Cours d’agriculture (Rozier)/BEURRE

Hôtel Serpente (Tome secondp. 249-261).


BEURRE. C’est la partie grasse, huileuse & inflammable du lait. Elle est distribuée entre ses molécules séreuses & caséeuses, & sans y être dissoute ; c’est pourquoi cette substance se sépare par le repos, monte à la superficie de la liqueur, s’y rassemble en masse fluide, & forme ce qu’on appelle la crême. On enlève cette crême, & on la porte dans le batte-beurre, que dans certains endroits on nomme baratte, & serène dans la Normandie. (Voyez ces mots, & la Planche 3.) L’agitation ou la percussion, imprimée à la crême, en sépare les parties séreuses, connues sous la dénomination de petit-lait. Après cette séparation, la crême prend une consistance uniforme, solide, quoique molle, d’où il résulte le beurre.

Les anciens, ou du moins les grecs, n’ont pas connu le beurre. Les écrivains parlent de plusieurs espèces de fromage, & gardent le plus profond silence sur le beurre. Je n’ai rien lu dans leurs écrits, de relatif à cette substance ; cependant je puis m’y tromper. Son usage devoit être commun chez les juifs, puisqu’il est dit dans l’écriture, butirum & mel comedet. Les romains le connurent, & s’en servirent plus comme médicament que comme aliment, ou pour la préparation des alimens, puisque Pline, après avoir parlé des différentes préparations du lait, dit : On tire encore du lait le beurre, mets exquis des nations, & qui distingue les riches, du peuple. Il nous importe peu de savoir de quelle manière son usage nous a été transmis, pourvu qu’on le fasse bien aujourd’hui, & qu’il devienne un objet de commerce trop longtems négligé en France. Pour le bien faire, il faut connoître ses principes constituans ; & après cela, nous parlerons de la meilleure manière de le fabriquer.


CHAPITRE PREMIER.

Des principes du Beurre.

Nous empruntons du Dictionnaire de Chimie de M. Macquer, l’analyse suivante, qui ne laisse rien à desirer sur cet article. « Le beurre, ainsi qu’on l’a déjà dit, est la partie grasse, huileuse & inflammable du lait. Cette espèce d’huile est distribuée naturellement dans toute la substance du lait, en molécules très-petites, qui sont interposées entre les parties caséeuses & séreuses de cette liqueur, entre lesquelles elles se tiennent suspendues, à l’aide d’une très-légère adhérence, mais sans être dissoutes. Cette huile est dans le même état où est celle des émulsions ; & c’est par cette raison, que les parties butireuses contribuent à donner au lait le même blanc mat qu’ont les émulsions ; & que par le repos, ces mêmes parties se séparent de la liqueur, & viennent se rassembler à sa surface, où elles forment une crême. »

» Tant que le beurre est seulement dans l’état de crême, ses parties propres ne sont point assez unies les unes aux autres, pour qu’il se forme une masse homogène ; elles sont encore à moitié séparées par l’interposition d’une assez grande quantité de parties séreuses & caséeuses. On perfectionne le beurre, en exprimant par le moyen d’une percussion réitérée, ses parties hétérogènes, d’entre ses parties propres : alors il est en une masse uniforme, & d’une consistance molle. »

» Le beurre récent, & qui n’a éprouvé aucune altération, n’a presque point d’odeur ; sa saveur est très-douce & agréable : il se fond à une chaleur très-foible, & ne laisse échapper aucun de ses principes, au degré de l’eau bouillante. Ces propriétés, jointes à celles qu’a le beurre, de ne pouvoir s’enflammer que lorsqu’on lui applique une chaleur bien supérieure à celle de l’eau bouillante, capable de le décomposer & de le réduire en vapeurs, prouve que la partie huileuse du beurre est de la nature des huiles douces, grasses & non volatiles, qu’on retire de plusieurs matières végétales par la seule expression. »

» La consistance demi-ferme qu’a le beurre, est due, comme celle de toutes les autres matières huileuses concrètes, à une quantité assez considérable d’acide qui est uni dans ce corps composé, à la partie huileuse ; mais cet acide est si bien combiné, qu’il n’est aucunement sensible lorsque le beurre est récent, & tant qu’il n’a reçu aucune altération. Lorsque le beurre vieillit, & qu’il éprouve une sorte de fermentation, alors cet acide se développe de plus en plus ; & c’est la cause de la rancidité qu’acquiert le beurre avec le tems, comme les huiles douces de son espèce. »

