Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1768/Février


FÉVRIER.
1er février 1768.

On a donné, le 25 du mois passé, sur le théâtre de la Comédie-Française, une petite pièce en vers et en un acte, intitulée les Fausses Infidélités, qui a eu un très-grand succès. L’auteur, M. Barthe, est un jeune homme, fils d’un négociant de Marseille, connu par des poésies fugitives et une petite comédie intitulée l’Amateur, qui a eu quelques représentations et qui ne valait pas grand’chose. La comédie des Fausses Infidélités est très-supérieure à tout ce que M. Barthe a fait jusqu’à présent.

Cette pièce est, en général, écrite avec facilité et d’un bon ton ; c’est une très-jolie petite pièce française. Elle n’a pas beaucoup de fond ni de vérité ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit, et la critique aurait fort mauvaise grâce de s’appesantir sur un ouvrage de cette espèce avec beaucoup de sévérité. Il plaît, il amuse : il est donc parfait. La scène où les deux cousines écrivent leurs billets est un peu longue et pas assez piquante ; aussi a-t-elle pensé faire tomber la pièce. Mais c’était la faute de Dorimène-Préville et d’Angélique-d’Oligny, qui ont joué toutes les deux fort médiocrement à la première représentation : je ne sais si elles ont mieux fait depuis. En général, Mme Préville joue avec finesse, mais sans grâce, et avec une grande sécheresse. Quel parti Mlle Dangeville aurait tiré du rôle de Dorimène, qui n’est pourtant rien ! Mais c’est que Mlle Dangeville ne sera jamais remplacée. La scène où les deux amis se font la confidence réciproque de la prétendue trahison de leurs maîtresses est, comme je l’ai déjà dit, celle qui a décidé du sort de la pièce. Molé, qui a joué le rôle de Dormilly, a aussi infiniment contribué au grand succès qu’elle a eu. Il a joué avec une vivacité, une légèreté, une gentillesse dont il est difficile de se faire une idée quand on ne l’a point vu. C’est un acteur charmant dans le haut comique, qui s’est singulièrement formé depuis quelques années. On n’a pas été content de Préville dans le rôle de Mondor. Préville n’a pas le masque de ce rôle-là. Le mordant de sa voix, son menton en sabot, peut-être l’habitude que nous avons de le voir dans les rôles de Crispin et de valet, lui donnaient un air gascon et burlesque ; et le ridicule de M. Mondor est autre chose.

— Deux jours après les Fausses Infidélités, on a donné sur le théâtre de la Comédie-Italienne les Moissonneurs, opéra-comique en trois actes, ou, pour parler comme nos auteurs, comédie en vers, mêlée d’ariettes. Cette pièce est de M. Favart, et la musique de M. Duni. La fable de cette pièce est bien mal conçue, bien mal ourdie, bien mal développée. Les scènes sont un tissu de choses simples artificieusement entourées et brodées de sentences, de maximes, de concetti à la Favart. On peut faire lire cette pièce aux jeunes gens pour essayer s’ils ont le goût juste, et s’ils remarqueront la fausseté des discours malgré l’apparence du vrai et l’affectation de la simplicité des sentiments. Le public n’a été choqué que de la trop grande abondance de sentences. On a dit que ce n’était pas là une comédie, mais un sermon ; on a dit que le R. P. Favart était venu prêcher son petit carême, pendant le carnaval, sur le théâtre de M. Arlequin. La musique de M. Duni est très-faible ; ce compositeur ferait bien de renoncer au métier, puisque son voyage en Italie ne lui a pas rafraîchi la tête. Il n’y a pas un seul morceau passable dans les deux premiers actes ; et ce qu’il y a d’agréable dans le troisième sont des airs que M. Duni a tirés de ses anciens opéras italiens, et adaptés aux paroles françaises. Malgré tout cela, les Moissonneurs ont eu un très-grand succès, et je soutiens et prédis qu’ils seront fort suivis. C’est que le spectacle en est agréable, qu’il rappelle les tableaux touchants et intéressants de la vie champêtre ; et, pour tout dire, c’est que le parterre et le gros du public aiment les sentences à la folie. Je le savais bien, et j’ai prédit son succès, malgré la faiblesse de la musique, malgré le faux naturel du poëte. Si M. Sedaine avait traité ce sujet avec le génie particulier qu’il a, et avec l’art de manier un sujet, qu’il possède au suprême degré, je suis sûr qu’il m’aurait fait pleurer depuis le commencement jusqu’à la fin, comme il m’est arrivé quelquefois à Rose et Colas.


