NRF – Gallimard (p. 13-34).

PREMIER DIALOGUE


L’an 190. un scandaleux procès remit sur le tapis une fois encore l’irritante question de l’uranisme. Dans les salons et les cafés, huit jours durant, on ne parla plus de rien d’autre. Las d’entendre à ce sujet s’exclamer ou théoriser au hasard les ignorants, les butés et les sots, je souhaitai d’éclairer mon jugement et, ne reconnaissant qu’à la raison, non point au seul tempérament, le droit de condamner ou d’absoudre, je résolus d’aller interviewer Corydon. Il ne protestait point, m’avait-on dit, contre certains penchants dénaturés dont on l’accuse ; j’en voulus avoir le cœur net et savoir ce qu’il trouvait à dire pour les excuser.

Je n’avais pas revu Corydon depuis dix ans. C’était alors un garçon plein de flamme, doux et fier à la fois, généreux, serviable, dont le regard déjà forçait l’estime. Ses études de médecine avaient été des plus brillantes et ses premiers travaux remporté l’applaudissement des gens de métier. Au sortir du lycée où nous avions été condisciples, longtemps une assez étroite amitié nous unit. Puis des années de voyage nous séparèrent, et lorsque je revins m’installer à Paris, la déplorable réputation que ses mœurs commençaient de lui valoir me retint de le fréquenter.

En pénétrant dans son appartement, je n’eus point, je l’avoue, la fâcheuse impression que je craignais. Il est vrai que Corydon ne la donne pas non plus par sa mise, qui reste correcte, avec même une certaine affectation d’austérité. Mes yeux cherchaient en vain, dans la pièce où il m’introduisit, ces marques d’efféminement que les spécialistes retrouvent à tout ce qui touche les invertis, et à quoi ils prétendent ne s’être jamais trompés. Toutefois on pouvait remarquer, au-dessus de son bureau d’acajou, une grande photographie d’après Michel-Ange : celle de la formation de l’homme — où l’on voit, obéissant au doigt créateur, la créature Adam, nue, étendue sur le limon plastique, tourner vers Dieu son regard ébloui de reconnaissance. Corydon professe un certain goût pour l’œuvre d’art, derrière lequel il eût pu s’abriter si j’avais été m’étonner du choix de ce sujet spécial. Sur la table de travail, le portrait d’un vieillard à grande barbe blanche, que je reconnus aussitôt pour celui de l’Américain Walt Whitman, car il figure en tête d’une traduction que M. Bazalgette vient de donner de son œuvre. M. Bazalgette venait de publier également une biographie de ce poète, volumineuse étude dont j’avais récemment pris connaissance, et qui me servit de prétexte pour engager l’entretien.

I

— Après lecture du livre de Bazalgette, commençai-je, il appert que ce portrait n’a pas grand-raison de figurer sur votre table.

Ma phrase était impertinente ; Corydon feignit de ne la point comprendre ; j’insistai.

— D’abord, répondit-il, l’œuvre de Whitman reste également admirable, quelle que soit l’interprétation qu’il plaise à chacun de donner à ses mœurs…

— Avouez pourtant que votre admiration pour Whitman a quelque peu faibli depuis que Bazalgette a démontré qu’il n’avait pas les mœurs que vous étiez heureux de lui prêter.

— Votre ami Bazalgette n’a rien démontré du tout ; tout son raisonnement tient dans un syllogisme qu’on peut aussi bien rétorquer :

L’homosexualité, pose-t-il en principe, est un penchant contre nature.

Or, Whitman était de parfaite santé ; c’était, à proprement parler, le représentant le plus parfait que nous ait offert la littérature, de l’homme naturel…

Donc Whitman n’était pas pédéraste. Voici qui me paraît péremptoire.