À cette observation de M. Macquer sur la cause de la rancidité du beurre, on peut en ajouter une seconde ; & je crois que la partie séreuse qui reste dans le beurre, y contribue également. Je conviens cependant que ce petit-lait est acide ; & qu’ainsi, absolument parlant, la proposition de M. Macquer est vraie. Mais cet acide du petit-lait, est-il identiquement le même que celui renfermé dans le beurre lorsqu’il est fait & bien fait ? Le beurre bien fait prend à la longue, un goût acre, fort & rance ; le beurre mal fait, c’est-à-dire, celui qui n’a pas éprouvé assez de percussions dans la baratte, est bien plutôt rance que l’autre, parce que le petit-lait n’en est pas assez exprimé. Si on prend du premier, & qu’on le paîtrisse dans plusieurs eaux consécutives, il conservera toujours son goût rance, quoi qu’au même degré ; le second, au contraire, le perdra totalement ; parce qu’en le paîtrissant, le petit-lait s’en dégage, ainsi que son acide, & donne à l’eau une couleur laiteuse plus ou moins foncée, suivant la plus ou moins grande quantité de petit-lait. Il n’est aucune bonne cuisinière qui ne connoisse cette manière d’adoucir le beurre fort. La mal-propreté dans sa fabrication, concourt encore à accélérer ce goût fort.

« Le feu dégage aussi l’acide du beurre plus promptement & plus sensiblement. Si on expose du beurre à un degré de chaleur assez fort pour le faire fumer, il s’en exhale des vapeurs d’une âcreté insupportable, qui tirent les larmes des yeux, qui prennent à la gorge & excitent la toux, comme on l’éprouve tous les jours dans les cuisines où l’on fait un roux. Ces vapeurs du beurre ne sont autre chose que l’acide qui s’en dégage. Ce qui reste du beurre après cette opération, a une saveur forte, bien différente de la douceur qu’il avoit auparavant, parce que ce qui lui reste d’acide est développé & à demi dégagé par l’action du feu. »

» Il faut, si l’on veut décomposer le beurre par la distillation, lui appliquer un degré de chaleur bien supérieur à celui de l’eau bouillante : il s’en élève alors des vapeurs acides, d’une volatilité & d’une âcreté considérables. Ces vapeurs sont accompagnées d’une petite portion d’huile qui ne se fige point, parce que c’est celle qui a été dépouillée de la plus grande partie de son acide ; il passe ensuite une seconde huile rousse, qui se fige en se refroidissant, & qui devient de plus en plus épaisse, à mesure que la distillation avance. Il reste enfin dans la cornue une assez petite quantité de matière charbonneuse, qui, exposée au feu, à l’air libre, ne peut se brûler & se réduire en cendres, que très-difficilement. »

En voilà assez pour la théorie : passons à la pratique. Ceux qui desireront de plus grands détails, peuvent consulter le Dictionnaire déjà cité. Observons cependant encore, que l’huile première & l’huile seconde qu’on retire par le moyen du feu dans la distillation, se sépare d’elle-même & à la longue, dans les grands vaisseaux de bois qui contiennent le beurre salé, avec cette différence de la seconde, que cette huile ne se fige pas.


CHAPITRE II.

De la manière de faire le Beurre frais.

Il n’existe en France aucune province où l’on ne fasse du beurre ; presque partout il est mauvais, prend facilement un goût fort, & promptement un goût de rance ; c’est que presque partout on le fait mal. Sa fabrication, & tous les ustensiles qui y servent, exigent la plus grande propreté. Eh ! comment l’exiger du paysan, de la paysanne qui ne voient que le moment présent, & qui réfléchissent bien peu sur l’avenir ? Il vend son beurre du jour au jour ; il ne connoît pas l’acheteur ; & il lui importe peu qu’il soit content, pourvu qu’il retourne du marché chez lui, avec le prix de sa marchandise. Celui, au contraire, qui fabrique une grande quantité de beurre, & qui le sale, est esclave de la routine & de la coutume, & n’examine pas si elle est mauvaise, & si on peut leur en substituer une meilleure. Telle est la cause pour laquelle on mange si peu de bon beurre en France, excepté dans quelques cantons particuliers, où la méthode est perfectionnée.

On doit à M. Jore, secrétaire perpétuel de la société d’agriculture, d’avoir fait connoître en 1763, dans le Recueil des Mémoires de cette société, la méthode suivie au pays de Bray en Normandie ; elle peut servir de modèle pour tout le royaume ; & c’est ainsi que s’explique M. Jore :

« Tous les habitans de la Normandie connoissent les défauts du beurre qu’on y fait ; mais peu savent que ces défauts sont bien moins dans la qualité des laitages, que dans la manière de conduire la laiterie. Un seul canton a ce talent, & nul autre n’en a su profiter, depuis nombre d’années qu’il en jouit. En suivant la méthode du pays de Bray, que je vais exposer, on rendra le beurre délicat & bon dans toutes les saisons de l’année ; il deviendra un article intéressant du ménage, parce qu’il sera propre aux salaisons, & en état d’être conservé pendant des années entières : par-là il pourra entrer dans le commerce par préférence à tout autre beurre fait différemment, & épargner au royaume les sommes considérables qui passent à l’étranger, qui nous en fournit une très-grande quantité d’assez mauvais, lorsque la mer est libre. »

Observations faites à Merval, sur la manière de faire le Beurre au pays de Bray.