— J’ai lu quelque part, dans les ouvrages de M. de Bielfeld, la manière dont un ministre du roi de Prusse s’y prenait pour pénétrer les secrets du cabinet de Copenhague, du temps du roi Christian VI. Les ministres de Sa Majesté danoise, intrigués de savoir par quel moyen cet envoyé était parvenu à mander toujours exactement les résolutions les plus cachées du conseil à son maître, cherchèrent à l’enivrer un jour pour découvrir son secret. Le ministre prussien le leur confia en effet. Il ne lui était pas difficile, disait-il, de savoir sur quoi roulaient à peu près les délibérations du conseil danois. Quand il était parvenu à en savoir l’objet, il examinait quel était le plus mauvais parti qu’on pût prendre sur cet objet, et il le mandait à Berlin comme pris. Il prétendait, au moyen de cette méthode, rencontrer au moins dix-neuf fois sur vingt. Je ne prétends pas, moi, contester la bonté de cette méthode ; je crois seulement qu’elle ne peut convenir à tous les cabinets de l’Europe indistinctement et dans tous les temps, et que, nommément à Copenhague, elle pourrait n’être pas bonne sous le ministère de M. le comte de Bernstorf ; mais je conviens que je m’en suis toujours servi avec succès dans toutes les opérations des théologiens ; on peut compter qu’en toute occasion ils prendront toujours le parti le plus absurde. Ainsi, j’étais persuadé, malgré toutes les fluctuations de la Sorbonne, qu’elle ne nous frustrerait pas de la censure de Bélisaire. J’étais bien sûr aussi que M. l’archevêque de Paris ne nous priverait pas d’une Instruction pastorale sur le beau sujet de la damnation éternelle de Marc-Aurèle, et de la nécessité de l’intolérance ; et ce digne prélat vient de remplir mes espérances par un beau Mandement portant condamnation de l’aveugle Bélisaire, lu aux prônes, publié, affiché dans tous les coins de Paris, à côté des remèdes contre le mal vénérien, et des spectacles de la foire Saint-Germain. On l’a affiché, entre autres, à la porte de l’Académie française au Louvre, et Duclos, le secrétaire de l’Académie, a écrit dessous : Défenses sont faites de faire ici ses ordures. La porte de Mme Geoffrin, chez qui l’auteur de Bélisaire demeure, a aussi été gratifiée d’une affiche. Un bon bourgeois l’ayant entendu lire au prône, en parla à sa femme et à ses enfants, à dîner. « On a lu, dit-il, un mandement de M. l’archevêque… — Et qu’est-ce que dit M. l’archevêque ?… — Mais, autant que j’ai pu comprendre, il dit que toutes les religions sont également bonnes. » Moi, autant que j’ai pu comprendre, j’ai vu qu’il n’y avait pas un seul honnête homme dans toute la Grande-Bretagne, dans toutes les Sept-Provinces unies, dans tout le Danemark, dans toute la Suède, dans tout l’empire russe, dans toute la partie inférieure de l’empire allemand, dans toute l’étendue des colonies anglaises en Amérique : car on ne peut être honnête homme si l’on ne va à la messe. Ainsi les honnêtes gens seront à l’avenir beaucoup plus rares en Pologne que par le passé. Cette découverte m’a fait un sensible plaisir, et vaut bien les frais d’impression d’un mandement. Je vois qu’avec un peu de jargon autrichien ou bavarois, avec un peu de français et d’italien, et tout au plus une fourniture d’espagnol, le tout relevé d’un peu de latin de cuisine, on pourra très-bien se tirer d’affaire en paradis, et se faire entendre de tout le monde. J’ai vu aussi avec beaucoup d’édification que le fer était toujours d’un bon usage contre les hérétiques, et que Jésus-Christ, en disant qu’il est venu apporter le glaive, a nommé à perpétuité le bourreau promoteur général de tout diocèse bien administré. Dieu nous fasse la grâce de bien reconnaître un jour l’esprit de charité qui anime la sainte Église catholique, apostolique et romaine, et ses saints prélats !

