Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1768/Mars

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MARS.
15 mars 1768.

M. de Fontanelle, qui diffère de feu M. de Fontenelle de toute une voyelle, a porté, il y a quelques mois, aux Comédiens français une tragédie en trois actes intitulée Éricie, ou la Vestale. Cette pièce a été lue dans l’assemblée des Comédiens, et reçue par acclamation. On se proposait de la jouer cet hiver ; mais des obstacles imprévus en ont empêché la représentation.

Malgré la faiblesse extrême de cette tragédie, sa brièveté, et la beauté du spectacle qui aurait permis à toutes nos jolies actrices de prendre l’habit blanc et l’écharpe de pourpre des vestales, lui auraient sans doute procuré un succès passager assez éclatant, mais M. Marin, censeur de la police, ayant senti l’application qu’on pouvait faire de tous les discours d’Éricie à nos couvents, n’a pas voulu prendre sur lui d’en permettre la représentation. Sur le refus du censeur, M. le lieutenant général de police a pris le parti d’envoyer la pièce à M. l’archevêque de Paris pour savoir son sentiment ; le saint prélat a nommé une commission composée de quelques curés de Paris et de quelques docteurs de Sorbonne pour juger et décider cet important procès. On doit être bien étonné en pays étranger, où l’on ne peut apercevoir l’action des petits ressorts cachés, qu’une mauvaise esquisse de tragédie faite par un écolier devienne une affaire d’État, et mette en l’air toutes les têtes graves du royaume. Le résultat de toutes ces délibérations, c’est que la pièce ne sera pas jouée, et qu’il sera défendu à l’auteur de l’imprimer. L’auteur se moquera de cette défense, et fera paraître sa pièce clandestinement. Le public ne la lira point, et tout le monde sera content. Voilà ma prophétie après une lecture que j’ai entendu faire de ce drame par un ami de l’auteur.

En attendant qu’il soit imprimé, M. de Fontanelle a voulu se laver du reproche d’ignorance que ses amis lui avaient fait vraisemblablement. On m’a assuré du moins que l’Essai sur le feu sacré et sur les Vestales, qui vient de paraître en cent dix pages in-8°, était de lui. Nous devons au même auteur un roman en trois volumes, tout fraîchement publié et intitulé les Effets des passions, ou Mémoires de M. de Floricourt. Ces Mémoires sont remplis d’événements romanesques et sans vraisemblance. La fécondité de la plume de M. de Fontanelle pourrait devenir en peu de temps un fléau très-redoutable en littérature.

— Puisque nous avons eu occasion de parler de M. Marin, censeur de la police, il faut conserver ici une anecdote qui le regarde. Ce pauvre M. Marin aime apparemment les sentences et les moralités de M. Favart à la folie. Au lieu de mettre à son approbation des Moissonneurs la formule ordinaire : Je n’y ai rien trouvé qui puisse en empêcher l’impression, il s’avise de faire un grand et pompeux étalage en ces termes : Si l’on n’avait représenté sur nos théâtres que des pièces de ce genre, il ne se serait jamais élevé de question sur le danger des spectacles, et les moralistes les plus sévères auraient mis autant de zèle à recommander de les fréquenter qu’ils ont souvent déclamé avec chaleur pour détourner le public d’y assister. La pièce ne paraît pas sitôt avec ce magnifique passe-port que les jésuites font un bruit de diable. Le censeur amateur de moralités est obligé de supprimer son approbation, et d’y substituer la formule ordinaire. Malheureusement pour lui on présente en ce moment un tableau de diverses pensions à M. le contrôleur général, qui, en sa qualité de chrétien rigide, n’aime pas les spectacles ni les gens qui les approuvent. Ce ministre trouve M. Marin couché sur son tableau pour une pension annuelle de deux mille livres ; il le raye d’un trait de plume pour lui apprendre à s’extasier sur les moralités d’un opéra-comique. L’infortuné amateur Marin sollicite naturellement le rétablissement de sa pension ; il espère l’obtenir par ses protections et par ses amis ; mais il est certain que cela n’est pas fait encore. Si cette manière de perdre ses pensions est jugée conforme à l’équité, M. Marin doit trouver qu’il n’y a rien de si cher en France que le goût des sentences.

