NRF – Gallimard (p. 35-83).

DEUXIÈME DIALOGUE


Le lendemain, à pareille heure je m’en fus de nouveau chez Corydon.

— J’ai bien failli ne pas venir, lui dis-je en entrant.

— Je savais que vous diriez cela, fit-il en m’invitant à m’asseoir — et que vous viendriez nonobstant.

— Vous êtes fin. Mais, s’il vous plaît, ce n’est pas le psychologue, c’est le naturaliste que je viens écouter aujourd’hui.

— C’est en naturaliste que je m’apprête à vous parler, rassurez-vous. J’ai rangé mes observations ; si je voulais les utiliser toutes, trois volumes n’y suffiraient pas ; mais, je vous le disais hier, j’écarte de parti pris les médicales ; non qu’elles ne m’intéressent pas, mais elles ne me requerront qu’ensuite. Mon livre n’en a pas besoin.

— Vous en parlez comme s’il était déjà tout écrit.

— Il est tout composé du moins ; mais la matière est foisonnante… Mon sujet tient en trois parties.

— L’histoire naturelle occupera donc la première.

— Qui va suffire à notre conversation d’aujourd’hui,

— Puis-je savoir déjà ce que nous réservera la seconde ?

— Si vous venez demain, nous parlerons histoire, littérature et beaux-arts.

— Après-demain ?

— C’est en sociologue et en moraliste que je m’efforcerai de vous contenter.

— Et ensuite ?

— Ensuite je vous dis adieu et je laisse la parole à d’autres.

— En attendant c’est vous que j’écoute. Commencez.

I

— J’avoue que je prends quelques précautions oratoires. Avant d’aborder la question, je cite Pascal et Montaigne.

— Qu’ont-ils bien à voir là-dedans ?

— Tenez : ce sont deux phrases que je veux épingler en épigraphe ; il me semble qu’elles posent la discussion sur un bon pied.

— Voyons ces citations.

— Vous connaissez celle de Pascal : J’ai grand-peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.

— En effet, j’ai dû voir cela.

— Je souligne le « j’ai grand-peur ».

— Parce que ?

— Il me plaît qu’il soit effrayé. Je m’assure qu’il y a de quoi.

— Et voyons le Montaigne.

Les lois de la conscience, que nous disons naître de la nature, naissent de la coutume.

— Je sais que vous avez de la lecture. On trouve ce qu’on veut, dans une bibliothèque bien faite, en cherchant bien. N’importe ! pour une ligne échappée à Pascal, et que vous interprétez comme il vous plaît, vous avez beau front de vous abriter derrière lui !

— Croyez que je n’avais que l’embarras du choix. J’ai copié de lui d’autres phrases qui montrent que je ne fausse pas sa pensée. Lisez.

Il me tendit un feuillet où les mots suivants étaient transcrits :

La nature de l’homme est tout nature, omne animal. Il n’y a rien qu’on ne rende naturel. Il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre.

— Ou si vous préférez :

Il me tendit un autre feuillet, où je lus :

Sans doute que la nature n’est pas si uniforme. C’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature ; et quelquefois la nature la surmonte, et retient l’homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise.

— Prétendez-vous que l’hétérosexualité soit simple affaire de coutume ?

— Non point ! Mais que nous jugeons selon la coutume en ne tenant pour naturel que l’hétérosexualité.

— Pascal serait flatté s’il savait à quelles fins vous le faites servir !

— Je ne pense pas dévoyer sa pensée. Il importe de comprendre que, là où vous dites « contre nature », le mot « contre coutume » suffirait. Persuadés de cela nous aborderons la question avec moins de prévention, je l’espère.

— Votre citation fait arme à deux tranchants ; je la peux rétorquer contre vous : importées d’Asie ou d’Afrique en Europe, et d’Allemagne, d’Angleterre ou d’Italie en France, les coutumes de pédérastie ont pu, de-ci de-là, nous contaminer quelque temps. Dieu merci ! le naturel et bon vieux fonds gaulois a toujours reparu, galant comme il convient, gaillard même au besoin, robuste[1].

Corydon s’était levé et marcha quelques instants par la chambre sans rien dire. Il reprit enfin :

— Cher ami, je vous en supplie, ne faites pas intervenir ici une question de nationalisme. En Afrique où j’ai voyagé, les Européens se sont persuadés que ce vice est admis ; l’occasion, la beauté de la race aidant, ils y donnent plus libre cours que dans leur pays d’origine ; cela fait que, de leur côté, les musulmans sont convaincus que ces goûts leur viennent d’Europe…

— Laissez-moi croire cependant que l’exemple et l’entraînement jouent leur rôle ; et les lois de l’imitation…

— Ne vous êtes-vous pas avisé qu’elles agissent aussi bien dans l’autre sens ? Souvenez-vous du mot profond de La Rochefoucauld : Il y a des gens qui n’auraient jamais aimé s’ils n’avaient entendu parler de l’amour. — Songez que, dans notre société, dans nos mœurs, tout prédestine un sexe à l’autre ; tout enseigne l’hétérosexualité, tout y invite, tout y provoque, théâtre, livre, journal, exemple affiché des aînés, parade des salons, de la rue. Si l’on ne devient pas amoureux avec tout ça, c’est qu’on a été mal élevé, s’écrie plaisamment Dumas fils dans la préface de la Question d’Argent. Quoi ! si l’adolescent cède enfin à tant de complicité ambiante, vous ne voulez pas supposer que le conseil ait pu guider son choix, la pression incliner, dans le sens prescrit, son désir ! Mais si, malgré conseils, invitations, provocations de toutes sortes, c’est un penchant homosexuel qu’il manifeste, aussitôt vous incriminez telle lecture, telle influence ; (et vous raisonnez de même pour un pays entier, pour un peuple) ; c’est un goût acquis, affirmez-vous ; on le lui a appris, c’est sûr ; vous n’admettez pas qu’il ait pu l’inventer tout seul.

— Je n’admets pas qu’il ait pu l’inventer s’il est sain, précisément parce que je ne reconnais ce goût pour spontané que chez les invertis, les dégénérés ou les malades.

— Eh quoi ! voici ce goût, ce penchant, que tout cache et que tout contrarie, qui n’a permission de se montrer ni dans les arts, ni dans les livres, ni dans la vie, qui tombe sous le coup de la loi dès qu’il s’affirme et qu’aussitôt vous clouez à un pilori d’infamie, en butte aux quolibets, aux insultes, au mépris presque universel…

— Calmez-vous ! calmez-vous ! Votre uraniste est un grand inventeur.

— Je ne dis pas qu’il invente toujours ; mais je dis que, lorsqu’il imite, c’est qu’il avait envie d’imiter ; que l’exemple flattait son goût secret.

— Décidément vous tenez à ce que ce goût soit inné.

— Tout simplement je le constate… Et me permettrez-vous de remarquer que ce goût, de plus, ne se peut guère hériter, pour cette spécieuse raison que l’acte même qui le transmettrait est nécessairement un acte d’hétérosexualité…

— La boutade est ingénieuse.

— Avouez qu’il faut que cet appétit soit bien fort, bien irrépressible, bien enfoncé dans la chair même, disons le mot : bien naturel, pour résister aux avanies et ne point consentir enfin à disparaître. Il ressemble, ne trouvez-vous pas, à un jaillissement continu qu’ici à grand-peine on aveugle, qui resurgit un peu plus loin, dont on ne peut sécher la source. Sévissez, vous aurez beau faire ! Comprimez ! Opprimez ! Vous ne supprimerez pas.

— J’accorde que, ces dernières années, les cas signalés par la presse sont devenus d’une déplorable fréquence.

— C’est-à-dire que, à la suite de quelques procès fameux, les journaux prennent le parti et l’habitude d’en parler. L’homosexualité paraît plus ou moins fréquente suivant qu’elle affleure plus ou moins au grand jour. La vérité c’est que cet instinct, que vous appelez contre nature, a toujours existé, à peu près aussi fort, dans tous les temps et toujours et partout — comme tous les appétits naturels.

— Redites-moi la phrase de Pascal : tous les goûts sont dans la nature…

Sans doute que la nature n’est pas si uniforme. C’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature ; et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct…

— Je commence à mieux vous comprendre. Mais, à ce compte-là, il vous faudra tenir pour naturels tout aussi bien le sadisme, l’instinct de cruauté, de meurtre, les instincts même les plus rares, les pires… et vous n’en serez guère plus avancé.

— Je crois, en effet, qu’il n’est aucun instinct qui ne se puisse autoriser de quelque coutume animale. Les félins ne goûtent point l’amour sans mêler la morsure aux caresses. Mais ici nous sortons du sujet ; d’autant plus que, je crois, et pour des raisons assez faciles à démêler, le sadisme accompagne plus volontiers l’hétérosexualité que l’uranisme… Disons pour simplifier, si vous le voulez bien, qu’il est des instincts sociaux et des instincts antisociaux. Si la pédérastie est un instinct antisocial, c’est ce que j’examine dans la seconde et la troisième partie de mon livre ; permettez-moi de différer la question. Il me faut tout d’abord, non point seulement constater et reconnaître l’homosexualité pour naturelle, mais bien encore tenter de l’expliquer et de comprendre sa raison d’être. Ces quelques remarques préliminaires n’étaient peut-être pas de trop, car, autant que je vous avertisse : ce que je m’apprête à formuler n’est rien de moins qu’une théorie nouvelle de l’amour.

— Peste ! Est-ce que vraiment l’ancienne ne vous suffisait pas ?