— Puisque nous sommes à expédier les œuvres spirituelles en tous genres, il faut faire mention ici d’un Mandement de M. l’archevêque de Lyon contenant des instructions sur la pénitence et des dispenses pour le carême prochain. Suivi d’un autre pour la publication d’un catéchisme dans son diocèse. Le zèle de M. l’archevêque de Lyon a été quelquefois soupçonné par ses confrères, dont il n’est pas aimé parce qu’il a quelquefois, en sa qualité de primat des Gaules, tempéré le zèle de M. l’archevêque de Paris. Il y a apparence que ce primat a voulu prouver que le salut des âmes de son diocèse lui était aussi cher qu’aux autres évêques. Je pense toujours à l’embarras et à l’étonnement où seront les savants dans deux ou trois mille ans, si une pièce comme celle-ci échappe à l’injure du temps. Ils trouveront un centon de quatre-vingts pages de passages de l’Ancien et du Nouveau Testament, de toutes sortes de Pères de l’Église artistement cousus ensemble, et qu’à ces causes il est permis à tous les fidèles de manger du fromage, du beurre, du lait et même des œufs pendant le carême. Ils se casseront la tête pour découvrir la liaison et la logique de ces idées, et je suis persuadé que les critiques qui ont de l’imagination trouveront une foule d’explications ingénieuses qui prouveront l’affinité du fromage avec saint Paul et saint Augustin.

M. Séguier, qui, depuis la retraite de maître Omer Joly de Fleury, est monté à la place de premier avocat général du roi au parlement de Paris, vient aussi de publier un Mandement sous le titre de Réquisitoire fait en Parlement contre un livre en deux volumes in-12 assez considérables, intitulé Histoire impartiale des jésuites depuis leur établissement jusqu’à leur première expulsion. En conséquence de ce réquisitoire, le Parlement a rendu un arrêt pour faire lacérer et brûler cette Histoire impartiale par la main du bourreau. Cet ouvrage a paru au commencement de l’année, et a fait quelque sensation. Les jansénistes l’ont trouvé très-partial. Il est de M. Linguet, avocat au Parlement, connu par plusieurs ouvrages, et entre autres par une Théorie des lois civiles, qu’il a publiée il y a environ un an. On dit ce M. Linguet un assez médiocre sujet quant à la conduite ; mais je crois que son plus grand tort, aux yeux de Messieurs du Parlement, c’est d’avoir composé, en sa qualité d’avocat, une consultation en faveur de ces infortunés enfants d’Abbeville condamnés à la mort. Cette consultation, signée par les plus célèbres avocats de Paris, déplut fort au Parlement, qui, n’osant la supprimer, en fit acheter presque toute l’édition ; de sorte que très-peu d’exemplaires parvinrent à la connaissance du public. Il ne serait pas impossible que cet auguste corps eût conservé quelque rancune contre M. Linguet. Il avait déjà eu envie de brûler, l’année dernière, la Théorie des lois civiles ; mais l’auteur s’étant permis, dans la préface, de rappeler l’histoire déplorable de la tragédie d’Abbeville, on aurait pu attribuer cette sévérité à un ressentiment personnel, et la vengeance fut différée. Cependant, malgré le fagot allumé au bas du grand escalier, on n’a pu inquiéter la personne de l’auteur, qui n’avait pas fait imprimer son Histoire impartiale sans avoir la permission du vice-chancelier dans sa poche.

Je doute que M. Linguet obtienne jamais une place parmi nos bons écrivains, malgré les honneurs du bûcher que le Parlement lui a décernés. Cependant, l’intérêt du sujet a fait lire son Histoire impartiale, qu’il a dédiée au roi de Prusse par une épître fort étendue, où il cause assez familièrement avec ce monarque, quoique, selon toutes les apparences, il ne soit pas fort lié avec Sa Majesté. S’il trouve les jésuites pas plus coupables en Europe que les autres moines, il fait en revanche un pompeux éloge de leur gouvernement au Paraguay. Voilà nos Français ! ils ignorent ce qui se passe dans l’élection de Moulins ou d’Alençon, et ils savent par cœur, et au bout des doigts, tout ce qui se fait au Paraguay ou à la Chine ; et ils vous en rendent compte avec une confiance des plus intrépides. Les dernières nouvelles venues d’Espagne semblent prouver que l’empire des jésuites, au Paraguay et dans les autres contrées du nouveau monde, n’était pas moins précaire qu’en Europe.

