n’aura plus de noir.

Pour faire cette lessive, on prendra des cendres de bois neuf, c’est-à-dire, qui n’ait point été flotté, ou tel qu’il sort de la forêt ; on en emplira un cuvier aux trois quarts, on y versera une suffisante quantité d’eau : celle de la lessive destinée pour le grain doit être de deux pintes, mesure de Paris, ou quatre livres d’eau pour une livre de cendre : cette proportion donnera une lessive assez forte : lorsqu’elle sera coulée, on la fera chauffer, & on y fera infuser ou dissoudre assez de chaux-vive, pour qu’elle prenne un blanc de lait.

Cent livres de cendres & deux cents pintes d’eau donneront cent-vingt pintes de lessive, auxquelles on ajoutera quinze livres de chaux : cette quantité de lessive ainsi préparée, suffit pour soixante boisseaux de froment, mesure de Paris. (Voyez le mot Boisseau) Cette quantité de lessive revient au plus à 40 sols ; ce qui fait huit deniers pour chaque boisseau.

On attendra, pour faire usage de cette lessive chauffée, que sa chaleur soit diminuée au point qu’on puisse y tenir la main ; alors on versera le froment déjà lavé dans une corbeille d’un tissu peu serré, & qui ait deux anses relevées, & on la plongera à plusieurs reprises dans cette lessive blanche : on y remuera le grain avec la main, ou avec une palette de bois, pour qu’il soit également mouillé ; on soulèvera la corbeille pour la laisser égoutter sur le cuvier, puis on égouttera ce grain sur des charriers ou sur des tables, pour le faire sécher promptement ; on remplira la corbeille de nouveaux grains, & on la trempera, comme ci-dessus, dans le cuvier, dont on aura remué le fond avec un bâton, jusqu’à ce qu’on ait fait passer les soixante boisseaux.

Cette méthode a été admise dans toutes nos provinces, par les cultivateurs intelligens. Comment l’exemple, toujours persuasif lorsqu’il s’agit d’intérêt, ne l’a-t-il pas encore fait adopter universellement. Le paysan est naturellement paresseux, il est toujours arriéré dans son travail ; la saison presse, & il se contente de penser que peut-être sa récolte ne sera pas charbonnée si l’année est bonne. Le germe porte en lui celui de la corruption, & quand le paysan auroit à son commandement la pluie & la chaleur, la récolte n’en seroit pas moins viciée.

On croit que le chaulage a été fait avec exactitude ; c’est pourquoi on est très-étonné, au moment de la récolte, de voir encore quelques épis charbonnés, & dès-lors on conclut que le chaulage est une opération inutile. Est-ce la faute de l’opération ou de l’opérateur ? C’est toujours la faute de ce dernier. Si tous les grains ont été exactement lavés à grande eau, & bien chaulés, il est démontré qu’il n’existera plus de carie ; mais voici d’où provient le mal. On apporte le blé dans des sacs ou dans des corbeilles, &c., la poudre noire s’attache à l’un & à l’autre : on vide le grain, & la poussière reste colée contre leurs parois. Le grain, après avoir séché au soleil, est remis dans ces mêmes sacs & corbeilles ; il se charge de nouveau de la poussière cariée. La prudence exige donc que les sacs & les corbeilles qui ont servi à cette opération, soient lavés à grande eau courante, & passés à la même lessive que le grain. Les sacs doivent être retournés & lavés, soit en dedans, soit en dehors ; en un mot, le plus petit manque de précaution tire à conséquence.

Je ne conseille point de faire le chaulage à l’époque des semailles, on est souvent dans le cas d’avoir un temps couvert, peu de chaleur, peut-être de la pluie, &c. Dans ces circonstances, le grain chaulé a beaucoup de peine à se dessécher, à perdre cette eau surabondante communiquée, soit par les lavages réitérés, soit par le séjour dans l’eau de chaux. Si le grain reste ainsi humecté, il est dans le cas de germer, & ce germe d’être brisé dans le transport du grain, ou lorsqu’on le sème. S’il reste trop long-temps amoncelé, il s’échauffe, la fermentation s’y établit, & le grain se corrompt. Il vaut donc bien mieux choisir quelques beaux jours dans le mois de septembre, ou au plus tard au commencement d’octobre. Le soleil a de la force, & on est assuré que le grain sera parfaitement desséché avant de le fermer dans le grenier. Ce lieu doit être très-sec, exposé à un libre courant d’air, parce que le grain, une fois lessivé, est plus susceptible d’attirer l’humidité de l’atmosphère, que celui qui ne l’a pas été ; on fera aussi très-bien de le remuer à la pelle de temps à autre, & on aura soin surtout de ne pas mettre le grain dans un endroit où il y aura eu auparavant du blé carié, quoiqu’il ait été balayé.


Section II.

Des Substances sèches, ou des Liqueurs nommées prolifiques.