— Apparemment non, puisqu’elle tend à faire de la pédérastie une entreprise « contre nature »… Nous vivons, enfoncés jusqu’aux yeux et jusqu’à la cervelle dans une théorie de l’amour très vieille, très commune et que nous ne songeons plus à discuter ; cette théorie a pénétré fort avant dans l’histoire naturelle, faussé maint raisonnement, perverti mainte observation ; je crains d’avoir du mal à vous en dégager durant quelques instants de causerie…

— Essayez toujours.

— Aussi bien tout ce que je m’apprête à vous dire en dépend.

II

Il fit quelques pas jusqu’à sa bibliothèque contre laquelle il s’adossa.

— On a beaucoup écrit sur l’amour ; mais les théoriciens de l’amour sont rares. En vérité, depuis Platon et les convives de son Banquet, je n’en reconnais point que Schopenhauer.

M. de Gourmont a récemment écrit sur la matière…

— Je m’étonne qu’un esprit aussi délié n’ait pas su dénoncer ce refuge dernier du mysticisme ; que son scepticisme acharné n’ait pas su s’offusquer de ce qu’implique de finalité métaphysique cette théorie qui fait de l’amour le rêve de toute la nature, du désir de la pariade le ressort secret de la vie. Je m’étonne enfin que cet esprit parfois ingénieux n’ait pas su atteindre aussitôt aux conclusions que je m’apprête à vous dire. Son livre sur la Physique de l’amour est inspiré par l’unique souci de ravaler l’amour de l’homme au rang des pariades animales, souci que j’appellerai zoomorphique, digne pendant de l’anthropomorphisme qui savait retrouver les goûts et les passions de l’homme partout.

— Si vous sortiez votre nouvelle théorie.

— Je vous la dirai tout de go, sous sa forme monstrueuse et paradoxale d’abord. Nous y ferons par la suite quelques retouches. La voici donc : c’est que l’amour est une invention tout humaine ; c’est que l’amour, dans la nature, n’existe pas.

— Vous voulez dire, avec M. de Gourmont, que ce que nous appelons amour n’est de part en part qu’instinct sexuel plus ou moins bien dissimulé. Cela peut bien n’être pas juste, mais à coup sûr ce n’est pas neuf !

— Non, non ! Je dis que ces antithéistes qui prétendent remplacer Dieu par cette idole énorme qu’ils appellent « l’instinct universel de reproduction » sont d’étranges dupes. C’est l’alphysique de l’amour que nous propose M. de Gourmont. Je prétends, moi, que ce fameux « instinct sexuel » qui précipite irrésistiblement un sexe vers l’autre, est de leur construction, que cet instinct n’existe pas.

— N’espérez pas m’intimider par votre ton péremptoire. Que peut signifier cette négation de l’instinct sexuel ? à l’heure où la théorie même de l’instinct, sous ses formes les plus générales, est remise en cause et en question, par Lœb, Bohn, etc.

— Je ne présumais pas que vous connussiez les minutieux travaux de ces messieurs.

— J’avoue que je ne les ai point tous lus.

— Aussi bien n’était-ce pas à un savant que je m’adressais, mais à vous, chez qui je flaire certaine ignorance en matière d’histoire naturelle… Oh ! ne vous défendez pas : cette ignorance vous est commune avec plus d’un littérateur. Ni ne pouvant subtiliser, ni ne pouvant prétendre exposer en quelques phrases les limites, d’ailleurs fort incertaines, où il sied de cantonner le mot « instinct », et sachant qu’il plaît à certains de voir dans les mots « instinct sexuel » une force impérative catégorique et précise agissant, comme tel autre instinct, avec la netteté d’un mécanisme infaillible[2], et à quoi, dit M. de Gourmont, « l’obéissance est inéluctable », je vous dis avec assurance : non, cet instinct n’existe pas.

— Je vois que vous jouez sur les mots. En réalité, dit fort sagement votre Bohn, dans un petit livre tout frais paru, le danger est non pas de se servir du mot « instinct » mais de ne pas savoir ce qu’il peut y avoir derrière ce mot, et de s’en servir comme d’une explication[3]. Je l’accorde. Vous admettez tout de même l’instinct sexuel et, parbleu, vous ne pouvez faire autrement ; simplement vous niez que cet instinct ait cette automatique précision que certains lui prêtent.

— Et que naturellement il perd de plus en plus à mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale.

— De sorte, direz-vous, qu’il n’est jamais plus indécis que chez l’homme.

— Nous ne parlerons pas de l’homme aujourd’hui.

— Précis ou non, cet instinct s’est transmis ; il a joué un rôle et s’y est montré suffisant.

— Oui : suffisant… tout juste.

Il s’arrêta ; mit son front dans sa main ; sembla quelques instants chercher à rassembler ses pensées ; puis relevant la tête, il reprit :

— Sous ces mots « instinct sexuel » vous comprenez un faisceau d’automatismes ou tout au moins de tendances, assez solidement liées dans les espèces inférieures, mais qui, tandis que vous montez les degrés de l’échelle animale, de plus en plus facilement et de plus en plus souvent se dissocient.

Pour maintenir en faisceau ces tendances, il faudra souvent telles concomitances, telles connivences, telles complicités que je vous exposerai par la suite — et sans le concours desquelles le faisceau se défait, laissant s’éparpiller les tendances. Cet instinct n’est pas homogène, si je peux dire ; car la volupté qu’entraîne, chez l’un et l’autre sexe, le geste de la fécondation n’est pas, vous le savez, nécessairement et exclusivement liée à ce geste.

Que, dans le cours de l’évolution, la volupté précède la tendance ou la suive, c’est ce qui ne m’importe pas à présent. J’admets volontiers que le plaisir accompagne chaque acte où s’affirme l’activité vitale, de sorte que, dans l’acte sexuel, par où s’opère la plus grande dépense à la fois et la perpétuation de la vie, le plaisir atteint à l’orgasme… Et sans doute cette besogne de créateur, si coûteuse pour l’individu, ne serait-elle pas obtenue sans cette insigne récompense — mais le plaisir n’est pas à ce point lié à sa fin, qu’il ne s’en puisse disjoindre[4], qu’il ne s’émancipe aisément. La volupté dès lors est recherchée pour elle-même, sans souci de la fécondation. Ce n’est pas la fécondation que cherche l’animal, c’est simplement la volupté. Il cherche la volupté — et trouve la fécondation par raccroc.

— Sans doute il ne fallait rien de moins qu’un uraniste pour découvrir la belle vérité que voilà.

— Peut-être en effet y fallait-il quelqu’un que gênât la théorie régnante. Remarquez je vous prie que Schopenhauer et Platon ont compris qu’ils devaient, dans leurs théories, tenir compte de l’uranisme ; ils ne pouvaient faire autrement ; Platon lui fait, même, la part si belle que je comprends que vous en soyez alarmé ; quant à Schopenhauer, de qui la théorie prévaut, il ne le considère que comme une manière d’exception à la règle, exception qu’il explique spécieusement, mais inexactement, comme je vous le montrerai par la suite. En biologie, comme en physique, je vous avoue que les exceptions me font peur ; mon esprit s’y achoppe, comprend mal une loi naturelle qui n’englobe que sous réserves, une loi qui permette, qui contraigne d’échapper.

— De sorte que l’outlaw que vous êtes…

— … peut accepter d’être mis à l’index, honni par les lois humaines, les coutumes de son temps et de son pays ; mais point de vivre en marge de la nature ; par définition cela ne se peut point ; s’il y a des marges ici, c’est que l’on a posé le cadre trop tôt.

— Et pour votre commodité particulière, vous placez le cadre en deçà, non plus au delà de l’amour. Parfait ! Peut-on vous demander sans impertinence si vous avez imaginé cela tout seul ?

— Certains m’y ont aidé. La lecture de Lester Ward, par exemple, éveilla mon idée, ou plutôt l’aida beaucoup à se préciser. N’ayez crainte : je vais m’expliquer ; et j’espère vous montrer enfin que ma théorie, non seulement n’a rien de subversif, mais même qu’elle confère ou rend à l’Amour cette dignité éminente qu’il plaisait à M. de Gourmont de lui ôter.

— De mieux en mieux ! Je vous écoute… Mais vous disiez : la lecture de… ?

— Lester Ward est un économiste-biologiste américain, défenseur de la théorie gynécocentriste. Je vous exposerai d’abord ses idées ; avec lui, mais à son insu, nous entrons dans le cœur du sujet.

III

L’androcentrisme, à quoi Lester Ward oppose son gynécocentrisme, est à peine une théorie, ou, si c’en est une, elle est à peu près inconsciente ; l’androcentrisme est l’usage, communément suivi par les naturalistes, qui consiste à considérer le mâle comme le représentant type de chaque espèce animale, à le mettre en avant dans les descriptions qu’on en donne, à ne faire passer la femelle qu’en second.

Or Lester Ward part de ce point qu’au besoin la Nature pouvait se passer du mâle.

— Il est aimable.

— J’ai trouvé dans Bergson, que je sais que vous admirez, une phrase qui répond à votre interjection : La génération sexuée, dit-il dans son Évolution Créatrice, n’est peut-être qu’un luxe pour la plante (page 130). La femelle, elle, est indispensable. L’élément mâle, écrit Lester Ward, fut ajouté à un certain stade… dans le seul but, ajoute-t-il sagacement, d’assurer le croisement des germes héréditaires. La création de l’élément mâle a été le premier jeu, le premier sport de la nature.

— Enfin, sport ou pensum, le mâle est là ; où prétend le reléguer votre gynécocentriste ?

— Force m’est de prendre sa pensée par tous les bouts à la fois. Tenez ! je crois que ce passage vous éclairera le pourquoi de la théorie.