« Les laitages sont déposés dans des caves voûtées, profondes & fraîches, à peu près comme il convient qu’elles le soient pour bien conserver les vins ; leur température, en hiver comme en été, est à peu près de huit à dix degrés du thermomètre de M. de Réaumur ; elles sont carrelées de carreaux de terre ordinaire, ou simplement de brique à plat ; lorsque l’on craint que la chaleur ne pénétre dans ces caves, on ferme les soupiraux avec des bouchons de paille, pendant la chaleur du jour. L’hiver, on se conduit de sorte que le froid n’y puisse entrer, en bouchant les soupiraux lors de la gelée ; l’entrée de ces caves, & les soupiraux, doivent être ouverts du côté du nord ou du couchant ; souvent l’entrée est dans les maisons, mais dans un appartement où l’on ne fait jamais de feu. »

La propreté de ces caves est jugée si nécessaire, qu’on en écarte les ustensiles de bois, les planches, &c. qui, avec le tems, répandroient de l’odeur en pourrissant dans ce lieu frais. Il ne paroît aux voûtes, aux embrasures des soupiraux, aucune ordure ; & pour entretenir cette propreté, on lave souvent les carreaux, & on n’y entre jamais qu’avec des sabots qui restent toujours à la porte. Les personnes qui prennent soin de la laiterie, les chaussent en ce lieu, & y déposent leur chaussure ordinaire ; la moindre odeur qu’on y ressentiroit, autre que celle du lait doux, seroit contraire à la perfection du beurre, & regardée comme un défaut d’attention de la part des servantes.[1]

Les vases dans lesquels on dépose le lait nouvellement trait, sont des terrines proprement échaudées à l’eau bouillante, pour en détacher le lait ancien qui s’incorpore dans la terre dont elles sont faites. Ce lait rance est un levain invisible, mais connu, qui fait aigrir celui qui est nouveau. Des expériences réitérées ont manifesté cet inconvénient ; ces terrines sont larges de quinze pouces par le haut, six pouces par le bas, & profondes de six pouces. Toutes ces mesures ont été prises de dehors en dehors ; plus de profondeur seroit nuisible, plus de largeur seroit incommode. Chacune de ces terrines contient au plus quatre pots de lait. On pose ces terrines sur le carreau de la cave bien nettoyé[2] ; la fraîcheur de ce lieu communique aux terrines, & empêche le lait de se cailler ; car tout l’appareil de la cave tend principalement à empêcher que le lait ne se caille & n’aigrisse, en été, avant qu’on en ait tiré la crême ; & en hiver, que le froid ne soit si considérable dans les caves, qu’il puisse geler le lait, & rendre trop difficile la façon du beurre formé d’une crême qui auroit éprouvé un grand degré de froid.

Ces terrines ainsi remplies, sont déposées pendant vingt-quatre heures, & souvent moins, sur le carreau de la cave ; on les écrême ensuite : on ne doit point attendre plus long-tems, autrement la crême perdroit de sa douceur, deviendroit épaisse, & le lait qui est dessous, pourroit, en été, se cailler, & prendre de l’aigreur ; ce qui est absolument opposé à la perfection du beurre. Pour écrémer, on procède ainsi : »

» La servante lève doucement la terrine, en pose le conduit sur une cruche contenant huit à dix pots ; & du bout de son doigt, ouvre la crême à l’endroit du conduit de la terrine ; de sorte que le lait qui est dessous, versé dans la grande cruche, s’échappe par cette ouverture, & la crême reste seule dans la terrine. Toutes les terrines de la même heure sont ainsi vidées de lait dans le même instant ; on rassemble toutes les crêmes dans des cruches particulières, pour en faire le beurre dans un autre moment. Si la saison exige que l’on tire les vaches trois fois par jour, on opère de même trois fois par jour, dès que le lait a été déposé vingt-quatre heures dans les terrines. »

» Il faut observer que les terrines n’ayant que six pouces de profondeur, les parties butireuses du lait passent alors promptement à la superficie, & elles y sont parvenues dans le courant de dix-huit à vingt heures, surtout quand la température de l’air de la cave empêche le lait de se coaguler. »

» Si le tems est orageux, très-chaud, & menace de tonnerre, le lait crême, se caille, & aigrit promptement ; ce qu’il faut prévenir. Ainsi, dès que celle qui est chargée du soin de la laiterie entend le tonnerre dans le lointain, elle court à la cave, en fait boucher les soupiraux, rafraîchir le carreau, en y versant de l’eau. Cette eau sert de conducteur à la matière électrique contenue dans l’orage, & qui forme la foudre. (Voyez le mot Atmosphère) L’on écrême toutes les terrines où la crême paroît un peu faite. Dans ces cas extraordinaires, elle monte en moins de douze heures. »