— Mais l’œuvre est là, où M. Bazalgette aura beau traduire par « affection » ou « amitié » le mot love et sweet par « pur » dès qu’il s’adresse au « camarade »… Il n’en restera pas moins que toutes les pièces passionnées, sensuelles, tendres, frémissantes, du volume sont du même ordre : de cet ordre que vous appelez « contre nature ».

— De ce que je n’appelle pas « ordre » du tout… Mais voyons votre syllogisme ?

— Le voici :

Whitman peut être pris comme type de l’homme normal.

Or Whitman était pédéraste.

Donc la pédérastie est un penchant normal. Bravo ! Il reste seulement à prouver que Whitman était pédéraste. Pétition de principes pour pétition de principes, je préfère le syllogisme de Bazalgette ; il heurte moins le sens commun.

— Ce n’est pas le sens commun, c’est la vérité qu’il importe de ne pas heurter. Je prépare un article sur Whitman, une réponse à l’argumentation de Bazalgette[1].

— Ces questions de mœurs vous occupent beaucoup ?

— Passablement, je l’avoue ; je prépare également un assez important travail sur ce sujet.

— Les travaux de MM. Moll, Krafft-Ebing, Raffalovich, etc. ne vous suffisent donc pas !

— Ils n’ont pas su me satisfaire ; je voudrais parler de cela différemment.

— J’ai toujours pensé qu’on se trouvait bien à parler le moins possible de ces choses et que souvent elles n’existent que parce qu’un maladroit les divulgue. Outre qu’elles sont inélégantes à dire, quelques mauvais garnements seront là pour prendre en exemple précisément ce que l’on prétendait blâmer.

— Je ne prétends pas blâmer.

— Le bruit court que vous posez pour tolérant.

— Vous ne m’entendez point. Je vois qu’il faut vous dire le titre de mon ouvrage.

— Allez-y.

— C’est une Défense de la Pédérastie que j’écris.

— Pourquoi pas Éloge, pendant que vous y êtes ?

— Ce titre forcerait ma pensée ; déjà je crains que dans le mot Défense, certains ne voient une sorte de provocation.

— Et vous oserez publier cela ?

— Non ; je n’oserai pas, fit-il sur un ton plus grave.

— Décidément vous êtes tous les mêmes, repris-je après un court silence ; vous crânez en chambre et parmi vos pairs ; mais en plein air et devant public votre courage s’évapore. Vous sentez parfaitement, au fond, la légitimité de la réprobation qui vous accable ; vous protestez éloquemment à voix basse ; mais à voix haute vous flanchez.

— Il est vrai que la cause manque de martyrs.

— N’employez donc pas de grands mots.

— J’emploie les mots qu’il faut. Nous avons eu Wilde, Krupp, Macdonald, Eulenburg…

— Si cela ne vous suffit pas.

— Oh ! des victimes ! des victimes tant qu’on en veut ! des martyrs, point. Tous ont nié ; tous nieront.

— Eh ! parbleu, devant l’opinion, les journaux ou les tribunaux, chacun prend honte et se rétracte.

— On se tue, hélas ! Oui, vous avez raison : c’est donner gain de cause à l’opinion que d’établir son innocence sur le désaveu de sa vie. Étrange ! On a le courage de ses opinions ; de ses mœurs, point. On accepte bien de souffrir ; mais pas d’être déshonoré.

— N’êtes-vous pas comme eux, en reculant devant la publication de votre livre ?

Il hésita quelques instants, puis :

— Peut-être que je ne reculerai pas.

— Acculé devant les tribunaux par un Queensberry ou un Harden, vous prévoyez pourtant quelle serait votre attitude.

— Hélas ! Sans doute que tout pareil à ceux qui m’y ont précédé, je perdrais contenance et nierais. On n’est jamais si seul dans la vie, que la boue que certains nous jettent n’éclabousse à la fois quelques autres qui nous sont chers. Le scandale désolerait ma mère ; je ne me le pardonnerais pas. Ma jeune sœur vit avec elle et n’est pas encore mariée. Peut-être se trouverait-il malaisément quelqu’un qui m’accepterait pour beau-frère.