M. d’Arnaud a exécuté le tableau de M. de Fontanelle en camaïeu noir comme du charbon. Il n’a pas cherché à déguiser le nom de nos religieuses sous celui des Vestales. Il n’a pas transformé nos cloîtres en temple de Vesta ; il a nommé chaque chose par son nom. Son drame, en trois actes et en vers comme celui d’Éricie, est intitulé Euphémie, ou le Triomphe de la religion. Euphémie est une fille de condition qui a été forcée de prendre le voile afin de rendre son frère d’autant plus riche. Elle avait cependant la plus vive passion pour Sinval, et elle en était éperdument aimée. Pour l’engager à quitter le monde, sa mère lui avait fait accroire que Sinval était mort, tandis qu’on persuadait d’un autre côté à Sinval que sa maîtresse était morte. Il y a dix ans qu’Euphémie a pris le voile lorsque la pièce commence, et elle est occupée de son amant comme le premier jour. Elle se trouve entre deux religieuses, dont l’une est indulgente et douce, l’autre pie-grièche et rigide. Il paraît que tout le couvent est dans la confidence de sa passion si malheureuse et si durable. On lui a promis une entrevue avec le P. Théotime, moine et directeur du couvent, qui doit la consoler. Cependant la mère d’Euphémie, qui s’appelle la comtesse d’Orcé, est chassée de sa maison par ce fils dénaturé auquel elle a sacrifié sa fille. Dénuée de tout secours, elle vient dans ce couvent se présenter pour être servante. Elle ne sait point que sa fille s’y trouve, et cette rencontre imprévue occasionne la reconnaissance la plus touchante du monde. Euphémie apprend ici que son amant n’est pas mort, mais on n’en n’ignore pas moins ce qu’il est devenu. Cette aventure n’est pas la plus extraordinaire de la pièce. Ce P. Théotime, ce consolateur si longtemps promis, je parie que vous devinez qu’il n’est autre que ce Sinval si adoré, qui s’est fait moine quand il a appris la prétendue mort de sa maîtresse. Jugez de la reconnaissance entre le directeur et la dirigée. Le révérend père est vif et entreprenant, il veut enlever sa retrouvée, et Euphémie a la faiblesse d’y consentir dans un malheureux entr’acte. Mais au moment de l’exécution, au milieu de la nuit, dans un caveau du couvent rempli de tombeaux et de pierres sépulcrales, sa conscience se réveille, son courage l’abandonne, l’amour et la religion se livrent de furieux combats. Euphémie oppose à son amant ce Dieu dont elle est depuis dix ans la chaste épouse. Le révérend père se moque de Dieu son rival, et l’amant allait faire l’époux cocu, comme il arrive quelquefois, sans un miracle qui sauve la vertu de l’épouse. Le souterrain de M. de Fontanelle se trouve aussi dans le cloître de M. d’Arnaud. Euphémie se laissait déjà entraîner dans ce souterrain pour gagner le pays, lorsque, marchant sur une des pierres sépulcrales, cette pierre s’enfonce ; Euphémie tombe dans la fosse jusqu’à la ceinture. Elle reconnaît le doigt de Dieu. Les religieuses accourent, la maman comtesse et servante aussi ; le révérend père amant prend le parti de se convertir, et Euphémie de pleurer, en mourant, ses égarements ; et voilà ce que c’est que le Triomphe de la religion. Peut-on voir un roman plus dépourvu de vraisemblance et de naturel, plus impertinent et plus ridicule ? La stérilité de l’auteur, le vide de sa tête et de son cœur, la froide emphase de sa diction, en rendent la lecture dégoûtante. Il tapisse toujours la scène de tombeaux, de crucifix, de têtes de morts. Je ne hais pas ces sombres images ; il est peu de jours où elles ne m’occupent et ne m’inspirent cette mélancolie douce qui succède très-bien à la gaieté et en est à son tour suivie ; mais je trouve que Mme la princesse de Beauvau avait raison, lorsque le drame du Comte de Comminges parut, de dire que M. d’Arnaud dégoûtait du caveau. Ne pouvant être pathétique et touchant, il croit qu’il suffit de se barbouiller de noir de la tête aux pieds. Je vais solliciter pour lui la place de tapissier d’enterrement à la paroisse de Saint-Roch ou de Saint-Eustache ; mais c’est à condition, parbleu ! qu’il n’écrira plus. Il nous annonce un roman qui contiendra la vie d’Euphémie, ses lettres, que sais-je ? Mais j’aimerais mieux me faire tout à l’heure moine comme le révérend père Théotime que d’en lire une ligne.