» En tirant le lait de dessous les crêmes par épanchement, dans le courant de vingt-quatre heures au plus, le lait de beurre qui est dans la crême n’a point acquis d’aigreur, puisque le lait de dessous n’en a point. Ce dernier étant alors une liqueur très-fluide, il n’en reste point avec les crêmes, qui puisse s’aigrir, pendant quatre ou cinq jours qu’on les conserve dans la cave, avant d’en faire le beurre. »

» Ceux qui connoissent l’usage qui est suivi généralement dans la Haute & Basse-Normandie, pour le gouvernement des laiteries, jugeront facilement que les terrines de neuf à dix pots, qu’on y emploie communément, ne peuvent pas être rafraîchies comme au pays de Bray ; que l’usage d’y verser le lait, encore chaud, est totalement opposé aux moyens de le rafraîchir ; que les parties butireuses du lait ne peuvent pas s’élever à la superficie, aussi promptement qu’il convient pour les obtenir avant que le lait soit aigri ; que l’usage de tenir ces grandes terrines également exposées au grand froid & au grand chaud, sans aucune attention à prévenir l’odeur & la mal-propreté naturelle du lieu, y sont encore plus opposées : que laisser aigrir & cailler le lait, & n’écrémer qu’après cinq, six, & même huit jours, & souvent plus, sont des usages qui détruisent le lait & la crême, au point qu’il n’en peut provenir rien d’avantageux. Il est d’expérience générale, que les acides détruisent sensiblement les parties grasses, & qu’ils donnent la consistance de savon à celles qu’ils ne réduisent pas en eau ; aussi est-il reconnu dans le pays de Bray, que la crême levée lorsqu’elle est légère, nouvelle & douce, sur un lait encore doux, rend une plus grande quantité de beurre, proportion gardée, que lorsqu’elle a été levée ancienne sur un lait caillé, aigri & vieux tiré ; non-seulement le beurre est en moindre quantité ; mais encore il est gras, ne peut être gardé frais, & n’est nullement propre aux salaisons, but principal de nos observations. »

» Nous connoissons divers cantons de cette province, où les beurres sont bons & délicats en automne, & au commencement du printems, mais qui sont gras & mauvais en été, parce que les fraîcheurs du printems & de l’automne opèrent naturellement sur les laitages, à peu près ce que l’on pratique avec industrie au pays de Bray pendant toute l’année ; mais lorsque l’été est revenu, l’aigreur des laitages gâte le beurre & le rend méprisable, quoique le fonds de leurs herbages soit excellent. On doit présumer que si on se conduisoit mieux, on ne perdroit pas l’avantage que l’on doit naturellement attendre de la belle saison, où les pâturages sont infiniment plus abondans & meilleurs. »

« Nous avons connoissance qu’une ferme, dont un des principaux revenus consiste en beurre, étant anciennement conduite par des personnes intelligentes, donnoit du beurre qui étoit vendu sur le pied du meilleur du pays de Bray. Cette ferme ayant passé à un fermier peu intelligent sur cet article, dont la femme étoit imbue des préjugés qu’elle avoit puisés au pays de Caux, & qu’elle suivit exactement pendant les neuf années de son bail, le beurre qui en étoit provenu pendant ce tems, avoit constamment été vendu, sur le pied du très-mauvais, à un tiers moins que celui de ses voisins, sans que les remontrances du propriétaire de la ferme, & cette non-valeur, aient pu la déterminer à changer de méthode. Depuis huit années, la même ferme a passé à un nouveau fermier, intelligent & laborieux, qui a suivi le bon usage, & le beurre de sa façon a sur le champ repris son rang entre les très-bons beurres du pays, & est vendu sur le pied du meilleur dans les marchés de Gournay : c’est de ce fermier que nous tenons la pratique que nous avons exposée ici. Cette anecdote prouve que l’avantage de la méthode est indépendante du sol, tout bon qu’il puisse être. »

» On exclut de la cave au lait, tous les laitages écrêmés, dans la crainte qu’ils ne portent préjudice aux autres laitages, mais on y conserve les crêmes quatre à cinq jours, & même jusqu’à huit, avant d’en faire du beurre ; cependant on a reconnu que moins on garde la crème, plus le beurre qui en est fait a de perfection. »

» Dans les grandes fermes, où la quantité de crême est trop considérable pour la battre à la baratte, (voyez ce mot) on se sert d’un instrument nommé serène, (Fig. 1, Pl. 8.) C’est une barrique ayant trois pieds de longueur, sur deux & demi de diamètre par son plus fort, le tout mesuré de dehors en dehors ; aux extrémités il y a des manivelles ; on en attache une à chaque fond, au moyen des croix de fer qui les portent. »