Ce fut au commencement de ce siècle que l’idée des liqueurs prolifiques prit naissance ; & on doit la première, si je ne me trompe, à l’abbé Le Lorain, plus connu sous le nom de l’abbé de Vallemont dans son ouvrage intitulé : Curiosités de la Nature, &c. Cette liqueur devoit avoir la propriété de développer les germes & de leur faire produire d’abondantes récoltes. Cette idée singulière fit alors une si grande sensation, qu’on ne parloit plus que de la liqueur prolifique ; plusieurs auteurs en ont imaginé d’autres, & toutes appréciées selon leur véritable valeur, elles sont aujourd’hui oubliées. Le célèbre M. Duhamel a eu raison de remarquer que l’on goûte volontiers le merveilleux, quand il annonce des choses fort utiles. En effet, quoi de plus utile que d’obtenir d’abondantes récoltes, sans fumer les terres, & en ne leur donnant que de très-légers labours ! On peut dire avec la Fontaine :

La montagne en travail enfante une souris.

La combinaison de toutes les liqueurs prolifiques si vantées dans le temps, se réduisent, à peu de chose près, aux préparations suivantes. Une des plus vantées, c’est celle de M. de la Jutais, & il la nommoit la vraie pierre philosophale. Il faisoit fondre du nitre dans un vase de fer ; lorsqu’il étoit assez chaud pour brûler les substances qu’on y mettoit, il projettoit dans ce vase une petite quantité de la semence qu’il devoit semer ; elle se réduisoit en charbon, fusoit avec le nitre, & la liqueur étoit faite lorsqu’on dissolvoit ce nitre dans l’eau.

Chaque auteur a voulu renchérir sur cette composition : l’un a proposé le jus de fumier de cheval ; l’autre de pigeon, de poule &c., mêlé à l’urine humaine ; celui-ci a fait un mêlange de tous ces fumiers pour en avoir le jus ; & celui-là, afin de renchérir sur tous les autres, y a ajouté de l’eau-de-vie, du sel marin ou de cuisine, du nitre, &c. L’homme qui ignore la nature des principes constituans des corps qu’il emploie, qui agit à l’aveugle, part d’après de faux raisonnemens, son esprit se monte, son imagination s’exhalte ; il fait des expériences, il sème son grain à dix ou douze pouces l’un de l’autre dans une planche de jardin : les arrosemens, les légers labours ne sont pas épargnés au besoin, la plante germe à merveille, talle beaucoup, le grain est magnifique ; on crie au miracle, on se persuade que ce prétendu miracle est opéré par la vertu de la liqueur prolifique ; il faut enrichir le public de cette belle découverte, les papiers publics l’annoncent : enfin les gens crédules sont trompés, parce qu’on a eu grand soin de ne pas leur apprendre que l’expérience a été faite dans un jardin. Que conclure de tout ceci ? Que l’agriculture a ses charlatans comme la médecine a les siens.

Labourez vos terres dans la saison convenable, & profondément ; n’épargnez pas les engrais, alternez (voyez ce mot) si les engrais ne sont pas abondans, travaillez à créer la terre végétale ou humus ; amendez (voyez ce mot) vos champs : voilà la meilleure liqueur prolifique.

Comment un homme de bon sens peut-il se persuader qu’un grain pénétré de sel ou d’une eau imprégnée de sel, quoiqu’il soit d’une qualité médiocre, produira plus & germera mieux qu’un bon grain tel que la nature le donne ? Ne sait-on pas que la surabondance de sel dessèche, racornit & corrode les chairs ? L’effet est le même sur le végétal, sur-tout si on sème par un temps sec. La terre attire l’humidité du grain, & le sel reste dans son intérieur. Si la pluie survient aussitôt après la semaille, le sel est dissous, entraîné, parce qu’il est en trop petite quantité relativement à l’espace du terrein & à l’abondance de l’eau pluviale. Voyez les belles expériences de M. l’abbé Poncelet, sur le développement du germe & de toute la plante, rapportées au mot Blé, & vous conclurez que ces préparations, même en leur supposant quelques vertus, n’ont plus aucune action sur la plante dès que le germe s’est métamorphosé en racines, époque à laquelle les deux lobes qui l’enveloppoient ne lui sont plus d’aucune utilité. Est-ce pour mieux faire germer le grain, pour qu’il se développe plus promptement ? L’expérience le décidera. Prenez un grain, passez-le par la liqueur prolifique ; prenez-en un autre en tout semblable, qui ait resté dans l’eau simple, & qui soit autant humecté que le premier ; semez-les tous les deux dans la même terre & au même moment, & vous verrez combien les raisonnemens sont peu concluans contre l’expérience. Suivez la végétation de ces grains jusqu’à leur terme, & vous conclurez que la nature conduit chaque chose à son terme, & qu’elle n’a pas besoin de pareils secours. Columelle dit : que des gens doublent d’une peau d’hyenne un semoir, & qu’ils y laissent séjourner le grain quelque temps avant de le semer, afin qu’il vienne à bien. Cette peau d’hyenne vaut tout autant que les liqueurs prolifiques.