Il prit un feuillet et lut :

La couleur normale des oiseaux est celle des petits et de la femelle ; la couleur du mâle est le résultat de son excessive variabilité. Les femelles ne peuvent pas varier ainsi, elles représentent le centre de gravité du système biologique. Elles sont ce « pouvoir obstiné de permanence » dont parle Gœthe. La femelle non seulement est le type de la race, mais encore, toute métaphore à part, elle est la race[5].

— Je ne vois rien là de bien curieux.

— Écoutez un autre passage : Le changement, ou progrès, comme on peut l’appeler, s’est produit exclusivement chez le mâle, la femelle ne subissant pas de modification. C’est pourquoi l’on dit si souvent que la femme représente l’hérédité et le mâle la variation. Et Ward cite la phrase de W. K. Brooks que voici : L’ovum est le milieu matériel par lequel la loi de l’hérédité se manifeste tandis que l’élément mâle est le véhicule par lequel de nouvelles variations sont ajoutées[6]. Excusez le style : je n’en suis pas responsable.

— Allez toujours ! Je n’y prête plus attention dès que ce que l’on dit m’intéresse.

— Ward prétend inférer de tout cela la supériorité de l’élément femelle. L’idée que le sexe féminin est naturellement et réellement le sexe supérieur paraît incroyable, écrit-il, et seuls les plus libéraux et les plus émancipés, possédant de sérieuses connaissances biologiques, sont capables de s’en rendre compte. Laissons-le dire. Si je me refuse à « me rendre compte de cela, c’est que l’idée de supériorité me paraît peu philosophique. Il me suffit de bien comprendre cette différenciation des rôles, et je suppose que vous la comprenez comme moi.

— Continuez.

— À l’appui de ce qu’il avance, Ward entreprend une sorte d’histoire de l’élément mâle dans les espèces animales à travers les divers degrés de leur évolution. Si vous le permettez, nous allons le suivre un instant. Il peint cet élément, douteux d’abord, à peine différencié dans l’hermaphrodisme des cœlentérés ; puis distinct, mais minuscule parasite d’une femelle cinquante ou cent fois plus grosse, cramponné à elle, et qu’elle porte, simple instrument de fécondation, à la manière dont certaines femmes sauvages portent, pendu à leur cou, un phallus.

N’ayant jusqu’alors jamais entendu parler de ces monstruosités, je m’étonnai :

— C’est sérieux, cette histoire naturelle ? Votre Ward vient de loin ; peut-on le croire sur parole ?

Il se leva et se dirigeant vers sa bibliothèque :

— Ces espèces animales et leurs mœurs sont connues depuis longtemps. L’auteur de Peter Schlemihl, le délicat Chamisso, fut un des premiers à s’occuper d’elles. Voici deux volumes de Darwin qui datent de 1854, entièrement consacrés à l’étude des cirripèdes, ordre d’animaux que longtemps on n’a pas séparé des mollusques ; la plupart des cirripèdes sont hermaphrodites, mais pourtant, d’après Darwin, il existe dans quelques genres de ceux-ci des mâles nains, extraordinairement simplifiés jusqu’à n’être plus que juste ce qu’il faut pour leur fonction ; porte-semence sans plus de bouche ni d’appareil digestif, on en trouve deux, trois ou quatre sur chaque femelle. Darwin les appelle : mâles complémentaires. Ils sont également fréquents chez certains genres de crustacés parasites. Voyez, me dit-il en ouvrant une énorme zoologie : ceci vous représente la hideuse femelle du chondracanthus gibbosus, avec son mâle nain fixé sur elle…

Mais je ne retiendrai de ces études que ce qui peut instruire ma théorie. Dans ce livre où je l’expose, je montre que l’élément mâle, après avoir commencé par être complémentaire tout entier, garde en lui, et tend à garder de plus en plus, de la matière disponible, inemployée pour le profit de l’espèce, modifiable selon l’individu — de la matière à variations.

— Je ne vous suis plus ; vous allez trop vite.

— Lester Ward va vous aider : Dans les ordres inférieurs, remarque-t-il, un excès du nombre des mâles sur celui des femelles est le fait normal. — Oui, mais à mon tour je remarque ceci : que dans ces espèces inférieures où prédomine le nombre des mâles, le mâle n’a d’autre fin que cette procréation ; qu’il y vient expirer sans plus. Le luxe était alors dans le nombre d’individus, puisque, pour féconder une femelle, un mâle unique suffisait ; ici déjà nous trouvions déchet, surabondance et, sous forme d’individus, matière inemployée pour le profit de l’espèce ; luxe, gratuité. À mesure que, dans l’échelle animale, le nombre des individus mâles, proportionnellement à celui des femelles, se réduit, cette gratuité, ce luxe se concentrent pour ainsi dire : l’individu les réalise en soi. Le postulat de Ward reste le même : Il importe qu’aucune femelle ne risque de demeurer infécondée. De là surproduction constante[7] de l’élément mâle — surproduction des mâles, et surproduction de la matière séminale. Mais tandis que la femelle, fût-ce avec un seul œuf, est accaparée par la race aussitôt la fécondation accomplie, le mâle, lui, reste disponible, riche d’une force dont bientôt il va jouer.

— Sans doute aura-t-il besoin de cette force pour protéger la race et pour subvenir aux besoins de la femelle, tandis que le souci de la race immobilise celle-ci ?

— Permettez que j’appelle encore Ward à la rescousse : Rien n’est plus faux, écrit-il, que cette opinion souvent répétée, sous l’inspiration de la théorie androcentrique, que les mâles dits « supérieurs » consacrent cette force nouvellement acquise à protéger et à nourrir la femelle et les petits. Suivent des exemples. Les voulez-vous ?

— Vous me prêterez le livre. Avançons.

— Pas trop vite. Le terrain n’est pas encore foulé.

Il remit en place les deux volumes de Darwin, vint se rasseoir, reprit plus calme :

Il importe qu’aucune femelle ne reste infécondée ; oui ! mais un seul mâle suffit à féconder une femelle ; que dis-je ! un seul jet de liqueur, un seul spermatozoïde y suffit ! Or partout l’élément mâle domine. Or le nombre des mâles domine, tant que le mâle s’épuise dans la procréation ; or, tandis que le nombre proportionnel des mâles se restreint, chaque mâle devient capable de féconder un plus grand nombre de femelles. Quel est ce mystère admirable ? Avant d’en étudier la cause, c’en sont les conséquences que je voudrais vous montrer.

IV

Le premier résultat, dans les espèces inférieures, le résultat fatal, c’est que, si la femelle (comme il advient, avons-nous dit, chez les cirripèdes par exemple) ne se laisse pas habiter par plusieurs mâles à la fois (et encore n’en héberge-t-elle qu’un tantième dérisoirement insuffisant, et n’en épouse-t-elle qu’un seul) — le résultat nécessaire c’est que voici un nombre considérable de mâles qui ne connaîtront pas l’amour… normal, à qui le coït est interdit ; nombre considérablement plus grand que celui des mâles qui pourront « normalement » se satisfaire.

— Passons vite aux espèces chez qui la proportion des mâles diminue.

— Chez ceux-ci la puissance procréatrice augmente, et le problème, au lieu de se poser à la masse, se propose à l’individu. Mais le problème reste le même : surabondance de matière procréatrice ; plus de semence, infiniment plus de semence que de champ à ensemencer.

— Je crains que vous ne fassiez tout bonnement le jeu des néo-malthusiens : les mâles copuleront plusieurs fois avec la même femelle ; plusieurs mâles avec une femelle…

— Mais la femelle, d’ordinaire, aussitôt après la fécondation se tient coite.

— Je vois que vous parlez des animaux.

— Dans les espèces domestiques la solution est simple : on garde un étalon par troupeau, un coq par poulailler, et le reste des mâles on le châtre. La Nature, elle, ne châtre pas. Voyez, chez les castrats, cette inutile et déplaisante bouffissure que vont former les tissus de réserve : bœufs, chapons, ne sont plus bons que pour nos tables. La castration fait du mâle une manière de femelle : il en prendra le type, ou pour mieux dire : le gardera. Or, tandis que, chez la femelle, cette matière de réserve est aussitôt employée pour la race, que devient-elle donc chez le mâle non châtré ? Matière à variations. Voici la clef, je crois, de ce qu’on appelle le dimorphisme sexuel, qui, dans à peu près toutes les espèces dites « supérieures », fait du mâle un être de parade, de chant, d’art, de sport, ou d’intelligence — de jeu.

— J’ai noté dans Bergson, continua-t-il en fouillant ses papiers, un remarquable passage qui, me semble-t-il, peut éclairer encore mieux la question… Ah ! le voici : il s’y agit de l’opposition des deux ordres de phénomènes que l’on constate dans les tissus vivants, anagénèse d’une part, catagénèse de l’autre. Le rôle des énergies anagénétiques, dit-il, est d’élever des énergies inférieures à leur propre niveau pour l’assimilation des substances organiques. Elles construisent les tissus. Au contraire… Pour la catagénèse la définition est moins frappante ! mais vous avez déjà compris : anagénétique le rôle de la femelle ! catagénétique le rôle du mâle. La castration, en faisant triompher chez le mâle une force anagénétique sans emploi, montre combien la dépense gratuite lui est naturelle.

— Pourtant ce surcroît d’éléments ne peut, chez les mâles non châtrés, prêter matière à variations qu’à condition, je pense, de n’être pas dépensé au dehors. Je veux dire : cette variation est sans doute en relation directe avec le plus ou moins de chasteté.