» Ces deux manivelles sont appuyées sur un chevalet fait exprès, de la hauteur convenable, pour que des femmes puissent commodément tourner la serène ; le tout assemblé est une espèce de treuil, dont la barrique tient lieu de fusée ; les croix de fer qui portent les deux manivelles, & qui sont appliquées sur les deux fonds, dispensent de faire passer un axe au travers de la barrique, dans l’intérieur de laquelle il ne convient point d’y admettre de fer. On donne à ces manivelles trois pieds de longueur, afin que deux & même trois personnes puissent être appliquées à chacun de ses bras, lorsque la quantité de beurre, dont la serène est chargée, l’exige. »

» L’intérieur de la serène est garni de deux planchettes, qui ont chacune quatre pouces de hauteur, attachées aux douves de la barrique ; la Figure 2 représente la barrique vue intérieurement, mais dans le sens opposé à l’ouverture. (Fig. 1.) Cette planchette règne d’un bout à l’autre de la barrique, par la partie qui est attachée aux douves ; elles sont échancrées par les deux extrémités, ainsi qu’on en voit une à la Figure 3, afin que le fluide coule facilement par ces échancrures, lorsque la serène tourne sur ses tourillons.

» On peut faire cent livres de beurre à la fois dans une serène de cette proportion. Il en est de plus grandes, comme il en est de plus petites ; au reste, les instrumens avec lesquels on fait le beurre, n’influent point sur la qualité, pourvu qu’il soit fait sans interruption. La serène est en usage pour accélérer l’opération & faire une grande quantité de beurre à la fois ; tout autre qui rempliroit le même objet, peut être employé. »

» Si la serène ou moulin à beurre, n’est pas d’une grandeur trop forte, on peut, au lieu des manivelles qui servent à la faire mouvoir, & qui occupent à cet effet un ou deux hommes, les suppléer par deux roues, ou par une, suivant la grandeur, dans chacune desquelles on mettroit un chien de basse-cour ; on imiteroit en cela l’usage des provençaux, des languedociens, qui se servent de cet animal & de ces roues, pour faire tourner la broche du rôti. Si on a de l’eau à sa disposition, l’économie seroit plus grande, le mécanisme aussi simple, & on pourroit en battre une plus grande quantité à la fois. »

» La crème étant versée dans la serène, on en ferme l’entrée, qui doit avoir au moins six pouces d’ouverture pour être commode, (Fig. 1) avec un bondon garni de linge lessivé, comme il sera dit ci-après ; on passe par-dessus ce bondon, une cheville de fer qui entre à force dans deux gâches de fer attachées à la barrique D & D, (Fig. 1) de sorte qu’il est étanché ; quatre ou six personnes tournent la serène, jusqu’à ce que le beurre soit fait ; ce qui dure une heure en été, & plusieurs heures en hiver. Cette opération coûte peu ; les domestiques du fermier se font aider par les pauvres femmes du village, auxquelles on distribue du lait de beurre pour toute récompense.

» On voit assez que l’action de la serène tourmente beaucoup la crême, lorsque chaque tour elle tombe deux fois d’une planchette à l’autre. »

» On connoît que le beurre est fait lorsqu’il tombe par masse ; alors on tire le lait par un trou qui avoit été bouché d’un bondon de bois d’environ un pouce de diamètre, E ; (Fig. 1) on introduit par ce trou un seau d’eau fraîche, au moyen d’un entonnoir ; le bondon étant replacé, on continue de tourner la serène pour laver & rafraîchir le beurre ; on répète cette manœuvre jusqu’à trois fois si on veut le bien nettoyer, & on le laisse rafraîchir quelques heures dans la dernière eau, pour en augmenter la fermeté lorsque les chaleurs l’exigent. »

» Le beurre étant suffisamment rafraîchi, on ouvre le grand bondon G, (Fig. 1) pour en tirer le beurre avec la main, par pelottes de deux à trois livres, dont on forme des mottes de différens poids, jusqu’à cinquante livres, en l’entassant sur un linge lessivé exprès : les plus grosses sont les plus estimées, parce que le beurre s’en conserve mieux dans le transport ; on les marque avec une cuillère de bois & des petits bâtons découpés, pour décorer cette marchandise.

