Coup d’œil sur les patois vosgiens/03

III

La géographie des patois de la France n’est pas faite, et elle ne pourra se faire que lorsqu’on aura rejeté l’idée que chaque idiome provincial a, dans un de ses cantons, un type premier auquel se rapportent les divers langages rustiques circonvoisins. C’est ainsi que des philologues, trop pressés de donner des conclusions à leurs théories hâtives, ont pris le messin pour type du patois lorrain, parce que sa littérature est assez riche et assez populaire, et que d’autres, s’attachant à l’ouvrage d’Oberlin sur le patois du Ban-de-la-Roche, ont cru que la Lorraine entière avait les caractères de cet idiome exceptionnel, parlé dans un petit coin des montagnes des Vosges.

En attendant que le jour se fasse, sur une question difficile qui touche à l’ethnographie, c’est-à-dire à l’histoire des races, et pour ne pas tomber dans les erreurs d’un grand nombre de linguistes, nous nous contenterons, dans ces études rapides et préliminaires de rattacher le patois vosgien à une grande tribu qui s’étendrait depuis le sud des Vosges dans les vallées de la Moselle et de la Meurthe, de la Meuse et de la Sambre jusqu’à Namur et Liège. C’est la partie restée française du vieux royaume des Lothaires ; et ce n’est pas seulement dans les mots, mais dans l’accent surtout que nous trouvons cet air de parenté étroite. Il est très facile, par exemple, de prendre, au langage, un Ardennais pour un Lorrain.

Lorsqu’on aura établi d’une manière plus certaine l’histoire primitive de nos anciennes villes et provinces et le mouvement des populations, les origines de nos patois se débrouilleront mieux.

Aujourd’hui toute discussion sur les sources étymologiques hésite avec raison devant un fait que la philologie nous a surabondamment démontré : c’est que les populations grecques, persanes, latines, celtiques, germaines, en se rencontrant, ne se doutèrent pas qu’il y avait entre elles des affinités de langage tout-à-fait analogues à celles qu’on retrouve dans les langues néo-latines, et que, si l’on écarte ce que le génie individuel des peuples a modifié ou introduit, on trouve un fonds commun qui a survécu aux révolutions des empires et s’est transmis de bouche en bouche jusqu’à nos jours.[1]

Aussi on a pu prétendre, en exagérant cette idée féconde, que les patois de nos pays de l’Est sont antérieurs à la conquête romaine, que même il est la source du latin, car Rome, née au mi­lieu de populations diverses, gauloises et teutoniques au nord, grecques au sud, a emprunté aux premières un nombre considérable de mots, qu’il n’est pas étonnant de retrouver chez les les descendants des Gaulois primitifs.

Si le mot français table vient directement du latin tabula, celui-ci ne serait-il pas formé du celtique dol ou taol qui se conserve dans dolmen, table de pierre, et dans notre patois vosgien sous la forme taule ou tauye. Est-ce de stabula (latin) ou de stall (allem.) que nos paysans vosgiens ont tiré étau, étable ; de stipula (lat.) ou de stoppel (allem.) qu’ils ont fait htaules, chaumes, éteules ? Dans à la carne, à la carre ou à l’écarre de faut-il voir les mots bretons ker, arrète des pierres, korn, coin, angle, ou le latin quadratus, carré ? dans le mot biasse, blet, mou, l’allemand bleich, le grec blax, ou le celte blot, bleut ? De telles rencontres ne s’expliquent point par le hasard.

Il y a évidemment pour nos idiomes rustiques une source lointaine, antérieure à la conquête romaine ; mais il n’est pas facile encore d’en déterminer les éléments. Comme nous n’avons pas pour but aujourd’hui d’entrer dans ce vaste domaine, nous nous bornerons à signaler, avec quelques observations la triple origine la plus rapprochée, commune à tous nos idiomes. Le celtique ou gaulois, le latin, le teutonique ou allemand ont fourni à chacun un contingent plus ou moins considérable. Nous examinerons seule­ment d’une manière générale leurs rapports avec le patois vosgien.

  1. « Ce qu’il y a de sûr et ce qu’il est permis d’ad­mirer, c’est que en syncopant certains mots latins, fatum, gelu, picus, nasus, mutus, on trouve qu’ils ne sont que les radicaux romans fa, gel, pik, nas, et mut, affectés de la terminaison latine, et que ces mêmes radicaux romans ne sont eux-mêmes que les radicaux sanscrits fai, jal, pice, nas, mù. » (Charles Nisard).