— Je ne crois pas qu’il faille chercher ici un enseignement. Les plus sages zootechniciens limitent la dépense de l’étalon à une saillie par jour ; mais, lorsque celui-ci s’épuiserait dès son plus jeune âge dans un nombre d’assauts irréglés, il y perdrait sans doute sa vigueur, mais non point aucun des caractères de son dimorphisme[8]. Inhibée chez l’animal châtré, la force catagénétique, chez le mâle entier se taille la première part.

— Je songeais aux ténors qui compromettent dans l’amour leurs notes extrêmes…

— Tout au plus peut-on dire que ces caractères dimorphiques n’atteignent leur plus belle ampleur, dans les espèces dites « supérieures », que lorsque la dépense séminale est réduite à son minimum. La chasteté, par contre, n’est pas de grand profit pour la femelle ; aucune force catagénétique ne trouvera jamais matière à variations dans ce qu’elle dérobe à la race… Tiens ! je trouve à côté de ma citation de Bergson, un passage extrait du discours de Perrier à la séance annuelle des cinq Académies de 1905. Il ne dit rien de bien particulier, mais…

— Lisez-le.

… Si les œufs peuvent s’emparer de ces réserves, chez les animaux inférieurs, avec une telle avidité qu’ils détruisent l’être dans lequel ils sont nés, on comprend qu’ils s’opposent à tout développement inutile chez les animaux supérieurs, et c’est pourquoi le sexe féminin garde si souvent la livrée des jeunes individus que l’autre sexe ne fait que traverser. Tout ceci se coordonne donc parfaitement.

— Anagénèse.

— Tout semble au contraire contraste, contradiction, paradoxe quand il s’agit du sexe masculin. Ce sexe a pourtant lui aussi sa caractéristique. Ces brillants atours, ces prestigieux moyens de séduction ne sont, en somme, qu’un vain étalage de parties mortes, le signe d’une dépense inconsidérée, d’une prodigalité démesurée de l’organisme, la marque d’un tempérament qui extériorise, mais ne connaît pas l’économie.

— Catagénèse ! Oh ! Catagénèse furieusement !…

— Les somptueuses couleurs des papillons ont pour siège de menues écailles, élégantes sans doute, mais sans aucune vie… Les couleurs des oiseaux se développent dans leurs plumes qui sont tout à fait mortes, etc. Je ne puis vous lire tout le discours.

— Eh ! N’est-ce pas ainsi que l’efflorescence de la sculpture et de la peinture, de l’art enfin, se développe sur ces parties des temples grecs et des cathédrales, qui précisément avaient cessé d’être utiles ?

— Oui, c’est ainsi qu’on explique la formation des triglyphes et des métopes, par exemple. Ne peut être asservi à la finalité esthétique que ce qui échappe à l’asservissement utilitaire, pourrait-on dire. N’insistons point ; cela nous distrairait.

Le sexe féminin, conclut Perrier, est donc en quelque sorte le sexe de la prévoyance physiologique ; le sexe masculin, celui de la dépense luxueuse, mais improductive…

— N’est-ce pas ici que la sélection intervient ? Darwin ne nous apprend-il pas que tout comme le chant des rossignols, ces belles couleurs, ces formes surprenantes ne sont là que pour attirer la femelle ?

— Ici je rouvre Ward. Excusez tant de citations, mais la théorie où je m’aventure est hardie et je m’assure de quelques points d’appui :

La femelle est la gardienne des qualités héréditaires. La variation peut être excessive… elle a besoin d’être réglementée. La femme est le balancier de la nature…

Et ailleurs : Tandis que la voix de la Nature, parlant au mâle sous la forme d’un vif intérêt appétitif, lui dit : féconde ! elle donne à la femelle un ordre différent et lui dit : choisis !

À vrai dire je me méfie de cette « voix de la nature ». Chasser Dieu de la création et le remplacer par des voix, la belle avance ! Cette éloquente Nature m’a tout l’air d’être celle qui avait « horreur du vide ». Cette sorte de mysticisme scientifique me paraît bien autrement néfaste à la science que la religion… N’importe ! Prenons le mot « voix » dans son sens le plus métaphorique, encore nierai-je que cette voix dise au mâle : féconde, qu’elle dise à la femelle : choisis. Elle dit, à l’un comme à l’autre sexe : « jouis », simplement ; c’est la voix de la glande qui demande qu’on l’exonère, des organes qui réclament emploi — organes qui sont bien conformés selon ce que leur précise fonction exige, mais que le seul besoin de volupté guidera. Rien de plus.

Quant au prétendu choix de la femelle, il est moins coûteux, logiquement parlant, de l’admettre ; mais, la plupart du temps, c’est le plus apte mâle qui l’emporte et qu’elle est bien forcée de choisir — par élimination.

Il se tut un instant, comme embarrassé ; ralluma la cigarette qu’il avait laissé éteindre, puis :

— Nous avons examiné sommairement les conséquences de la surproduction de l’élément mâle (et je me propose d’y revenir dans la seconde partie de mon livre, que je vous exposerai demain s’il vous plaît) ; nous allons à présent en chercher la cause.

V

J’appelle prodigalité toute dépense hors de proportion avec le résultat obtenu. Quelques pages de mon livre s’occuperont ici, d’une manière générale, de la prodigalité dans la Nature. Prodigalité dans les formes ; prodigalité dans le nombre. Ne nous occupons que de cette dernière aujourd’hui. Surnombre des œufs d’abord ; puis surabondance de la matière séminale.

La grande doris blanche (sorte de limace de mer) pond environ 600 000 œufs (calcule Darwin, qui ajoute qu’il croit être resté fort au-dessous de la vérité). Cependant, dit-il, cette espèce de doris n’est certainement pas commune, car, bien que je fusse constamment occupé à chercher sous les pierres, je n’en ai vu que sept[9]. Car cette prodigalité dans le nombre des œufs n’implique nullement la grande diffusion de l’espèce en faveur de laquelle elle s’exerce ; elle semble souvent au contraire impliquer une difficulté de réussite proportionnelle à la prodigalité déployée. Mais, dit plus loin Darwin, aucune erreur n’est plus répandue chez les naturalistes que celle-ci, à savoir : que le nombre des individus d’une espèce dépend de la puissance de propagation de cette espèce[10]. Il est permis de supposer qu’avec quelques cents d’œufs de moins, l’espèce doris se serait éteinte.

Darwin parle ailleurs de ces nuées de pollen que le vent enlève aux conifères qu’il secoue, de « ces épaisses nuées de pollen, pour que quelques grains seulement puissent tomber par hasard sur les ovules ». Si l’on prêtait au grain de pollen un instinct qui le guidât vers l’ovule, rien n’expliquerait, rien n’excuserait une profusion pareille. Mais, peut-être, avec une moindre proportion de l’élément mâle, le mystérieux acte de la fécondation fût-il resté par trop chanceux[11].

La surabondance à peu près constante de l’élément mâle[12] dans la nature, ne trouverait-elle donc pas son explication, sa raison d’être, dans quelque indécision de l’instinct sexuel (si pourtant j’ose accoler ces deux mots : indécision et instinct) ? N’aurons-nous pas à constater tout à l’heure que l’impérativité de cet instinct demeure quelque peu ambiguë ? Et la Nature ne sera-t-elle pas comparable à un tireur qui, connaissant sa maladresse, par grande crainte de manquer le but, fait suppléer à la justesse de son tir l’abondance ?

— Je ne vous croyais pas finaliste.

— En effet, le : pourquoi ? m’occupe moins que le : comment ? Mais il est souvent assez malaisé de démêler les deux questions. La nature forme un réseau sans commencement ni fin, une suite ininterrompue de chaînons qu’on ne sait dans quel sens saisir ; et rien ne reste plus problématique que de savoir si chacune des mailles trouve sa raison d’être dans celle qui précède ou dans celle qui suit (si tant est qu’elle ait une « raison d’être ») et si le livre entier de la Nature, pour être bien compris, ne doit pas être lu à l’envers — c’est-à-dire si la dernière page n’est pas l’explication de la première, le dernier chaînon le secret motif du début… Le finaliste est celui qui lit le livre à l’envers.

— Par pitié pas de métaphysique !

— Vous voulez le chaînon qui précède ? Vous tiendrez-vous pour satisfait si quelque biologiste vient nous répondre que la cause de la surproduction des mâles est dans l’insuffisance de nourriture — après avoir préalablement prouvé… par exemple ceci : que la surabondance d’aliments tend à produire la plus grande proportion de femelles (je ne sais du reste si cela est dûment constaté[13]), mais que jamais cette surabondance d’aliments ne se trouve réalisée à l’état naturel, ou tout au moins jamais longtemps ; car, supposez cette surabondance, et que d’après cette théorie, elle amène une surproduction de femelles : ou bien un certain nombre d’entre elles courrait risque de demeurer infécondé (ce qui est contraire au premier postulat de Ward) ; ou bien, dans le cas où elles porteraient toutes, dès la génération suivante la surproduction d’individus entraînerait l’insuffisance de nourriture, qui entraînerait à son tour la plus grande proportion des mâles ; et en deux générations l’équilibre serait rétabli. Car on peut supposer en principe que, dans la Nature, et sans l’intervention de causes décimantes, il n’y a jamais trop de nourriture, qu’il y a toujours le plus grand nombre de bouches possible mangeant au même râtelier. — Cette explication vous plaît-elle ?

— Tout de même… essayons du maillon qui suit.

— Prenons la chaîne par l’autre bout : Si je constate que l’instinct sexuel est insuffisant, oui : d’une précision insuffisante pour garantir la perpétuation de l’espèce, le surnombre des mâles peut être considéré comme une précaution nécessaire…

— Disons plutôt que les espèces où le nombre des mâles est demeuré insuffisant se sont éteintes.

