Coup d’œil sur les patois vosgiens/04

IV

Ce ne serait pas une erreur de croire que le celtique a pu trouver quelque refuge dans les montagnes des Vosges pour y sauver, y perpé­tuer, comme à l’abri des chutes et des ruines de ce monde, quelques restes intacts de son voca­bulaire. Mais il ne faut pas s’y tromper ; si le patois vosgien a conservé un bon nombre de mots de la langue des Gaulois, il en est peu qui lui appartiennent en propre. On les retrouve en général dans la langue populaire de la France ou dans d’autres patois. Dia et huau, par exem­ple, d’origine gauloise, se disent par toute la France ; seuche, suie (patois vosgien) qui vient du celte seutche, (suth en irlandais), se retrouve dans le provençal sudgio et dans le languedocien sudgia.

En général aussi ils se sont conservés chez nous sous une forme assez pure. Toutefois il faut dire que dans l’état de nos connaissances du langage parlé sur notre sol avant l’invasion romaine, nous ne pouvons affirmer que nombre de mots patois dont l’origine est totalement in­connue jusqu’ici ou présumée latine, ne seront pas rendus un jour à la source celtique.

Voici quelques mots patois qui doivent s’y rapporter et dont l’étymologie est incontestable ; ils prouveront ce que nous avons avancé tout à l’heure.

Courti, courtis ou courtil, jardin clos, enclos champêtre. En basse latinité, il se dit curtis ou cortis, qui signifie comme villa un bien complet, les bâtiments, terres, bois et prés. Il vient de plus loin que la Gaule, puisqu’il se retrouve avec notre signification patoise dans le grec chortos. et qu’il paraît dans l’allemand sous la forme garten dont nous avons fait jardin, et dans le latin hortus. C’est ce mot courti qui a fourni ces noms de lieux si communs terminés en court : Houécourt, le domaine de Houël.

Torniole, coup, terme populaire et patois, usité dans beaucoup de provinces. Dorna, battre, dans la langue armoricaine ; dorn, frapper à coups de poings, en gaélique.

Leue, leuye, lieue. Les latins nous ont con­servé le mot gaulois sous la forme leuca, dont nos paysans ont adouci, suivant la règle de leur langage, la dernière syllabe par une féminine sourde. En breton léo, lev.

Bangard, garde-champêtre, et autrefois banward, comme on lit dans les coutumes d’Épinal. Ban, en irlandais signifie champ. Ward est d’o­rigine tudesque.

Brahte, boue. Brogh, écossais ; bragh, irlan­dais ; le vieux français disait bray, braie, brayeux : Sources moult brayeuses (Monstrelet). Bas-latin, braium, braiotum ; italien, brago. Le patois brahte paraît purement celtique.

Le mot brôde du Ban-de-la-Roche est une autre forme que possédait également l’ancien flamand brod et qu’à encore le languedocien braudo, fange, broutons, barbouillé. Le vieux français le connaissait ; on lit dans la Farce des cinq sens l’injure suivante que les yeux adressent au c… : Brodier ! lui disent-ils.

Le mot bodére, usité avec le même sens dans d’autres patois des Vosges, est aussi d’origine gauloise, bad, bod.

Blohhe, prune. Ailleurs beloce, belloce, blosse, bloche et belloche, sorte de prune sauvage, de prunelle.

Bouadla, babiller, jaser, du celtique bada, propos frivole et niais, baliverne. En breton bada, parler, agir comme un sot. C’est la racine de badaud, badiner, etc.

Mai, jardin ; on dit aussi moué et moua. An­cien français mets, mès, may.

Ehmoudi, plein d’émoi, forcené, fou. Le vieux français disait esmoi, surprise, inquiétude, et esmoier, être en peine. Ces mots ne viennent point du latin emovere, mais du celtique esmae. Dans le patois vosgien, la sifflante étymologique s se prononce la plupart du temps h fortement aspiré.

Basselle et basselotte, jeune fille ; ce dernier correspond au vieux français bachele et son di­minutif bachelette. On lit baisselette dans li Jus Adam, la plus ancienne comédie du Théâtre-Français. En patois, comme au moyen-âge, il a aussi le sens de servante.

La bourjoise si fut du moustier revenue,
La baisselle appela, et elle est accourue.

(Dict des trois pommes.)

En patois romand, baichot, baichotte ; en nor­mand, basse. On retrouve la racine de ce mot celtique dans l’irlandais, l’écossais, le gallois, le cornouaillais. Le bas-breton a encore bichan, petit ; d’où nous avons l’expression mon bichon, ma biche. Le mot kymrique est bach ; le gallois dit baç.

