Cours d’agriculture (Rozier)/ALUNER

Hôtel Serpente (Tome premierp. 440-442).


ALUNER. Mot emprunté de l’art du teinturier, qui fait tremper dans un bain d’alun certaines étoffes, par exemple, pour les teindre en cramoisi. Pourquoi faut-il qu’une meurtrière avidité ait nécessité une autre acception de ce mot ? On dit encore aluner les vins, & ceux qui les alunent ne sont pas punis, quoiqu’ils blessent plus directement les droits de la société que les voleurs de grands chemins ; on est en garde contr’eux, & peut-on l’être contre les empoisonneurs !

Deux motifs ont concouru à établir cette détestable coutume. Par le premier, on a cru aviver la couleur du vin ; & par le second, l’empêcher d’aigrir ou de pousser, & tous deux portent sur un principe faux.

Il est constant que l’alun jeté dans un vin peu coloré, réhausse de beaucoup sa couleur, lui donne plus d’activité, plus de brillant ; mais ces succès sont éphémères, la couleur ne se soutient vraiment belle que pendant plusieurs jours, & elle ne passe pas le mois. Comme cette couleur a éprouvé une forte secousse, & une vive réaction de la part de l’alun, elle s’altère peu à peu, sur-tout pendant le tems des chaleurs. Le marchand a vendu son vin ; il est payé par le bourgeois : les suites lui sont indifférentes.

Un vin aluné a plus de tendance à l’acidité qu’un vin qui ne l’est pas, toutes circonstances égales, parce qu’on lui ajoute une surabondance d’acide. Si l’alun étoit un sel neutre parfait, il est constant qu’il absorberoit & se chargeroit d’une partie de l’acide du vin ; mais au contraire, l’alun est un sel neutre avec surabondance d’acide. L’acide vitriolique est simplement masqué par la terre argileuse ; & pour peu qu’on concoure à sa séparation, l’acide vitriolique se dégage, & s’unit à l’acide du vin avec lequel il a une affinité particulière : or, tout vin peu riche en esprit, surchargé d’acide, sera bientôt vin aigre, & de la fermentation acide, il passera bientôt à la fermentation putride. Combien de personnes vous diront, même avec bonne foi, mon vin se conserve, parce que je l’alune ; & on peut & on doit leur répondre : vous le conserveriez bien mieux, si vous ne l’aluniez pas !

Dans plusieurs provinces du royaume, l’usage de l’alun dans le vin est si fréquent, que les épiciers & les droguistes vendent publiquement ce que l’on appelle un paquet. Ce paquet contient demi-livre d’alun de Rome, & on le met tout entier dans une barrique de cinq cents pintes, & quelquefois un double paquet, c’est-à dire une livre. C’est au magistrat chargé de la sureté publique dans chaque ville à faire cesser cet abus, & le seul moyen est de mettre à l’amende celui qui vend les paquets, & saisir aux barrières le vin aluné qu’on y présente.

Tout vin aluné altère, constipe, donne trop de ton à l’estomac, resserre les vaisseaux capillaires ; dès-lors, les cardialgies sont fréquentes, les obstructions se multiplient, & le marasme survient. Souvent on recherche bien loin la cause de certaines maladies qui attaquent l’humanité, & on n’en reconnoît pas la cause, tandis qu’une simple analyse des boissons suffiroit pour l’indiquer.

Il existe des moyens aussi faciles que certains, pour juger par la seule inspection si le vin est aluné ou ne l’est pas, & jusqu’à quel point il peut l’être. Ayez plusieurs capsules de verre, remplissez-en une du meilleur vin que vous aurez, & que vous croirez le plus sûr ; mettez cette capsule sur des cendres chaudes, & laissez évaporer à cette douce chaleur ; la partie colorante & le tartre du vin resteront au fond de la capsule, sous la forme d’une poudre rougeâtre, si on a opéré sur du vin rouge ; & la couleur sera d’un blanc grisâtre, si on a fait évaporer du vin blanc : dans cet état, il sera aisé de reconnoître le tartre & le goût qui lui est propre, en mettant cette poussière sur la langue, la roulant dans la bouche, lorsqu’elle est humectée par la salive.

Répétez la même opération sur le vin que vous soupçonnerez être aluné ; s’il l’est effectivement, il résultera de l’union de l’alun avec le tartre, un sel qui n’aura ni la stipticité, ni l’âcreté de l’alun, & qui sera plus facilement soluble dans l’eau que n’est le tartre.

Comme cette voie d’analyse n’est pas à la portée de tout le monde, voici un moyen plus simple. Ayez de l’eau forte, jetez-y du mercure ; l’eau forte le dissoudra : jetez quelques gouttes de cette dissolution sur le vin que vous soupçonnez, il se fera une précipitation, ordinairement de couleur jaune, nommée turbit minéral. Ce précipité est occasionné par l’acide vitriolique de l’alun, qui quitte sa terre alumineuse pour s’unir au mercure, & le mercure abandonne l’eau-forte qui le tenoit en dissolution ; si, au contraire, le vin n’est pas aluné, le mercure reste suspendu. Si on connoît des procédés plus simples, je prie d’avoir la bonté de me les communiquer.