Le beurre manque de couleur pendant l’hiver ; sa pâleur naturelle est désagréable à celui qui le vend, à celui qui l’achète, & plus encore à ceux qui le consomment. On a trouvé le moyen de lui donner la couleur jaune, telle qu’elle est naturellement pendant l’été, sans altérer la qualité du beurre, & qui ne lui communique aucun goût. On assemble une grande quantité de feuilles de la fleur que l’on nomme souci double ou simple ; elles sont également bonnes, si elles sont nouvellement cueillies ; on les entasse dans un pot de grès, à mesure qu’on les arrache, & on les foule ; on ferme le pot, & on le dépose dans la cave au lait. Après quelques mois, toutes ces feuilles sont converties en une liqueur épaisse, qui a conservé la couleur de la fleur du souci ; on se sert de cette liqueur pendant l’hiver, pour donner de la couleur au beurre ; on en introduit une petite quantité, qu’on délaye avec de la crème, lorsqu’on remplit la serène ; l’usage apprend à donner la dose qui est nécessaire, suivant la nuance que l’on veut donner au beurre : cette couleur est solide, le beurre ne la perd jamais ; les fleurs du souci qui la donnent, n’ont nulle qualité malfaisante ; elles sont reconnues pour être cordiales & sudorifiques ; la petite quantité qu’il en entre dans le beurre, n’est nullement sensible.


De la propreté qu’exige le Beurre lorsqu’on le fait.

Le beurre s’attache non-seulement à tout ce qui n’est pas exactement propre, mais encore à tout ce qui est bien lavé, & même échaudé à l’eau bouillante, s’il n’est pas nettoyé de lessive faite avec la cendre fine, ou avec les orties grièches macérées, de sorte qu’elles ne piquent plus : on use ordinairement de cette dernière ; & chaque fois qu’un vase, un linge, ou quelqu’ustensile a servi aux laitages, aux crèmes ou au beurre, on les nettoie avec cette lessive avant d’en user de nouveau. De plus, la maîtresse qui communément est chargée du soin de manier le beurre, de le tirer de la serène pour le mettre en motte, est obligée de s’en frotter les mains & les bras ; autrement le beurre s’y attacheroit.


De l’usage des laitages écrémés.

Ce qui reste des laitages, après que le beurre en a été tiré, consiste, premièrement, en lait de beurre, dont les pauvres se nourrissent ; on en fait de la soupe pour les valets & les servantes de la ferme ; on en humecte le son, dont on nourrit les volailles de la basse-cour, &c.

Secondement, en lait doux tiré de dessous les crèmes : on s’en sert pour la nourriture des veaux ; on le leur donne chaud, & coupé de moitié d’eau : ce laitage étant privé des parties grasses du lait, donne à plusieurs de ces veaux, une maladie de langueur, qui en faisoit périr autrefois un grand nombre ; mais on y remédie présentement, en rendant ces veaux malades à leur mère,[3] qui les allaite & leur rend la vigueur. Ce remède est cher, parce qu’il prive le fermier du beurre que lui donneroit le lait de la mère. On prétend qu’en coupant le lait doux écrémé, d’une moitié d’eau, dans laquelle on auroit fait bouillir quelque tems des navets, des panais[4] & autres plantes douces & nourissantes, on préviendroit la langueur dont ces animaux sont attaqués, & qu’ils engraisseroient, parce que le suc de ces plantes suppléeroit, en quelque sorte, aux parties butireuses qui manquent au lait écrémé. Nous pensons que l’on pourroit essayer cette pratique sans aucun danger : mais il faut avertir les habitans de la campagne, qu’en général ils se servent indiscrétement des vases de cuivre pour chauffer les laitages qu’ils donnent à ces veaux ; le cuivre de leurs chaudières dépose dans ce lait, naturellement disposé à devenir aigre, parce qu’il est privé des parties grasses qu’il contenoit, une qualité corrosive, capable de nuire aux jeunes veaux, & même de leur donner la mort. Il est plus sûr de se servir de vases de terre, ou de marmitte de fer, dont il ne peut rien résulter de fâcheux. »

» À l’égard du lait écrémé que les veaux ne consomment point, on le fait cailler artificiellement le plutôt qu’il est possible, afin qu’il n’aigrisse pas ; on en fait alors des fromages communs, dont on se sert dans le ménage de la ferme, ou que les pauvres achètent ; enfin, le petit-lait qui sort de ces fromages, avec le lait écrémé qu’on n’emploie pas à cet usage, sert à la nourriture des cochons de la basse-cour. »


CHAPITRE III.

De la salaison des Beurres.