— Si vous voulez. Ayant fait route en sens inverse, finaliste et évolutionniste se retrouvent à ce même point. Le surnombre des mâles est nécessaire à la perpétuation de la race parce que l’instinct sexuel est insuffisant.

— C’est le point qui reste à démontrer.

— Nous allons tout à l’heure constater son insuffisance dans la Nature ; mais je voudrais auparavant rechercher avec vous les causes possibles de cette flagrante insuffisance, et circonvenir mon sujet. Avançons pas à pas.

— Je vous suis. Vous disiez donc : Avec une moindre proportion de l’élément mâle, l’acte de la fécondation fût demeuré par trop chanceux…

— Il reste une entreprise hardie. Deux éléments sont là : mâle et femelle, qu’il s’agit de conjoindre ; et cela sans autre argument que celui de la volupté. Mais pour obtenir la volupté cette conjonction des deux sexes n’est pas indispensable. Sans doute le mâle est nécessaire pour féconder la femelle ; mais la femelle n’est pas indispensable pour donner contentement au mâle. Et ce fameux « instinct sexuel » peut bien dicter à l’animal l’automatisme par lequel s’obtiendra la volupté, mais son indication est si flottante que, pour obtenir à la fois la procréation, la Nature devra recourir à d’aussi subtiles ruses, parfois, que pour les aventureuses fécondations des orchidées.

— Vous reparlez en finaliste.

— Permettez : la création est là ; je ne sais si elle pouvait ne pas être ; mais elle est. Il ne s’agit que de l’expliquer avec le moins de frais possible. Nous avons devant nous des races d’êtres que la reproduction perpétue, qui ne peuvent se reproduire que par la fécondation. C’est, dis-je, une entreprise difficile ; la partie est témérairement engagée et les chances de déconvenue sont si redoutables que ce surnombre des mâles était sans doute nécessaire pour parer au nombre des fiascos.

— Vous voyez bien que l’intention de la Nature reparaît.

— Ma métaphore vous a trompé. Il y a peut-être un Dieu ; il n’y a pas d’intention dans la Nature ; je veux dire que, s’il y a intention, elle ne peut être que de Dieu. Il n’y a pas d’intention dans la volupté, qui seule invite au geste par lequel la procréation sera possible ; mais qu’elle ait ou non précédé ou suivi la tendance, elle s’émancipe, vous dis-je, ne voit plus rien au delà d’elle et se suffit[14].

N’est-ce pas Chamfort qui réduisait l’amour au « contact de deux épidermes » ?

— Et à « l’échange de deux fantaisies ».

— Laissons à l’homme la fantaisie ; aux animaux la seule volupté du contact.

— Irez-vous jusqu’à dire que l’instinct sexuel s’y réduit ?

— Non ! mais que, sans le secours d’expédients dont je vais tout à l’heure parler, il n’est pas sûr — ainsi que vous le disiez par boutade — il n’est pas toujours assuré que le mâle eût choisi la femelle, obtenu la fécondation. C’est là, vous dis-je, une entreprise ardue, et la Nature n’y parviendra pas sans l’intervention d’adjuvants.

VI

Trop nouvelle pour mon goût, cette théorie m’avait désarçonné d’abord ; mais me ressaisissant aussitôt :

— Parbleu ! Vous voulez rire ! Pas d’instinct sexuel, Corydon ! Je ne suis pas grand clerc en histoire naturelle, il est vrai, et me reconnais mal enclin à l’observation, mais, à la campagne où je passe les mois d’automne en chasseur, j’ai vu des chiens, venus du village voisin distant de plus d’un kilomètre, passer la nuit entière à ma barrière, aboyant amoureusement ma chienne…

— Cela doit bien gêner votre sommeil.

— Heureusement que cela ne dure qu’un temps.

— Tiens ! Pourquoi ?

— Ma chienne, Dieu merci, ne reste pas longtemps en chaleur.

Je regrettai aussitôt ma phrase, car il prit en l’entendant un air narquois qui me fit peur. Mais je m’étais trop avancé pour ne pas continuer à répondre lorsqu’il continua :

— Cet état dure… ?

— La semaine environ.

— Et la prend ?

— Deux fois par an, trois fois peut-être…

— Et en dehors de ces époques ?

— Corydon, vous m’impatientez ! Que voulez-vous me faire dire ?

— Qu’en autre temps les chiens laissent la chienne tranquille, ce que vous savez tout comme moi. Qu’en dehors de l’époque des règles, il n’est pas possible de faire couvrir une chienne par un chien (ce qui n’est déjà pas si facile en temps propice, soit dit en courant) — d’abord parce que la chienne s’y refuse, ensuite parce que le mâle n’en éprouve nullement le désir[15].

— Eh ! n’est-ce pas précisément que l’instinct sexuel les avertit qu’alors la fécondation ne pourrait avoir lieu ?

— Voilà des animaux bien renseignés ! Et sans doute c’est par vertu que vos chiens savants s’abstiennent en temps ordinaire ?

— Nombreux sont les animaux qui ne pratiquent l’amour qu’en temps de rut.

— Vous voulez dire : dont les femelles ne pratiquent l’amour… Car, s’il est, à parler poétiquement, une saison de l’amour, il n’est pas, à proprement parler, d’époques pour les mâles (et plus spécialement les chiens dont nous nous occupons présentement, et plus généralement les animaux domestiques, se soucient assez peu des saisons). Pour le mâle toute époque est bonne ; pour la femelle, celle de ses règles uniquement. Et le mâle ne la désire qu’alors[16]. Ne serait-ce pas que ce qui attire ici le mâle, c’est l’odeur que répand alors la femelle[17] ? Ne serait-ce pas ce parfum, et non proprement votre chienne, qui faisait accourir du village voisin les chiens à l’odorat subtil et qui les maintenait en éveil, bien qu’ils ne pussent approcher… ?

— C’est l’un et l’autre ; l’un avec l’autre ; et comme le parfum n’existerait pas sans la chienne…

— Mais si, pourtant, après avoir constaté que la chienne n’excite pas le chien sans ce parfum, nous constatons que ce parfum excite le chien, indépendamment de la chienne, n’aurons-nous pas fait une manière d’experimentum crucis dont se satisferait Bacon ?

— Quelle expérience saugrenue proposez-vous là ?

— Celle que Rabelais nous raconte obscènement, c’est-à-dire avec précision, dans le livre second de son Pantagruel (chap. xxii). Nous y lisons que Panurge, pour se venger des rigueurs d’une dame, s’empare d’une chienne en chaleur, la charcute, arrache ses ovaires et, les ayant bien triturés, en fait une manière d’onguent qu’il répand sur la robe de la cruelle. Ici je cède la parole à Rabelais.

Et s’étant levé, Corydon alla chercher dans sa bibliothèque le livre dont il me lut ce passage :

 
 
 

— Faut-il voir là plus et mieux qu’une fantaisie ?

— Qui ne suffirait pas, sans doute, à nous convaincre, reprit-il ; mais la nature nous propose sans cesse des exemples aussi probants[18] : ce parfum, pour les sens de l’animal, est si fort, si troublant, qu’il déborde le rôle que la sexualité lui assigne (si j’ose m’exprimer ainsi) et grise comme un simple aphrodisiaque non seulement le mâle, mais aussi d’autres femelles qui viennent contre la femelle en rut, essayer de maladroits rapprochements[19]. Les fermiers écartent du troupeau la vache en chaleur qu’importunent les autres vaches[20]… Enfin, et c’est là que j’en veux venir : si l’appétit sexuel se réveille chez le mâle à l’odeur périodique de la femelle, il ne se réveille pas rien qu’alors[21].

— L’on a soutenu, et avec raison je présume, que le mâle en effet pouvait exciter d’autres mâles, emportant avec lui le parfum d’un récent coït, et par suite l’évocation de la femelle.

— Il serait bien étrange que ce parfum qui s’éteint si vite chez elle, « aussitôt après la fécondation », dit Samson, perdurât une fois transmis[22]… Mais quand cela serait ! Je puis vous affirmer que j’ai vu des chiens poursuivre de leurs assiduités d’autres chiens, avérés puceaux ; et reprendre ces assiduités à chaque nouvelle rencontre sans aucune considération d’époques.

— Si les faits que vous rapportez sont exacts — et je consens à les accepter pour tels…

— Je voudrais voir que vous ne le fissiez pas !

— Comment expliquez-vous qu’ils ne soient pas encore entrés en ligne de compte dans le Grand-Livre de la Science ?

— C’est d’abord que ce « Grand-Livre » n’existe pas ; c’est aussi que les matières que je vous dis ont été jusqu’à présent fort peu observées ; c’est enfin qu’il est aussi difficile et aussi rare de bien observer que de bien penser et de bien écrire ; un bon observateur suffit à faire un grand savant. Le grand homme de science est tout aussi rare que tout autre homme de génie ; les demi-savants sont nombreux pour accepter une théorie de tradition, qui les guide ou qui les fourvoie, et pour tout « observer » d’après elle. Tout confirma longtemps l’horreur que la Nature avait du vide ; oui, toutes les observations. Tout confirma longtemps l’existence de deux électricités différentes et qu’une sorte d’instinct quasi sexuel attirait. Tout confirme à présent encore cette théorie de l’instinct sexuel… De sorte que la stupeur de certains éleveurs est bouffonne, à constater des goûts homosexuels précisément chez l’espèce dont ils s’occupent ; et chacun de ces modestes « observateurs », bornant sa vue à l’espèce qu’il étudie, y constatant ces mœurs, les croit devoir tenir pour une exception monstrueuse. « Les pigeons paraissent spécialement (!) portés à la perversion sexuelle, à en croire M. J. Bailly, maître-éleveur compétent et bon observateur[23] », lit-on dans Havelock Ellis ; et Muccioli, « savant italien qui fait autorité pour les pigeons (!), affirme que les pratiques d’inversion se constatent chez des pigeons de carrière belges (!) même en présence de beaucoup de pigeonnes ».