— Eh ! parbleu ! je vous saisis bien ; vous avouez donc que ces mœurs déshonorent même celui qui ne fait que les tolérer.

— Ce n’est pas un aveu ; c’est une constatation. Voilà bien pourquoi je souhaite à cette cause des martyrs.

— Vous entendez par le mot… ?

— Quelqu’un qui irait au-devant de l’attaque ; qui, sans forfanterie, sans bravade, supporterait la réprobation, l’insulte ; ou mieux, qui serait de valeur, de probité, de droiture si reconnues que la réprobation hésiterait d’abord…

— Précisément cet homme-là, vous ne le trouverez pas.

— Laissez-moi souhaiter qu’il se trouve.

— Voyons ! Entre nous, vous le croyez donc bien utile ? Quel changement d’opinion attendez-vous ? J’accorde que vous êtes un peu contraints. Si vous l’étiez un peu davantage, il n’en vaudrait que mieux, croyez-moi ; ces abominables mœurs cesseraient tout naturellement d’exister, pour n’arriver plus à se produire. (Je remarquai qu’il haussait les épaules ; ce qui ne m’empêcha pas d’insister) : Prétendez-vous qu’assez de turpitudes ne s’étalent déjà pas au grand jour ? Je me suis laissé dire que les homosexuels trouvent de-ci de-là de nombreuses facilités. Qu’ils se contentent de celles qui se cachent, des complaisances de leurs pareils ; ne briguez point pour eux l’approbation, ni même l’indulgence, des honnêtes gens.

— C’est pourtant de l’estime de ceux-ci que je ne puis pas me passer.

— Qu’y faire ? Changez vos mœurs.

— C’est que je ne puis pas les changer. Voilà le dilemme auquel Krupp, Macdonald et tant d’autres ne virent d’autre solution que le coup de revolver.

— Heureusement vous êtes moins tragique.

— Je n’en jurerais point ; mais je voudrais écrire mon livre.

— Avouez qu’il entre passablement d’orgueil dans votre cas.

— Pas le moindre.

— Vous cultivez votre bizarrerie, et, pour n’en être plus honteux, vous vous félicitez de ne vous sentir pas pareil aux autres.

Il haussa de nouveau les épaules et fit quelques pas dans la pièce sans rien dire ; puis, semblant maîtriser enfin l’impatience que mes derniers propos lui causaient :

II

— Naguère vous étiez mon ami, dit-il en se rasseyant près de moi. Il me souvient que nous savions nous comprendre. Vous est-il bien indispensable aujourd’hui, à chaque phrase que je dis, de mettre au vent votre ironie ? Ne sauriez-vous, je ne dis certes pas m’approuver, mais m’écouter de bonne foi ? comme de bonne foi je vous parle… du moins comme je parlerai, si je sens que vous m’écoutez.

— Excusez-moi, lui dis-je désarmé par le ton de ses paroles. Il est vrai que je suis en retard avec vous. Oui, nous étions assez intimes, du temps que votre conduite encore n’accordait rien à vos penchants.

— Puis, vous avez cessé de me voir ; disons mieux : vous avez rompu.

— Ne nous expliquons pas là-dessus ; mais causons comme nous eussions fait naguère, repris-je en lui tendant la main. J’ai du temps pour vous écouter. Lorsque nous nous fréquentions, vous étiez encore étudiant. À ce moment, aviez-vous déjà vu clair en vous-même ? Parlez ! C’est une confession que j’attends.

Il commença, tournant vers moi un regard où renaissait la confiance :

Durant mes années d’internat dans les hôpitaux, la conscience que j’acquis de mon… anomalie me plongea dans une inquiétude mortelle. Il est absurde de soutenir, ainsi que font encore certains, que l’on ne parvient à la pédérastie que par la débauche et que c’est là goût de blasé. Je ne pouvais non plus me reconnaître pour dégénéré, ni malade. Laborieux, très chaste, je vivais avec la fixe idée d’épouser, au sortir de mes années d’hôpital, une jeune fille, qui depuis est morte, que j’aimais alors par-dessus tout au monde.