« Nos vues tendent à rendre le beurre propre aux salaisons, & à l’introduire par ce moyen dans le commerce, soit de l’intérieur du royaume, soit de celui qui se fait dans d’autres pays de l’Europe, soit enfin dans le commerce maritime, qui s’étend au-delà du tropique. »

» La méthode que nous venons d’indiquer, donne aux beurres les qualités nécessaires pour la conservation, mais il faut le saler de façon à le pouvoir conserver. Ces divers avantages dépendent de la qualité & de la quantité du sel qu’on y emploie, des vases dans lesquels on dépose le beurre salé, & de quelques autres circonstances. »

» Les fermiers n’étant pas dans l’usage de vendre leur beurre tout salé, le portent dans les marchés des villes où la consommation est plus grande ; là, chacun se pourvoit de la quantité de beurre frais qui lui convient pour sa provision ; l’acheteur distingue celui qui a les qualités que lui donne la méthode du pays de Bray, indiquée plus haut, d’avec celui qui a été fait suivant l’usage du pays de Caux ; il met le prix à l’un, & méprise l’autre. Il faut saler le beurre le plutôt qu’il est possible, tout retardement lui est préjudiciable ; on le lave plusieurs fois, jusqu’à ce que l’eau ne paroisse plus laiteuse ; on doit se servir de sel gris, tel que celui que l’on distribue dans les gabelles, & non de sel blanc, qui a la réputation de faire de mauvaise salaison en tout genre. On fait sécher le sel gris au four, & on le broie. Le beurre lavé étant étendu, on répand dessus une once de sel sec & broyé, par chaque livre de beurre ; on le pétrit ensuite jusqu’à ce que le sel & le beurre soient bien incorporés. »

» On met le beurre salé dans des vases d’une sorte de terre que l’on nomme grès ; il y en a de différentes formes ; on les échaude à l’eau bouillante pour en détacher l’ancien beurre qui s’incorpore dans la terre, & on les écure ensuite, comme on a dit ci-devant de tous les ustensiles qui touchent le beurre. Ces vases contiennent vingt à trente livres ; on foule le beurre salé dans ces pots, & on les remplit à deux pouces près du bord ; on le laisse reposer ensuite sept à huit jours. Pendant ce tems le beurre salé se détache du pot, parce qu’il diminue de volume, & laisse entre lui & le pot un intervalle d’environ une ligne, dans lequel l’air pourroit s’introduire & gâter le beurre si on le laissoit en cet état. »

» Pour prévenir cet accident, on prépare une saumure de sel & d’eau commune ; il faut qu’elle soit assez forte en sel pour qu’un œuf y surnage ; il y auroit du danger à la faire trop foible. Cette saumure étant reposée, on la tire au clair, & on la verse sur le beurre salé, de manière qu’elle s’introduise dans l’intervalle qui est entre le pot & le beurre salé & en fasse sortir l’air à mesure qu’elle y entre ; on l’excite à y entrer, en la versant peu à peu, & en remuant doucement le pot ; on augmente la quantité de la saumure, jusqu’à ce que le beurre en soit couvert d’un pouce. Alors l’air ne peut l’approcher d’aucun côté, à moins que le beurre ne flotte dans la saumure ; en ce cas, il faut en charger la masse, en sorte qu’elle rentre dans la saumure pour prévenir la corruption de toutes les parties que l’air auroit approchées. »

» Tels sont les usages observés pour saler le beurre que nous conservons à Rouen pendant toute l’année ; on en use dans les maisons les mieux tenues, où il est employé avec succès à préparer les mets que l’on sert sur les tables les plus délicates. Tout beurre qui aura été salé de cette manière, étant conservé dans des pots de grès, avec une suffisante quantité de saumure, aura les mêmes avantages que celui du pays de Bray dont nous parlons, parce que la propriété de le conserver vient principalement de ce que le beurre n’est pas altéré par les acides du lait aigri, & parce que le vase où il est conservé étant de bonne terre, bien échaudé à l’eau bouillante, & écuré, comme nous l’avons recommandé, ne peut communiquer au beurre de mauvaise qualité. Lorsque l’on transporte cette denrée, on ne peut pas maintenir sa saumure dans les pots pendant le voyage : pour la remplacer, on couvre le beurre d’un pouce de sel ; ce moyen réunit lorsqu’il ne manque de saumure que pour peu de tems : ainsi le beurre qui seroit bien fait, que l’on transporteroit salé des divers cantons de la Normandie, jusqu’à Paris, ou dans les provinces peu éloignées, & qui seroit pourvu de saumure en arrivant, seroit très-bon. Il n’en est pas de même des beurres destinés pour la navigation : il est difficile d’en porter un grand nombre dans des pots, à cause de leur fragilité ; & de-là est venu l’usage de les mettre dans des vases de bois ; mais soit qu’on les mette dans des vases de terre ou de bois, il est impossible de les conserver plongés dans leur saumure dans la cale d’un vaisseau destiné à naviger au-delà du tropique. Pour prévenir ces inconvéniens, il faudroit avoir des attentions particulières à préparer le bois des vases pour les préserver de la fermentation dont ils sont susceptibles, lorsqu’étant excessivement échauffés dans les cales, ils portent sur le beurre leur propre séve, en altèrent la qualité, & les font devenir gras malgré le sel : la même fermentation diminuant en peu de tems le volume du douvain, la saumure s’échappe, & le beurre se gâte aussitôt. Le remède peut n’être pas impossible ; il seroit sans doute très-avantageux de le trouver, d’autant qu’il influeroit probablement sur la conservation de toutes les provisions de bouche qu’on embarque, d’où dépend en partie la navigation & la santé des navigateurs. La mauvaise qualité de ces vivres a plus fait périr d’hommes, que les naufrages & la fureur des combats ; mais cet objet demande de l’étendue & des expériences qui s’écartent de l’agriculture. »