M. le duc de Randan, gouverneur de Franche-Comté, qui vient de prendre le nom de duc de Lorges, ayant été nommé maréchal de France au commencement de cette année, la province a voulu donner des fêtes à cette occasion ; mais ce seigneur a prié que, vu la rigueur de la saison, l’argent destiné à ces fêtes fût employé au soulagement des pauvres de la province. Cette bonne action aurait pu faire quelque bruit à Paris ; mais elle n’a pu se soutenir contre un conte qui s’est répandu en même temps, et qui a fait l’entretien du public pendant plusieurs jours. On disait que Mlle Guimard, célèbre danseuse de l’Opéra, venait de s’immortaliser par un acte de bienfaisance des plus rares. M. le prince de Soubise étant en usage de lui donner tous les ans quelque bijou pour étrennes, elle l’avait prié cette année de lui donner ses étrennes en argent, en faisant entendre qu’elle en avait besoin. En conséquence, ce seigneur lui envoya une somme de six mille livres ; c’était pendant les grands froids du mois de janvier. Mlle Guimard, munie de cet argent, se mit en marche, seule, sans domestique, monta dans tous les quatrièmes étages de son quartier, s’informant de tous ceux qui souffraient de la rigueur de la saison, donnant à chaque famille indigente de quoi se nourrir, se chauffer, se vêtir même ; dépensant ainsi en peu de jours, non-seulement les six mille livres qu’elle avait reçues, mais encore deux mille livres au delà de son propre argent. On disait tous ces faits constatés par la police, car la vertu aime à cacher ses bienfaits, et jamais nous n’aurions su de Mlle Guimard l’emploi noble et touchant de ses étrennes. Au récit de cette superbe action l’admiration vous saisit, vous vous écriez de transport et d’ivresse, les entrechats de Mlle Guimard s’ennoblissent à vos yeux ; et moi, j’ai envie de faire ici le rôle de ce bon curé de village, qui, ayant prêché à ses paysans la passion de notre Seigneur, et les voyant tous pleurer de l’excès de ses souffrances, eut quelque pitié de les renvoyer chez eux si affligés, et leur dit : Mes enfants, ne pleurez pourtant pas tant, parce que tout cela n’est peut-être pas vrai. Je meurs de peur que la belle action de Mlle Guimard ne soit vraie que comme cela. Tout ce que j’en ai pu savoir de plus certain se réduit à ce que son laquais, un jour, ne s’étant pas trouvé à son service après l’Opéra, elle voulut le gronder ; qu’il s’excusa, et dit qu’il avait sa mère fort malade et dans une grande misère par le froid qu’il faisait ; et que sur cela la compatissante et tendre Guimard avait ordonné à son laquais de la conduire chez sa mère, et qu’elle l’avait secourue avec beaucoup de soins pendant sa maladie. Ainsi calmons-nous. Peut-être aussi ne serait-il pas aussi édifiant qu’on le croirait bien qu’une fille d’Opéra pût dépenser sans se gêner, en huit jours de temps, une somme de huit mille livres en bonnes œuvres. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’ai toujours tendrement aimé Mlle Guimard, et qu’il faut qu’elle soit aimable, car elle a beaucoup d’amis, quoiqu’ils disent que son excessive maigreur la fait ressembler à une araignée. On dit qu’elle a le son de voix rauque et dur, et c’est un furieux tort à mes oreilles ; mais comme je ne l’ai jamais entendue parler, ce défaut n’a pu diminuer ma passion pour elle. Elle a joué ces jours passés, chez Mme la duchesse de Villeroy, le rôle de Victorine dans le Philosophe sans le savoir, avec beaucoup de succès à ce qu’on dit, au son de la voix près.

— Il était aisé de prévoir que le Mandement de M. l’archevêque de Paris, contre le livre de Bélisaire, s’attirerait quelque marque de reconnaissance de la manufacture de Ferney. On y a imprimé le pamphlet suivant, que je vais insérer ici parce qu’il n’y a pas eu moyen de se le procurer imprimé[1]. Le grand patriarche s’y est dépouillé de sa dignité prééminente, et, pour traiter d’égal à égal avec le premier pasteur de l’Église de Paris, il s’est contenté de prendre le titre d’archevêque. Si, en sa qualité d’anglican, il est un peu hérétique en fait de dogme et sur l’article de la hiérarchie, personne ne lui contestera la solidité de sa morale avec un grand usage du monde.

— Il nous est venu aussi de Ferney une Relation de la mort du chevalier de La Barre, par M. Cass., avocat au conseil du roi, à M. le marquis de Beccaria. C’est une feuille de vingt-quatre pages. On suppose qu’elle a été trouvée dans les papiers de M. Cassen, avocat au conseil, mort depuis quelques mois ; mais vous vous apercevrez aisément qu’elle a été écrite et publiée par l’avocat général du genre humain, résidant à Ferney. Cette feuille est datée du 15 juillet 1766, et le chevalier de La Barre fut décapité à Abbeville le 1er juillet de cette année, pour avoir passé à vingt-cinq pas de la procession du saint-sacrement sans avoir ôté son chapeau, et pour d’autres crimes de cette énormité. Cet assassinat juridique est sans contredit la plus horrible. de toutes les cruautés arrivées de nos jours. L’auteur rend compte de ce qui s’est passé à Abbeville, mais il n’a osé dévoiler les ressorts qui ont fait confirmer la sentence fanatique de la sénéchaussée d’Abbeville par un arrêt barbare du parlement de Paris. Ceux qui ont fait rendre cet arrêt coupable sont pourtant les véritables assassins du jeune chevalier de La Barre ; et qu’importe qu’il y ait dans des juridictions subalternes quelques âmes atroces, pourvu que la cour souveraine, qui dispose en dernière instance de la vie, de l’honneur et de la fortune des citoyens, sache contenir, avilir, et même punir, ces dispositions cruelles dans les juges subalternes ? Malheureusement, on ne pourrait montrer à découvert les ressorts de cette horrible tragédie sans s’exposer au ressentiment de ces hommes méchants et pervers, qui ont préféré en cette occasion le rôle de bourreaux à celui de juges : car plus ils se sentent coupables, plus ils poursuivraient celui qui oserait les dénoncer au public.



  1. Il s’agit de la Lettre de l’archevêque de Cantorbéry.