Coup d’œil sur les patois vosgiens/01



COUP D’ŒIL


sur les


PATOIS VOSGIENS

I

L’étude des patois n’inspire plus comme jadis un injuste dédain. S’il n’est encore qu’un petit nombre de gens ingénieux qui savent y trouver une riche mine d’observations et de faits de langue, on peut du moins attirer l’attention et écrire sérieusement sur ces débris effacés des anciens dialectes français. Depuis quelques an­nées surtout les bibliophiles et les philologues se disputent dans les ventes publiques les livres patois ; ceux-ci disparaissent des librairies, aus­sitôt qu’arrivés. Nous pourrions citer tel éru­dit qui a composé une bibliothèque spéciale de tout ce qui s’est écrit et s’écrit chaque jour en patois et sur les patois ; dans cette vaste Babel, il sait voir autre chose que la confusion et il pré­pare à l’aide de ses richesses bibliographiques des travaux entièrement neufs sur les patois de la France[1].

M. Littré lui-même, membre de l’Institut, qui fait à lui seul le chef-d’œuvre des dictionnaires de la langue française, ne dédaigne pas de des­cendre dans les bas-fonds des langues rustiques du pays pour éclairer ses recherches.

Ce ne sont pas seulement des savants français qui sont entrés tour à tour dans cette carrière jusqu’ici mal explorée. L’Allemagne a publié aussi quelques volumes curieux sur nos patois.

Charles Nodier, lui, avait hâte de voir dispa­raître ce qu’il appelait des obstacles à l’unité de la pensée et de l’esprit français. Nous ne sommes pas, certes, de ceux qui regretteront absolument la disparition des patois, mais c’est avec peine que nous en verrions s’effacer les dernières traces, avant qu’on les ait recueillies. Il n’est que temps qu’on les retienne, qu’on les fixe dans des écrits spéciaux. Tous les jours les patois se transforment, s’adoucissent et perdent leur caractère primitif ; ils reculent devant les écoles, devant l’imprimerie, devant l’administration, devant l’unité du pays, devant toutes les nouveautés et les nécessités des temps modernes, et ce sont cependant des sources pour ainsi dire inexplorées, au point de vue des origines de notre belle langue.

Depuis le 16e siècle, où les études commencèrent à se porter vers ces origines, les philologues, après avoir tour à tour fouillé le grec, le latin, l’hébreu, le gaulois, le celte, le tudesque, le sanscrit même, après avoir vu rejeter un grand nombre de leurs conclusions, se sont enfin, de nos jours tournés vers le moyen-âge, qui est la transition entre l’époque du bouleversement des idiomes parlés sur notre sol et la constitution de la langue française. Placés sur ce terrain intermédiaire et plus sûr, ils ont déjà corrigé bien des erreurs. La philologie avait ignoré ou souvent oublié que Dieu a donné à tous les hommes dans tous les siècles, un génie propre de création dans l’expression de leurs idées et de leurs sentiments, que tout peuple dans la combinaison des divers éléments qui lui viennent du dehors, fait agir incessamment cette spontanéité toujours prête et vigoureuse qui transforme, crée ou renouvelle les signes aussi bien que les idées. Gustave Fallot, dans son ouvrage sur les patois, a excellemment démontré que le peuple n’attend pas les académies pour se faire sa langue. « Le peuple, tout inculte, tout ignorant qu’il est, dit-il, n’en est pas moins le premier artisan des langues, ou pour mieux dire, il en est l’artisan, par cela même qu’il manque de culture, qu’il ne s’assujétit pas aux règles de la grammaire, qu’il ne se soumet pas aux prescriptions de l’usage, et n’obéit qu’aux suggestions de ses propres instincts. C’est le peuple qui représente les forces libres et spontanées de l’humanité, et non point les classes exceptionnelles, les esprits façonnés par une éducation littéraire. C’est le rude, mais indépendant organe du peuple qui commence à marteler les mots de cet idiome informe et grossier à son début, qui dans un temps donné finit par se faire accepter par la société tout entière, comme l’interprète naturel de ses nouveaux besoins. »

Il a bien fallu se rendre à l’évidence, depuis que, scrutant les origines de la langue française, on a reconnu qu’il faut aussi les chercher dans les divers âges de notre histoire. Nous ajoutons aujourd’hui qu’il est nécessaire de puiser dans les couches profondes des divers dialectes français qui se parlent depuis 7 ou 8 siècles environ et ont dégénéré en patois. Là se trouve le complément indispensable des travaux linguistiques qui nous touchent de si près.

De telles recherches donnent à la science des points de vue nouveaux et infirment bien des conclusions tenues pour vraies jusqu’aujourd’hui. Elles peuvent encore avoir un but plus élevé. M. Littré disait déjà en 1846 : « Il ne serait pas inutile de chercher dans les différents patois ce qu’ils renferment de bon ; tout l’ancien français ne se trouve pas dans les livres et le parler po­pulaire fournirait un utile supplément. » C’est ainsi qu’avaient déjà pensé et agi Rabelais et Ronsard qui, pour enrichir notre langue litté­raire ne craignirent pas d’aller au fond des idiomes du peuple et d’en rapporter de nouveaux trésors. C’est sans doute suivant cette idée si juste et si naturelle que beaucoup de diction­naires modernes, loin d’être exclusifs comme la dédaigneuse Académie, ont admis sur le même pied d’égalité avec les termes nobles de la langue littéraire, un nombre immense de mots populaires et bourgeois qui se rient ainsi des vaines bar­rières qu’on leur oppose.

C’est la certitude qu’il y a là pour la philologie une tâche nouvelle, qui nous a engagé à faire sur les patois parlés dans la Lorraine, et particu­lièrement sur ceux des Vosges, des recherches spéciales dont nous donnerons l’idée dans une série d’articles. Notre intention est d’étudier le patois dans sa constitution grammaticale et lexicographique, dans son histoire, dans sa littéra­ture et dans ses rapports avec les caractères et les mœurs de ceux qui le parlent. Mais ici, dans ce journal, nous nous bornerons à l’examen de quelques points de notre idiome rustique, à ses caractères, à ses étymologies, à ses nombreuses variétés et aux publications auxquelles il a donné lieu.

  1. Que M. Burgaud des Marets nous permette au moins de le nommer dans une note. Ses conseils nous ont souvent guidé à travers la route nouvelle que nous suivons et son amitié nous a ouvert, comme si elle était la nôtre, la rare bibliothèque qu’il enri­chit chaque jour.