» Pour conserver les beurres pendant la navigation, il faut les mettre dans des pots, les bien fouler, les couvrir de sel, & prévenir le vide où l’air puisse se glisser. Un vase de figure conique, comme celui de la Fig. 4, encore mieux un vase qui seroit un cône, Fig. 5[5], d’où on pourroit facilement tirer le beurre en une seule masse, après qu’il s’est contracté en lui-même, seroient ceux que je préférerois. La masse de beurre étant enduite de sel par dehors, & remise dans son pot en la faisant rentrer avec un peu de force, pourroit en cet état se passer de saumure, parce que ces vases étant tenus sur la pointe du cône, la masse de beurre entreroit de plus en plus dans un tel vase, à mesure que la chaleur de la cale la feroit changer de forme ; par ce moyen il n’y auroit jamais de vide que la superficie qui seroit couverte de sel. Il en seroit de même des vases de bois de pareille forme, si on prévenoit la fermentation des bois dont ils sont faits. »

» En général, les pâturages d’une grande partie de la Normandie, semblent préférables à ceux du pays de Bray, à en juger par la nature du sol, & par l’engrais des animaux qui y pâturent. Si, par le moyen de quelqu’encouragement, on parvenoit à introduire la méthode de bien faire le beurre dans les divers cantons où on le fait mal, le beurre salé qui nous vient d’Isigny & des autres cantons de la Normandie, ne seroit pas entièrement abandonné à l’usage du peuple. Il est à présumer que ces beurres deviendroient alors la base d’un commerce dont jouiroient principalement ceux qui ont de grands herbages ; car il n’est point actuellement de vache à lait qui ne rende cinquante livres de profit à son maître tous frais faits, sans les augmentations qu’on en peut espérer par le commerce des beurres de plus grande valeur, l’engrais des veaux & des vaches même. Nous savons aussi que le bœuf d’engrais ne rapporte pas autant, à beaucoup près, à l’herbager ; d’où il suit qu’il y auroit de l’avantage à nourrir des vaches à lait. Cet avantage subsisteroit jusqu’à ce que la quantité des beurres fût en proportion avec le commerce qui s’en fait ; & quoi qu’il pût arriver par la suite, ce commerce seroit toujours une branche intéressante pour l’agriculture, qu’elle conserveroit en nous mettant dans le cas de ne plus employer celui que l’on tire aujourd’hui de l’étranger. »


CHAPITRE IV.

Des qualités du Beurre.

Le beurre frais est agréable au goût, & je ne crois pas qu’il contienne aucun principe nutritif. En total, c’est une nourriture indigeste. Le beurre mangé à haute dose, tient le ventre libre, cause une douleur dans la région épigastrique & à la tête, donne souvent des renvois âcres & brûlans. Le beurre âcre, fort ou rance, trouble la digestion, la rend pénible & laborieuse, & occasionne des renvois encore plus âcres & plus brûlans que ceux produits par la quantité prise du beurre frais : ce dernier rend le sang très-acrimonieux.

Le beurre extérieurement appliqué, diminue la dureté & la douleur des tumeurs phlegmoneuses, & les fait pencher vers la suppuration.


  1. La propreté est jugée si nécessaire à la perfection du beurre, qu’en Saxe & en Bavière, on panse & on lave les vaches avant de les traire, lorsqu’elles ont couché dans l’étable.
  2. On apporte le lait des herbages dans des seaux de bois ou des vases de terre, où il a été trait : tout vase de cuivre est regardé comme dangereux dans les opérations de la laiterie ; on le laisse reposer environ une heure dans la cave, jusqu’à ce que la mousse en soit tombée, & qu’il ait perdu la chaleur naturelle qu’il tient de l’animal d’où il est sorti. Alors on le coule dans ces terrines, au travers d’un tamis, de sorte qu’aucun poil des vaches, ou autres ordures, ne reste dedans.
  3. Ce remède ne réussit pas lorsque les vaches pâturent dans les marais ou il y a de la douve ; les mères meurent même lorsqu’on ne les livre pas au boucher trois ou quatre années après qu’elles ont commencé à pâturer dans ces dangereux fonds ; les moutons y périssent après la première année.
  4. L’usage de cultiver des panais & des navets pour donner aux vaches, est très-avantageux à ceux qui les gardent pendant l’hiver. Au surplus, voyez le mot Bétail.
  5. Il est fâcheux que cette forme soit incommode dans l’arrangement de la cale des navires.