Nous avons encore la forme boyesse qui se rattache assurément à la même racine, « Bagasse dit M. Littré, est la forme italienne ou proven­çale, bagascia, bagassia, reprise en français, la forme ancienne était baasse, baiasse, ou baesse. » Ces deux derniers mots sont évidemment le nôtre, comme dans le premier se trouve le normand basse.

Je n’hésite pas non plus à croire que le même mot kymrique bach, petit, n’ait donné naissance à notre patois bassoter, baguenauder, s’occuper à des riens, à de petites choses, et qu’on ne doive rejeter l’analogie qu’il présente avec bèchoter, donner un petit labour. Le premier est éner­gique, naturel ; le second serait d’un sens indécis, peu clair, et tiré aux cheveux.

Brave, beau. C’est le sens primitif de ce mot qui est resté en Bretagne et qui est encore usité dans un grand nombre de patois ; on le trouve dans Molière avec le sens de bien mis. Nous disons aussi en patois vosgien brâment, au lieu de bravement, dans le sens de joliment, beau­coup.

Essart, lieu rempli de broussailles, terre nouvellement défrichée. Usité en Normandie, dans le Dauphiné et dans plusieurs autre patois.

Bannades, les deux grosses poches unies par un ruban que quelques femmes se mettent par dessous la robe ; ce mot signifie aussi les deux paniers attachés au bât de l’âne. Dans la vie de Saint-Remy (Bollandistes, 13 janvier), le mot benna a le sens de vase ou panier dans lequel on mettait des denrées et des bouteilles de cervoise. Les mots français benne, bane, bénate, etc. renferment tous l’idée de panier, de coffre d’o­sier.

Benna, cité comme mot gaulois par Festus, veut dire char d’osier. Or, dans les Vosges le mot banne sert encore à désigner un grand char d’osier, en forme de bateau, dans lequel on trans­porte le charbon de bois. Banne, en Normandie est employé dans le sens de tombereau.

Pour ne pas allonger la liste, nous ne citerons plus que les mots patois suivants d’origine cel­tique : lèche, tranche fort mince ; beugne, coup, (vieux français bugne et bigne) ; geline, geraine, poule ; colon, pigeon ; bouchot, bouc ; aria, tra­cas ; brut, bruit ; fau, hêtre ; graffigner, écorcher ; trôler, aller çà et là ; trimer, marcher vite et avec fatigue ; mitan, milieu ; sap, sapin ; seille, jatte ; bique, chèvre ; blaude, blouse ; maie, pé­trin ; ételle, morceau de bois ; triper, fouler aux pieds, murger, tas de pierres, etc., etc.

Le celte a donné autre chose que des mots aux idiomes modernes de notre pays ; il leur a infu­sé quelques-uns de ses caractères propres comme il en a laissé aux populations rustiques de la Lombardie qui furent primitivement gauloises. L’Essai de Biondelli sur les dialectes gallo-italiens nous montre en effet des rapports nombreux, très-frappants avec la langue française et nos patois de l’Est.

C’est à l’influence du gaulois sur le français que nous devons des sons et des procédés qui nous sont particuliers, comme le j et l’u qui nous viennent du kymrique, l’e muet et l’è très ouvert, et le t euphonique que nous a légués le gaéli­que, etc. Il est possible toutefois que celui-ci nous vienne du latin. L mouillé est encore un son très probablement kymrique.

Dans la langue celtique une chose fréquente est le déplacement de la voyelle avant ou après l’r, quand cette lettre suit une labiale : Bergentio pour Bregentio. Nos paysans disent encore au­jourd’hui berbis pour brebis, bertelles pour bre­telles, etc.

Ces quelques détails suffiront pour démontrer l’influence incontestable du celtique sur le patois de nos campagnes. Quand on aura mieux étudié les patois, qu’on les aura surtout scientifique­ment comparés, on verra ce qu’il faudra rabattre de prétendues origines latines. Autrement il faudrait prouver que le gaélique écossais, le gaé­lique irlandais, le gallois, l’armoricain qui sont les débris du vieux langage celtique ont admis la langue romaine au partage de leur nationalité. Cela est contraire à la vérité historique. S’ils ont possédé la Bretagne et l’Armorique, les Ro­mains n’ont jamais pénétré dans l’Irlande et dans l’Écosse, et dans ces quatre pays le fonds des langues qui y sont parlées est à peu près resté le même. Si donc elles offrent des rapports nom­breux, quant aux racines, avec le latin et avec le grec, il faut évidemment remonter à une plus haute origine, comme nous l’avons déjà dit, et y retrouver la source commune des langues modernes de l’Europe, sauf une seule peut-être, le basque.