Je l’aimais trop pour me rendre nettement compte que je ne la désirais pas. Je sais bien que certains esprits admettent malaisément que l’un puisse aller sans l’autre ; je l’ignorais moi-même absolument. Cependant aucune autre femme ni n’habitait jamais mes rêves, ni n’éveillait en moi quelque désir. Encore moins me tentaient les filles après qui je voyais presque tous mes camarades courir. Mais comme, alors, je ne soupçonnais guère que je pusse désirer d’autres êtres, ni même que d’autres êtres pussent être authentiquement désirés, je me persuadais du mérite de mon abstinence, m’exaltais à l’idée d’arriver vierge au mariage, et me glorifiais d’une pureté que je ne pouvais croire trompeuse. Ce n’est que lentement que je parvins à me comprendre ; je dus m’avouer enfin que ces blandices tant vantées, auxquelles je me flattais de résister, n’étaient pour moi d’aucun attrait.

Ce que j’avais tenu pour vertu n’était donc rien qu’indifférence. Voici ce qu’une jeune âme un peu noble ne saurait reconnaître sans un déboire affreux. Seul le travail venait à bout de ma mélancolie ; elle décolorait, assombrissait ma vie ; je me persuadai vite que j’étais impropre au mariage et, ne pouvant rien avouer à ma fiancée des causes de ma tristesse, mon attitude auprès d’elle devint de plus en plus équivoque et embarrassée. Pourtant les quelques expériences que je voulus alors tenter au bordel me prouvèrent bien que je n’étais pas impuissant ; mais, du même coup, achevèrent de me convaincre.

— Vous convaincre de quoi ?

— Mon cas me paraissait des plus étranges (car pouvais-je me douter alors qu’il est fréquent ?). Je me voyais capable de volupté ; je me croyais incapable, à proprement parler, de désir. Né de parents très sains, j’étais solide et bien bâti moi-même ; mon aspect ne racontait pas ma misère ; aucun de mes amis ne s’en doutait ; je me serais fait écarteler plutôt que d’en révéler rien à personne. Mais cette comédie de bonne humeur et de gaillardise, que, pour écarter tout soupçon, je me croyais forcé de jouer, me devenait intolérable. Sitôt seul je me laissais sombrer.

La gravité, l’accent convaincu de sa voix forçaient mon intérêt.

— Que d’imagination dans tout cela ! lui dis-je doucement. Simplement vous étiez amoureux ; partant, plein de craintes. Sitôt après le mariage, le désir tout normal aurait suivi l’amour.

— Cela se dit, je sais… Combien j’avais raison d’être sceptique !

— Vous semblez à présent peu enclin à l’hypocondrie. Comment vous êtes-vous guéri de ce mal ?

— À cette époque je lisais beaucoup. Au cours de mes lectures je me heurtai à une phrase qui me fut d’un avertissement salutaire. Elle est de l’abbé Galiani : « L’important, écrivait-il à Mme d’Épinay, — l’important n’est pas de guérir, mais bien de vivre avec ses maux. »

— Que ne dites-vous cela à vos malades ?

— Je le dis à ceux qui ne peuvent guérir. Ces paroles vous paraissent sans doute bien simples ; j’en tirai ma philosophie. Il ne me restait plus qu’à connaître que je n’étais pas un cas monstrueux, un cas unique, pour reconquérir mon assurance, échapper à ma propre aversion.

— Vous me dites bien comment vous reconnûtes votre peu de goût pour les femmes, mais non point comment se révéla votre penchant…

— C’est une histoire assez pénible et que je n’aime point à raconter. Pourtant je crois que vous m’écoutez bien, et peut-être mon récit vous aidera-t-il à parler moins légèrement de ces choses.