— Eh quoi ! Les Deux Pigeons de La Fontaine ? !…

— Pigeons français, rassurez-vous. Tel autre observe ces mêmes mœurs chez les canards, étant éleveur de canards. Lacassagne, s’occupant des poulets, les observe chez les poulets. N’était-ce pas chez les perdreaux que Bouvard ou Pécuchet prétendait les surprendre ?… Oui, rien de plus bouffon que ces observations timorées, sinon l’instruction que certains en tirent, ou simplement l’explication qu’ils en donnent. Le Docteur X, ayant constaté la grande fréquence des accouplements entre mâles chez les hannetons, argue pour excuser ces turpitudes :

— Oui, ce que je vous disais tout à l’heure : seul le mâle qui vient de copuler, encore tout imprégné de l’odeur de la femelle, peut offrir prétexte à l’assaut…

— Le Docteur X est-il bien sûr de ce qu’il avance ? N’était-ce vraiment qu’au sortir de l’amour, qu’à leur tour les mâles étaient saillis ? L’a-t-il scrupuleusement observé ? ou, commodément, ne le suppose-t-il pas plutôt ?… Je propose cette expérience : je voudrais savoir si un chien complètement privé d’odorat ne serait point, par cela même, condamné à…

— À l’homosexualité pure et simple ?

— Ou tout au moins au célibat, à l’absence complète des désirs hétérosexuels… Mais, de ce que le chien n’appète la chienne que lorsque celle-ci est en bonne odeur, il ne s’ensuit pas pour cela que le reste du temps son désir chôme. Et de là vient la grande fréquence de leurs jeux homosexuels.

— À mon tour permettez que je vous demande : l’avez-vous scrupuleusement observé ? Ne le supposez-vous plutôt ?…

— Il vous serait aisé de le remarquer tout de même ; mais je sais que, la plupart du temps, les gens qui passent et qui voient, de loin, deux chiens se chevaucher, concluent du sexe de chacun d’eux d’après la position qu’il occupe[24]. Oserai-je vous raconter ceci : C’était sur un des boulevards de Paris ; deux chiens étaient accouplés de la piteuse façon que vous savez ; chacun d’eux, rassasié, tirait après la délivrance ; leurs efforts divergents causaient grand scandale auprès de certains, divertissaient grandement quelques autres ; je m’approchai. Trois chiens mâles rôdaient autour du groupe, attirés sans doute par l’odeur. L’un d’eux, plus hardi ou plus excité, n’y tenant plus, tenta l’assaut du couple. Je le vis se livrer quelque temps à d’incommodes acrobaties pour chevaucher l’un des captifs… Nous étions là plusieurs, vous dis-je, à contempler la scène pour de plus ou moins bons motifs ; mais je gage que je fus seul à remarquer ceci : c’est le mâle, et le mâle seul, que le chien voulait chevaucher ; il laissait délibérément de côté la femelle ; il s’évertuait encore, et comme l’autre était attaché et pouvait mal résister, peu s’en fallut qu’il ne parvînt à ses fins… quand survint un agent qui dispersa d’un coup les acteurs et les spectateurs.

— Osera-t-on vous demander si, chez vous également, la théorie, cette théorie que vous m’exposez et que vous propose sans doute votre tempérament, n’a pas précédé les étranges observations que vous dites, et si, vous de même, vous n’avez pas cédé à cet entraînement que vous reprochez si véhémentement à vos collègues ès sciences : observer pour prouver ?

— Il faut reconnaître d’abord qu’il est bien difficile de supposer qu’une observation puisse être l’effet du hasard, et qu’elle tombe dans un cerveau comme une fortuite réponse à une question que le cerveau n’aurait pas posée. L’important c’est de ne pas forcer la réponse. Y ai-je réussi ? Je l’espère ; je ne saurais l’affirmer, étant faillible autant qu’un autre. Les réponses que m’a murmurées ou criées la Nature, je demande qu’on les vérifie. Je n’en veux retenir que ceci, c’est que, l’ayant interrogée avec une préoccupation différente, elle m’a répondu différemment[25].

— Ne pourrait-on l’interroger sans préoccupation aucune ?

— Sur ce sujet principalement cela me paraît difficile. Sainte-Claire Deville, par exemple, dit avoir observé que des boucs, des béliers ou des chiens, internés à l’écart des femelles, s’agitent, s’excitent entre eux « d’une excitation sexuelle qui ne dépend plus des lois du rut et qui les pousse à s’accoupler ». Vous remarquerez, je vous prie, cet exquis euphémisme : « qui ne dépend plus des lois du rut » ! Sainte-Claire Deville ajoute : « Il suffit d’amener une femelle pour ramener toute chose dans l’ordre. » En est-il vraiment sûr ? et l’a-t-il vraiment observé ? Il en est convaincu, ce qui n’est pas du tout la même chose… Cet exemple est extrait d’un rapport à l’Académie des Sciences Morales, sur « l’internat et son influence sur l’éducation de la jeunesse ». Est-ce en savant qu’il parle ? ou n’est-ce pas en pédagogue seulement ? Enfin cette femelle de salut qu’il amène dans le chenil ou l’étable en rupture des « lois du rut », toujours est-il qu’il faut qu’elle soit en chaleur ; nous savons que, sinon, les mâles ne s’approcheront pas d’elle ; et, quand au lieu d’une femelle on leur en amènerait vingt, c’est entre eux et sans souci des femelles qu’ils continueraient leurs pourchas.

— Sainte-Claire Deville a peut-être mal observé depuis le début.

— Laissez donc ! homme pusillanime. Sainte-Claire Deville a fort bien remarqué d’abord l’activité homosexuelle de ces animaux ; mais à partir de là commence son invention flagrante ; s’il avait consenti à pousser son investigation plus loin, il eût pu constater que l’intervention d’un ou de plusieurs individus de l’autre sexe ne suffit nullement à « ramener toute chose dans l’ordre », fors une semaine à peu près dans l’année, où ces femelles sont provocantes ; et que, le reste du temps, ces jeux homosexuels continuent « même en présence de beaucoup de femelles », comme disait Muccioli.

— Sans doute appelez-vous jeux lascifs les ébats les plus innocents.

— Bien que ces jeux soient des plus significatifs, l’on peut dire que ces animaux ne trouvent pas, ou que très rarement, dans l’homosexualité, une satisfaction complète. Combien n’est-il donc pas impérieux le désir qui les y précipite quand même.

— Sans doute savez-vous, avançai-je imprudemment, que les chiennes non plus ne se prêtent pas toujours volontiers, même lorsqu’elles sont en chaleur. La chienne dont tout à l’heure je vous parlais est de race ; j’en voulais avoir des petits ; à grand-peine me procurai-je un mâle assorti, mais quand il fallut les parier, que d’arias ! La chienne d’abord se dérobait ; le mâle s’épuisait en maladroits efforts ; puis, paraissait-elle docile, le mâle était tout rebuté… Ce ne fut qu’au bout de cinq jours qu’on parvint à la faire emplir.

— Permettez, fit-il en souriant : est-ce contre ma théorie que vous me racontez cela ?

Je ne pouvais plus reculer :

— J’apporte à l’étude de la question, repris-je, mon contingent d’observations impartiales.

— Merci… Oui ; ces difficultés, tous les éleveurs les connaissent ; sur les fermes, nombreux sont les accouplements que l’on est obligé d’aider et où l’Instinct Sexuel apparaît sous la figure d’un berger.

— Eh ! comment fait-il donc dans la Nature ?

VII

— Je vous explique depuis une heure que c’est pourquoi l’élément mâle est si nombreux. Votre fameux « instinct sexuel » fait suppléer à la précision du tir l’abondance. Dans les cultures, où l’on ne garde que juste ce qu’il faut d’étalons, l’enjeu serait par trop risqué si l’homme parfois ne dirigeait les coups. Dans le cours de zootechnie de Samson, il n’y a pas moins de neuf pages consacrées uniquement à la monte des chevaux[26] ; car l’étalon, enseignait-il à ses jeunes élèves de Grignon, « se trompe facilement de route » ; et « dès qu’il est cabré, le palefrenier doit lui saisir le pénis avec la main pour le guider », etc.

Mais, ainsi que vous le disiez, la difficulté ne vient pas seulement de la maladresse du mâle ; la femelle, de son côté, devient rétive et se dérobe ; on est souvent forcé de la tenir. De cette appréhension remarquable, on a donné deux explications : la première consiste à prêter à l’animale les humains sentiments de Galathée attisant les désirs du mâle par une feinte fuite amoureuse ; la seconde consiste à prêter à Galathée les sensations de l’animale qui désire et redoute à la fois…

— Ne nous paraît-il pas que ces deux explications se confondent ?…

— Je vous jure que certains semblent ne s’en être pas aperçus ; et c’est pour l’opposer à la première que M. de Gourmont propose une fois de plus la seconde.

— Vous en avez sans doute une troisième ?

— Que voici : C’est que l’instinct sexuel est aussi indécis chez la femelle que chez le mâle… Oui, la femelle ne se sentira complète que fécondée ; mais si elle appète la fécondation par un besoin secret des organes, c’est vaguement la volupté, non point précisément le mâle, qu’elle désire ; tout comme le mâle, de son côté, ne désire pas précisément la femelle, encore moins « la procréation », mais simplement la volupté. L’un et l’autre cherchent à jouir tout bonnement.