Je l’assurai, sinon de ma sympathie, du moins de mon attention déférente :

— Vous savez donc que j’étais fiancé, commença-t-il ; j’aimais celle qui devait devenir ma femme, tendrement, mais d’un amour quasi mystique et, naturellement, dans mon inexpérience, j’imaginais à peine qu’il fût une autre belle façon d’aimer. Ma fiancée avait un frère, plus jeune qu’elle de quelques années, que je voyais souvent et qui s’était épris pour moi d’une affection des plus vives.

— Ah ! ah ! fis-je involontairement.

Corydon me regarda sévèrement.

— Non : il ne se consomma rien d’impur entre nous ; sa sœur était ma fiancée.

— Pardonnez-moi.

— Mais comprenez mon trouble, mon désarroi quand, certain soir de confidence, il me fallut bien reconnaître que ce garçon, non seulement voulait mon amitié, mais sollicitait aussi ma caresse.

— Votre tendresse, voulez-vous dire. Comme beaucoup d’enfants, parbleu ! C’est à nous, les aînés, d’y veiller.

— J’y veillai de reste, je vous jure. Mais Alexis n’était plus un enfant ; c’était un adolescent plein de grâce et de conscience ; les aveux qu’il me fit entre temps, me déconcertèrent d’autant plus que, dans tout ce qu’il me révélait, qu’il observait en lui précocement avec une perspicacité singulière, il me semblait me confesser moi-même. Rien pourtant ne justifiait sans doute la sévérité dont j’usai.

— Sévérité ?

— Oui ; j’avais peur pour deux. Je lui parlai sévèrement, durement presque, et, qui pis est, avec mépris outré pour ce que j’appelais efféminement, qui n’était que l’expression naturelle de sa tendresse.

— Il s’agit bien de nuancer, dans ces cas-là.

— Je nuançai si peu que le pauvre enfant — oui, c’était un enfant encore — prit au tragique ma remontrance. Trois jours durant, il s’efforça par un redoublement de gentillesse, de vaincre ce qu’il prenait pour mon courroux ; moi cependant j’exagérais en face de lui ma froideur, si bien que…

— Achevez.

— Quoi ! Vous ne savez pas qu’Alexis B. s’est tué ?

— Oseriez-vous prétendre que…

— Oh ! Je ne prétends rien du tout. On a parlé d’abord d’un accident. Nous étions à la campagne alors : le corps a été retrouvé au bas d’une falaise… Accident ? Que ne puis-je y croire. Mais voici la lettre qu’au chevet de mon lit je trouvai.

Il ouvrit un tiroir, prit un papier d’une main tremblante, y jeta un regard, puis :

— Non ; je ne vous lirai point cette lettre ; vous iriez méjuger cet enfant. Il m’y disait en substance, mais avec quelle expression passionnée ! l’angoisse où l’avait jeté ma conversation dernière… certaines phrases principalement : Pour te sauver de cette inquiétude physique, m’étais-je écrié en m’indignant hypocritement contre les goûts qu’il m’avouait, je compte sur un grand amour. — Hélas ! m’écrivait-il, cet amour, c’est pour toi que je le ressens, mon ami. Tu ne m’as pas compris ; ou ce qui est bien pis, tu m’as compris et tu me méprises ; je vois que je deviens pour toi un objet d’horreur ; je le deviens du même coup pour moi-même. Si je ne puis rien changer à ma monstrueuse nature, je puis du moins la supprimer… Quatre pages enfin du pathétique un peu pompeux de cet âge, et que nous appelons si facilement plus tard : déclamation.

Je me sentais passablement incommodé par ce récit…

— Évidemment ! repris-je enfin ; que la déclaration d’un tel amour s’adressât à vous spécialement, voilà une fatalité bien malicieuse ; je comprends que l’aventure vous ait affecté.

— Au point que je renonçai aussitôt à cette idée de mariage avec la sœur de mon ami.

— Mais, continuai-je pour achever ma pensée, je me persuade volontiers qu’il n’arrive à chacun que les événements qu’il mérite. Avouez que si cet adolescent n’avait pressenti en vous quelque possible écho à sa passion coupable, cette passion…

— Peut-être quelque obscur instinct put-il en effet l’avertir ; mais, dans ce cas, il est bien fâcheux que cet instinct n’ait pas su m’avertir moi-même.

— Averti, qu’auriez-vous donc fait ?

— Je crois que j’aurais guéri cet enfant.

— Vous disiez tout à l’heure qu’on ne guérissait pas de cela ; vous citiez le mot de l’abbé : « l’important n’est pas de guérir… ».

— Eh ! laissez donc ! J’aurais pu le guérir comme je me suis guéri moi-même.

— C’est-à-dire ?

— En le persuadant qu’il n’était pas malade.

— Dites tout de suite que la perversion de son instinct était naturelle.

— En le persuadant que la déviation de son instinct n’avait rien que de naturel.

— Et, si c’était à recommencer, vous y eussiez cédé, naturellement.

— Oh ! ceci est une tout autre question. Quand le problème physiologique est résolu, le problème moral commence. Sans doute, par égard pour sa sœur à qui je m’étais engagé, l’eussé-je incité à triompher de cette passion, comme sans doute j’en eusse triomphé moi-même ; mais du moins cette passion eût perdu le caractère monstrueux qu’elle avait su prendre à ses yeux. — Ce drame, en achevant de m’ouvrir les yeux sur moi-même, en me révélant la nature de l’affection que je portais à cet enfant, ce drame sur lequel j’ai longuement médité, m’orienta vers… la spécialité qui vous paraît si méprisable ; en souvenir de cette victime, j’ai souhaité guérir d’autres victimes, souffrant du même malentendu : les guérir à la manière que j’ai dit.

III

Je pense que vous comprenez à présent pourquoi je veux écrire ce livre. Les seuls livres sérieux que je connaisse sur cette matière sont l’œuvre de quelques médecins. Il s’en dégage dès les premières pages une intolérable odeur de clinique.

— Ce n’est donc pas en médecin que vous comptez parler ?

— En médecin, en naturaliste, en moraliste, en sociologue, en historien…

— Je ne vous savais pas tout cela.

— C’est-à-dire que je prétends n’y point parler en spécialiste, mais en homme. Les médecins qui d’ordinaire traitent de ces matières n’ont affaire qu’à des uranistes honteux ; qu’à des piteux, qu’à des plaintifs, qu’à des invertis, des malades. Ceux-là seuls viennent les trouver. En tant que médecin, c’est bien aussi de ceux-là que je soigne ; mais, en tant qu’homme, j’en rencontre d’autres, ni chétifs, ni plaintifs, — c’est sur eux qu’il me plaît de tabler.

— Oui ; sur les pédérastes normaux !

— Vous l’avez dit. Comprenez-moi : l’homosexualité, tout comme l’hétérosexualité, comporte tous les degrés, toutes les nuances : du platonisme à la salacité, de l’abnégation au sadisme, de la santé joyeuse à la morosité, de la simple expansion à tous les raffinements du vice. L’inversion n’en est qu’une annexe. De plus tous les intermédiaires existent entre l’exclusive homosexualité et l’hétérosexualité exclusive. Mais, d’ordinaire, il s’agit bonnement d’opposer à l’amour normal un amour réputé contre nature — et, pour plus de commodité, on met toute la joie, toute la passion noble ou tragique, toute la beauté du geste et de l’esprit d’un côté ; de l’autre, je ne sais quel rebut fangeux de l’amour…

— Ne vous emballez pas. Le saphisme jouit parmi nous d’une indéniable faveur.