Et voilà pourquoi tout à la fois nous voyons si souvent la femelle et fuir le mâle et pourtant s’offrir au plaisir, et enfin revenir au mâle qui seul le lui pourra procurer. Je conviens que la volupté complète ils ne la puissent éprouver que l’un par l’autre (du moins la femelle que par le mâle) et que leurs organes ne trouveront leur parfait emploi que dans le coït ; mais il semble qu’ils ne le sachent pas — ou seulement d’une manière aussi confuse que l’est peu, d’ordinaire, l’instinct.

Or il s’agit, pour que la fécondation s’opère, de faire converger, une fois du moins, deux flottants désirs. De là ce suasif arôme que va répandre en temps propice la femelle, la désignant impérativement au mâle ; arôme, ou sans doute émanation plus subtile encore, et que l’antenne de l’insecte percevra ; que dégagera non plus la femelle, mais l’œuf, pour quelques espèces de poissons par exemple, où la fécondation ne s’opère qu’après la ponte, sur l’œuf directement, et où la femelle semble exclue du jeu de l’amour.

C’est une porte unique momentanément et très étroitement entrouverte, par où doit s’insinuer le futur. Pour une si inconcevable victoire sur l’inorganisé, sur la mort, Nature, la prodigalité t’est permise ! Sans doute n’y a-t-il pas là « dépense inconsidérée », non, car, de tant de déchet, ce n’est pas payer trop cher ton triomphe…

— « Déchet », vous l’avez dit.

— Oui, déchet, au point de vue de la finalité utilitaire. Mais c’est sur ce déchet que l’art, la pensée et le jeu pourront fleurir. Et comme nous avons vu ces deux forces, anagénétique et catagénétique, s’opposer, ainsi verrons-nous deux dévoûtements possibles : celui de la femelle à sa race ; celui du mâle à son art, à son sport, à son chant. Connaîtrez-vous plus beau drame que celui où ces deux dévoûtements s’affronteront dans un conflit sublime ?

— N’empiétons-nous pas sur notre conversation de demain ? Aussi bien ne voudrais-je pas quitter l’histoire naturelle sans vous poser encore quelques questions :

— Prétendez-vous que les goûts homosexuels se retrouvent chez toutes les espèces animales ?

— Chez beaucoup ; non peut-être chez toutes. Je ne peux trop parler, faute de renseignements suffisants… Pourtant je doute fort qu’on les retrouve chez ces espèces où le coït est le plus difficile, ou du moins le plus compliqué, et nécessite le plus d’efforts ; chez les libellules par exemple ou chez certains aranéides qui pratiquent une sorte de fécondation artificielle ; chez d’autres enfin, où le mâle, aussitôt après le coït, ou même durant le coït, est dévoré par la femelle… Ici vous dis-je je n’affirme point ; je me contente de supposer.

— Étrange supposition !

— Il suffirait peut-être, pour l’affermir, de constater que, chez les espèces au coït acrobatique ou périlleux, l’élément mâle est en proportion moindre. Or quelques mots de Fabre me font sursauter : « C’est dans la seconde quinzaine d’août que je commence à rencontrer l’insecte adulte… Les femelles à ventre volumineux sont de jour en jour plus fréquentes. Leurs fluets compagnons sont, au contraire, assez rares et j’ai parfois bien de la peine à compléter mes couples[27]. » Il s’agit ici de la mantis religiosa qui dévore toujours son époux.

Cette raréfaction de l’élément mâle cesse de paraître paradoxale si la précision de l’instinct la compense. Dès que l’amant doit être sacrifié par l’amante, il importe que le désir qui le précipite au coït soit impérieux et précis ; et dès que le désir se précise, le surnombre des mâles devient inutile. Par contre il importe que le nombre des mâles[28] augmente dès que l’instinct se relâche ; et l’instinct se relâche dès que le péril s’écarte de la volupté ; ou du moins dès que la volupté devient facile.

De sorte que cet inquiétant axiome : le nombre des mâles diminue tandis que la difficulté du coït augmente ne serait après tout qu’un corollaire naturel de ce que j’avançais d’abord : le surnombre des mâles (ou la surabondance de l’élément mâle) compense l’imprécision de l’instinct ; ou si vous préférez : l’imprécision de l’instinct trouve sa preuve dans la surabondance de l’élément mâle ; ou encore…

— J’ai compris.

— Je tiens à préciser :

1o L’instinct est d’autant plus précis que le coït est plus difficile.

2o Le nombre des mâles est d’autant moindre que l’instinct est plus précis.

3o D’où : le nombre des mâles diminue tandis que la difficulté du coït augmente (pour ces mâles que la femelle offre en holocauste à l’amour) ; sans doute que, s’il était quelque autre façon de goûter la volupté, ils délaisseraient aussitôt le périlleux coït — et que l’espèce en serait éteinte. Mais sans doute aussi que la Nature ne leur laisse aucun autre moyen de se satisfaire[29].

Encore une fois, je ne fais que supposer.

— Nous réfléchirons à cela. À mesure que je vous comprends mieux, il me paraît davantage que votre conclusion déborde sensiblement vos prémisses. Je vous sais gré, je l’avoue, de m’amener à réfléchir sur ces matières où sévit en effet à l’ordinaire une sorte de principe d’autorité imposant une croyance toute faite et qu’on se garde de contrôler. Voici donc où j’en arrive avec vous :

Oui, l’instinct sexuel existe, malgré ce que vous affirmez ; il opère, malgré que vous en ayez, avec une précision, une impérativité singulière ; mais il n’astreint qu’à ses heures, à la fois les deux éléments mis en jeu. Pour répondre à coup sûr à la proposition momentanée de la femelle, il met en face d’elle le désir permanent du mâle. Le mâle est tout gratuité, disiez-vous ; la femelle toute prévoyance. Les seuls rapports hétérosexuels (des animaux) sont en vue de la fécondation.

— Et le mâle ne se contente pas toujours de ceux-là.

— Depuis quelques instants nous perdons de vue votre livre. De cette première partie tirez-vous quelques conclusions ?

— Celle-ci que j’adresse aux finalistes : Malgré cette surabondance à peu près constante de l’élément mâle, s’il faut à la Nature tant d’expédients et d’adjuvants pour assurer la perpétuation de la race, nous étonnerons-nous qu’il faille tant de contraintes, et tant de sortes, pour arrêter l’espèce humaine sur la pente de ces mœurs que vous avez décrétées « anormales » ; et tant de conseils, d’exemples, d’invitations, d’incitations, d’excitations, et de tant de sortes, pour maintenir au coefficient voulu l’hétérosexualité humaine.

— Accordez-moi donc que cette contrainte d’une part, que cette excitation de l’autre, ont du bon.

— Je vous l’accorde jusqu’à demain, où nous examinerons, non plus zoologiquement, mais humainement la question, et étudierons si, peut-être, répression et excitation n’ont pas quelque peu dépassé la mesure. Mais, en revanche, veuillez à votre tour reconnaître que les goûts homosexuels ne vous paraissent plus aussi contraires à la Nature que vous les prétendiez ce matin. Je n’en demande pas plus aujourd’hui.

  1. « S’il est un vice ou une maladie qui répugne à la mentalité française, à la moralité française, à la santé française, c’est bien, pour appeler les choses par leur nom, la pédérastie. »

    Ernest Charles.
    Grande Revue (25 juillet 1910, p. 399).

  2. « … Si le système nerveux est centralisé, comme chez les charançons, leur ennemi, le cerceris, ne donne qu’un coup de poignard ; si les mouvements dépendent de trois ganglions, il donne trois coups de poignard ; s’il a neuf ganglions, il donne neuf coups de poignard ; ainsi fait l’ammophile hérissée, quand elle a besoin pour ses larves de la chenille de la noctuelle, appelée communément ver gris ; si un coup d’aiguillon dans le ganglion cervical paraît trop dangereux, le chasseur se borne à le mâchonner doucement, pour amener le degré nécessaire d’immobilité », etc. (par exemple Remy de Gourmont ; loc. cit., p. 258 ; d’après les observations de J.-H. Fabre. V. l’excellente critique de cette mythologie, par Marchal ; rapporté par Bohn, Nouvelle Psychologie animale, p. 101 à 104). Presque tout ce dialogue fut écrit dans l’été de 1908 ; la Nouvelle Psychologie animale de Bohn n’avait pas encore paru et je n’avais pas encore pris connaissance du mémoire de Max Weiler Sur la modification des instincts sociaux, 1907, dont les théories se rapprochent beaucoup de celle que j’expose ici.
  3. Bohn, loc. cit., p. 121.
  4. Tout au moins dans les espèces dites « supérieures ».
  5. Lester Ward : Sociologie pure, t. II, p. 28 (traduction René Worms).
  6. Loc. cit.
  7. Ou presque constante : nous verrons, à la fin de ce dialogue, certaines espèces qui, en paraissant échapper à cette loi, confirment précisément ma théorie.
  8. Ce dimorphisme est très peu sensible chez les équidés ; mais ce que j’en dis s’applique aussi bien à toute autre famille.
  9. Voyage d’un naturaliste, p. 216.
  10. Voyage d’un naturaliste, p. 216.
  11. Nous verrons à la fin de cette partie que si, dans quelques espèces, l’instinct se précise, aussitôt la proportion de l’élément mâle décroît.
  12. « Les mâles semblent infiniment plus nombreux que les femelles et il est probable qu’il n’y en a pas plus d’un sur cent qui puisse accomplir sa destinée » (!) reconnaît M. de Gourmont (Physique de l’amour, p. 178) après avoir raconté d’après Blanchard « l’histoire de ce naturaliste qui, ayant capturé et enfermé dans sa poche une femelle de bombyx, rentra chez lui escorté d’un nuage formé de plus de deux cents mâles ». — « La présence d’une femelle de grand paon de nuit, encagée, peut attirer une centaine de mâles », dit-il encore. (Ibid.), V. Darwin, Descendance de l’homme (De la proportion des sexes). « Les mâles, dans certaines espèces, peuvent devenir communs au point que presque tous demeurent célibataires. Chez le joli petit hanneton, d’un bleu argenté, qui aime à se tenir sur les spirées du bord des eaux, et qu’on récolte pour le monter en bijou (hoplia cerulea) on ne rencontre qu’une femelle pour 800 mâles ; chez le hanneton de mai (Rhizotrogus œstivus) il n’y a aussi qu’une femelle pour 300 mâles. »
    Edmond Perrier,
    Le Temps, 1er août 1912.
  13. Les plus intéressantes observations à ce sujet sont peut-être celles de Fabre sur les Osmies, qui, d’après lui, disposeraient du sexe des œufs qu’elles pondent suivant le plus ou moins d’exiguïté du local dont elles disposent pour la larve qui en naîtra. Qui ne sait, également, que les abeilles élèvent à volonté des reines, des bourdons ou des travailleuses, selon la dimension de la cellule qu’elles construisent pour l’œuf et selon la nourriture qu’elles donnent à la larve. Le mâle est le minus habens. Je note également les observations de W. Kurz sur les cladocères (rapportées par Claus). « Les mâles apparaissent en général à l’automne ; ils peuvent aussi se montrer à toutes les époques de l’année, toutes les fois, comme cela a été démontré récemment, que, par suite de modifications du milieu ambiant, les conditions biologiques deviennent « défavorables ». Zoologie, p. 636. M. René Worms dans sa remarquable étude sur la Sexualité dans les naissances françaises conclut que, contrairement à une croyance très répandue, l’excès des naissances mâles chez un peuple est un signe de pauvreté ; que cet excès se réduit à mesure que la richesse augmente et finit, quand le bien-être s’est généralisé, par faire place à un excès de naissances féminines. « Il faut reconnaître, ajoute Edmond Perrier que je cite, que cette conclusion est absolument d’accord avec celle que j’ai moi-même exposée… ».
    Edmond Perrier,
    Le Temps, 1er août 1912.
  14. De même il n’est pas un des sports du mâle qui, après avoir peut-être joué son rôle dans la sélection, ne s’émancipe et ne trouve en lui-même sa fin.