Il était si lancé qu’il n’entendit pas ma remarque, et, continuant :

— Rien de grotesque, à chaque nouveau procès de mœurs, comme le bienséant étonnement des journaux devant l’attitude virile des accusés. Évidemment l’opinion s’attendait à les voir en jupes. Tenez : lors du procès Harden, j’ai découpé ceci dans le Journal

Il chercha parmi divers papiers et me tendit une feuille où je lus ces lignes soulignées :

Le comte de Hohenau, de haute stature, sanglé dans sa redingote, l’air hautain et chevaleresque, ne fait nullement l’effet d’un homme efféminé. C’est tout à fait le type de l’officier de la Garde, passionné de son métier. Et cependant sur cet homme d’apparence noble et martiale pèsent les plus graves soupçons. Le comte de Lynar est, lui aussi, de belle taille… etc.

— De même, reprit-il, Macdonald, Eulenburg parurent, même aux yeux les plus prévenus, intelligents, beaux, nobles…

— Bref, désirables de tous points.

Il se tut un instant et je vis un éclair de mépris passer dans son regard ; mais, se ressaisissant, il continua comme si ne l’avait pas atteint ma pointe :

— On est en droit d’attendre quelque beauté de l’objet du désir, mais non point du sujet qui désire. Peu me chaut la beauté de ceux-ci. Si j’insistais sur leur aspect physique, c’est qu’il m’importe qu’ils soient bien portants et virils. Et je ne prétends pas que tous les uranistes le soient ; l’homosexualité, tout de même que l’hétérosexualité, a ses dégénérés, ses viciés et ses malades ; j’ai, comme médecin, relevé, à la suite de beaucoup de confrères, maints cas pénibles, désolants ou douteux ; j’en ferai grâce à mes lecteurs ; encore une fois mon livre traitera de l’uranisme bien portant ou, comme vous disiez tout à l’heure : de la pédérastie normale.

— N’avez-vous donc point vu que j’employais ces mots par moquerie ? Vous seriez trop heureux si j’accordais ce premier point.

— Je ne vous le demanderai jamais par complaisance. Je préfère que vous y soyez forcé.

— À votre tour vous voulez rire.

— Je ne ris pas. Je gage qu’avant vingt ans, les mots : contre nature, antiphysique, etc., ne pourront plus se faire prendre au sérieux. Je n’admets qu’une chose au monde pour ne pas être naturelle : c’est l’œuvre d’art. Tout le reste, bon gré mal gré, rentre dans la nature, et, dès qu’on ne le regarde plus en moraliste, c’est en naturaliste qu’il convient de le considérer.

— Ces mots que vous incriminez sont habiles du moins à fortifier nos bonnes mœurs ? Où irons-nous, quand vous les aurez supprimés ?

— Nous n’en serons pas plus démoralisés ; et je me retiens fort pour n’ajouter pas : au contraire !… Vous nous la baillez belle, messieurs les hétérosexuels ; il semble, à entendre parler certains d’entre vous, qu’il suffise que les relations soient entre sexes différents pour être licites ; pour être « normales » tout au moins.

— Il suffit qu’elles le puissent être. Les homosexuels sont nécessairement dépravés.

— Pensez-vous que l’abnégation, la maîtrise de soi, la chasteté soient choses inconnues parmi eux ?

— Sans doute il est heureux que les lois et le respect humain les y contraignent quelquefois.

— Tandis que vous trouvez heureux que les lois et les mœurs vous y contraignent si peu.

— Mais enfin vous m’impatientez ! Le mariage, l’honnête mariage est là, et pas de votre côté je suppose. Je me sens, en face de vous, de l’humeur de ces moralistes, qui, hors du conjungo, ne voient dans le plaisir de la chair que péché et réprouvent toutes relations à l’exception des légitimes.