    Je rappellerai ici ce que Fabre disait des locustiens, et qu’il aurait tout aussi bien pu dire des oiseaux : « À quoi bon cet appareil sonore ? Je n’irai pas jusqu’à lui refuser un rôle dans la formation des couples. Mais sa fonction fondamentale n’est pas là. Avant tout, l’insecte l’utilise pour dire sa joie de vivre, pour chanter les délices de l’existence… ».

  15. « Ici, comme toujours, chez les animaux, l’accouplement n’a lieu que quand les femelles sont en rut. Autrement elles ne souffrent pas l’approche du mâle. »
    Samson,
    Zootechnie (Lutte des ovidés). II, p. 181.
  16. « L’instinct génésique, chez le mâle, s’éveille en tout temps sous l’influence de la seule odeur qu’exhale une femelle en rut ; chez la femelle, il ne se manifeste normalement qu’à des époques fixes et sous l’influence intrinsèque du travail d’ovulation et de ponte dont ses propres ovaires sont le siège. De plus, quand elle a été fécondée, le même instinct sommeille durant tout le temps de sa gestation et une partie de celui de l’allaitement du jeune ou des jeunes, ce qui, chez la plupart de nos femelles domestiques, équivaut à une année. »
    Samson, II, p. 87.
  17. … « Activité plus grande des glandes vaginales, dont le produit de sécrétion exhale une odeur particulière, que le flair du mâle ne manque pas de lui faire reconnaître. »
    Samson, V, p. 181, 182.
  18. Citons ceux que rapporte Fabre : une femelle de petit paon de nuit attire, dans la salle d’études de Fabre, tout un peuple de petits paons mâles. Ces papillons font le siège de la cloche en treillis où la femelle est encagée ; indifférente, celle-ci reste assise sur la ramille que Fabre suspend au centre de la cloche. Si, le lendemain, Fabre change de cage et de perchoir la femelle, c’est la première cage, laissée à l’autre extrémité de la pièce, c’est surtout le rameau perchoir de la veille, tout imprégnés de subtiles émanations, vers quoi les prétendants s’empressent ; si apparente que soit pour eux la femelle, que Fabre a soin pourtant de placer sur leur chemin, ils la laissent tous de côté, passent outre, et c’est le rameau qu’ils assaillent, puis la place que ce rameau occupait sur une chaise, après qu’ils l’ont fait tomber sur le plancher.
  19. Une chienne de ma connaissance fait bon ménage avec un couple de chats ; au temps des chaleurs de la chatte, elle s’affole et parfois cherche à chevaucher celle-ci à la manière d’un matou.
  20. On voit même des vaches en chaleur monter les unes sur les autres, soit qu’elles aient l’idée de provoquer ainsi le mâle, soit que la représentation visuelle qu’elles se font de l’acte désiré les force à en essayer la simulation », écrit M. de Gourmont, après avoir dit quelques lignes plus haut : « En général, les aberrations animales demandent des explications toutes simples. » — Puis il ajoute : « C’est un exemple merveilleux, parce qu’il est absurde, de la force motrice des images. » Je crains qu’il ne soit encore plus absurde que merveilleux.
    (Physique de l’amour, p. 229 et 230.)
  21. « On voit aussi certains animaux s’adonner à l’amour des mâles de leur sexe », dit assez bizarrement Montaigne dans l’Apologie de Raimond Sebond.
  22. Même M. de Gourmont sait que « dans les conditions normales, la femelle cavalée doit cesser aussitôt d’émettre son odeur sexuelle ».
    (Physique de l’amour, p. 179.)
  23. Ces faits ont été si souvent remarqués que dans le désuet Dictionnaire de la Vie pratique de Belèze, nous lisons déjà, à l’article Pigeon : « Il arrive parfois que la couvée qui doit former le couple (?) se trouve composée de deux mâles ou de deux femelles, on s’aperçoit de la présence de deux femelles parce qu’elles font deux pontes dont les œufs sont clairs, et de celle de deux mâles parce qu’ils troublent le colombier. » (!?)
  24. « Entre mâles fréquemment se pratiquent les mêmes oscillations du corps, les mêmes flagellations latérales. Tandis que celui de dessus se démène et fait un vif moulinet, celui de dessous reste coi. Parfois survient un troisième étourdi (!?) et même un quatrième qui monte sur la pile de ses prédécesseurs. Le plus élevé oscille et rame vivement des pattes antérieures ; les autres se tiennent immobiles. Ainsi se trompent un moment les chagrins des refusés. »
    J.-H. Fabre (Cèrocornes), t. III. p. 272.

    O Fabre ! patient observateur, avez-vous observé si c’est vraiment après refus que ces chevauchées homosexuelles s’organisent ? Est-ce seulement pour avoir été rebutés que ces mâles copulent entre eux ? ou n’y vont-ils pas d’emblée ?

  25. Quelles observations pouvaient paraître plus indéterminées, plus probes que celles du patient Fabre sur les cerceris ; observations complètement infirmées ou du moins rétorquées aujourd’hui par Marchal.
  26. t. III[cap, p. 214 à 223.
  27. T. V, p. 291.
  28. Ou la proportion de l’élément mâle, je veux dire : la surabondance de la matière séminale, dès que l’individu ne trouve pas dans le coït l’achèvement de sa carrière.
  29. Il est remarquable que, précisément chez cette espèce (mantis religiosa) et malgré le petit nombre de mâles, chaque femelle est prête à en faire une consommation déréglée ; elle continue à s’offrir au coït et reste appétissante au mâle même après la fécondation ; Fabre raconte avoir vu l’une d’elles accueillir puis dévorer successivement sept époux. L’instinct sexuel, que nous voyons ici impérieux et précis, aussitôt dépasse le but. Je fus tout naturellement amené à me demander si, chez ces espèces où le nombre des mâles est proportionnellement inférieur, où, partant, l’instinct est plus précis, et où par conséquent il ne reste plus de matière inemployée, dont puisse jouer la force catagénétique, de « matière à variation », — si ce n’est pas, dès lors, en faveur du sexe féminin que se manifeste le dimorphisme — autrement dit : si les mâles de ces espèces ne sont pas d’aspect moins brillant que les femelles ? — Or c’est précisément ce que nous pouvons constater chez la mantis religiosa, dont le mâle « nain, fluet, sobre et mesquin » (j’emprunte à Fabre ces épithètes) ne peut prétendre à cette « pose spectrale » durant laquelle la femelle déploie l’étrange beauté de ses larges ailes diaphanes et lisérées de vert. Fabre ne fait du reste pas la moindre remarque sur ce singulier renversement des attributs, qui corrobore ici ma théorie. Ces considérations que je relègue en note, — parce qu’elles s’écartent quelque peu de la ligne de cet écrit — où je crains bien qu’elles ne passent inaperçues, me paraissent présenter le plus grand intérêt. La joie que j’éprouvai lorsque, ayant poussé jusqu’au bout une théorie si neuve et, je l’avoue, si hasardée, je vis l’exemple la confirmant venir, pour ainsi dire, à ma rencontre — cette joie n’est comparable qu’à celle du chercheur de trésors d’Edgar Poe lorsqu’en creusant le sol il découvre la cassette pleine de joyaux exactement à cette place où ses déductions l’avaient persuadé qu’elle devait être. — Je publierai peut-être quelque jour d’autres remarques à ce sujet.