— Oh ! je leur rendrai des points là-dessus ; et, pour peu que vous m’y poussiez, je saurai me montrer plus intransigeant qu’eux. Sur le nombre d’alcôves conjugales où, comme médecin, j’ai été appelé à pénétrer, je vous jure que j’en ai vu de peu propres, et je ne parierais pas volontiers que le plus d’ingéniosité, de perversité si vous préférez, dans la mécanique amoureuse, ce soit toujours chez la courtisane qu’il le faille chercher, et non pas dans certains ménages « honnêtes ».

— Vous êtes révoltant.

— Mais si l’alcôve est conjugale, le vice y est aussitôt blanchi.

— Entre époux ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent ; cela leur est permis. Encore une fois cela ne vous regarde pas.

— « Permis » ; oui, j’aime mieux ce mot-là que « normal ».

— L’on m’avait prévenu que chez vos pareils le sens moral était étrangement faussé. À quel point ! j’en reste étonné. Vous semblez complètement perdre de vue cet acte naturel de la fécondation, que le mariage sanctifie et par lequel le grand mystère de la vie se perpétue.

— Et passé lequel le geste de l’amour s’émancipe et s’affole, n’est plus qu’une gratuite fantaisie, qu’un jeu. Non, non ! je ne le perds pas de vue ; et c’est sur sa finalité que je veux édifier ma morale. En dehors de lui, rien ne reste que la persuasion du plaisir. Mais déjà réfléchissez que l’acte de procréation est rare et qu’un tous les dix mois suffit.

— C’est peu.

— Très peu ; car la nature propose infiniment plus de dépense ; et… j’ose à peine achever…

— Allez donc ! Vous en avez déjà tant dit.

— Eh bien voici : Je prétends que, loin d’être le seul « naturel », l’acte de procréation, dans la nature, parmi la plus déconcertante profusion, n’est, le plus souvent, qu’un raccroc.

— Parbleu, vous vous expliquerez !

— Volontiers ; mais ici nous entrons dans l’histoire naturelle ; c’est par elle que mon livre commence et que j’aborde mon sujet. Si vous avez quelque patience je m’en vais vous le raconter. Revenez demain. D’ici là j’aurai mis quelque ordre dans mes papiers.

  1. M. Bazalgette a sans doute le droit d’opter (et la langue française l’y oblige) chaque fois que le genre du mot anglais reste indécis, et de traduire, par exemple « the friend whose embracing awakes me » par « l’amie qui… etc. » — encore qu’il abuse ici et le lecteur et lui-même. Mais il n’a pas le droit de tirer des conclusions d’un texte, après qu’il l’a lui-même incliné. Il avoue, avec une désarmante candeur, que l’intrigue féminine qu’il nous raconte dans sa biographie de Whitman est « purement » imaginaire. Son désir de tirer vers l’hétérosexualité son héros est tel que, lorsqu’il traduit « the heaving sea » — « la mer qui se soulève », il éprouve le besoin d’ajouter « comme un sein » (p. 278) ce qui, littérairement, est absurde, et profondément antiwhitmanien. Lisant ces mots dans sa traduction, je cours au texte, avec la certitude d’une… erreur. De même lorsque nous lisons « mêlé à celles qui pèlent les pommes, je réclame un baiser pour chaque fruit rouge que je trouve » — (p. 93) il va sans dire que le féminin est de l’invention de Bazalgette. De tels exemples abondent — et il n’y en pas d’autres, je veux dire : de ceux dont pourrait s’autoriser Bazalgette ; de sorte que c’est vraiment à lui que semble s’adresser Whitman, lorsqu’il s’écrie : « Je ne suis pas ce que vous supposez » (p. 97). Quant aux déformations d’ordre littéraire, elles sont abondantes et importantes au point de dénaturer étrangement la poésie de Whitman. Je connais peu de traductions qui trahissent mieux leur auteur… mais ceci nous entraînerait trop loin, et dans un autre domaine.