— Il faut terminer la revue des œuvres spirituelles de cet ordinaire par un sermon fraîchement sorti de la manufacture de Ferney. Il est intitulé Sermon prêché à Bâle le premier jour de l’an 1768 par Josias Rossette, ministre du saint Évangile. Ce M. Josias Rossette est un brave et digne prédicateur de la tolérance. Il rappelle à ses auditeurs le grand exemple donné l’année dernière par l’Impératrice de Russie, par le roi de Pologne, qui ont dit à la tolérance : Asseyez-vous sur mon trône, et qui nous ont donné un spectacle aussi touchant que nouveau, en n’employant leur autorité que pour cimenter l’union, la justice et la modération entre les citoyens de la même patrie, quoique de croyances diverses. Le prince Primat, philosophe, s’attire aussi la bénédiction de M. Josias. Le but de ce saint homme de Dieu est de faire goûter la tolérance aux treize cantons suisses car, quoique ce M. Josias parle tout juste avec autant de grâce et de chaleur que M. de Voltaire, il ne se mêle des affaires de France qu’en passant, et qu’autant qu’elles peuvent servir à l’instruction et à l’édification de ses compatriotes. Son cœur, plein de charité chrétienne, ne peut souffrir qu’un citoyen de Lucerne ou de Soleure ne puisse être citoyen de Zurich ou de Berne, et vice versa. Il montre par plusieurs arguments combien ces institutions sont absurdes et contraires à l’humanité. Il pouvait alléguer parmi ces arguments que jamais banquier, en recevant une lettre de change, n’a pensé à examiner si son correspondant était catholique, protestant, juif, anabaptiste, quaker, etc., mais bien s’il était honnête homme, si sa maison était solide, s’il jouissait d’une bonne réputation, si ses engagements étaient inviolables, etc. Le vénérable M. Josias tire aussi parti des paroles que l’Évangile a mises quelquefois dans la bouche de Jésus-Christ, pour prouver que son intention était de tout tolérer. Au reste, le résident de Bâle prétend qu’il n’y a pas un seul catholique de bonne foi dans toute l’Italie, pas même notre saint-père le pape. Cela me paraît bien fort pour le vicaire de Jésus-Christ, actuellement muni du sceau du Pêcheur : car je me souviens d’avoir ouï dire à une des plus grandes lumières de l’Église, le très-saint abbé de Galiani, que quand Dieu voulait visiblement le bien de son Église, il lui donnait pour pape un athée, et quand il voulait visiblement le mal de son Église, il lui donnait pour pape un croyant ou dévot, ce qu’on pouvait aussi exprimer en mettant un s à la place des trois premières lettres du mot dévot ; et vu les nouvelles de Portugal, de France, d’Espagne, des Deux-Siciles et de Pologne, il m’a paru que sous le vicariat de notre très-saint père Clément XIII, Dieu ne voulait pas beaucoup de bien à son Église. Mais je n’ai garde de m’arroger le droit d’avoir un sentiment dans une matière si délicate, et je me contente de recommander ces réflexions à la haute considération de M. Josias Rossette, que Dieu veuille nous conserver sous ce nom ou sous tel autre des cent un qu’il lui a plu de prendre jusqu’à présent, pour coopérer avec un zèle infatigable à la gloire de Dieu, au salut des bons, à l’amendement des méchants ! Ce zèle, qui nous procure presque tous les quinze jours une nouvelle production de la plume la plus séduisante de l’Europe, n’est pas le phénomène le moins singulier de notre temps fécond en miracles.

— On a réimprimé ici l’Éloge du jeune prince Henri de Prusse, mort à dix-neuf ans de la petite vérole, au mois de mai 1767, par le roi de Prusse. Cet éloge a été lu dans une assemblée de l’Académie royale des sciences de Berlin, le 30 décembre de l’année dernière. L’auguste auteur de cet écrit a raison : le plus bel éloge d’un prince de dix-neuf ans, c’est d’en mériter un. Celui dont il est question ici est très-digne de la plume du philosophe couronné qui demeure vers la Sprée, pour me servir des termes de M. Josias Rossette ; on y voudrait cependant un peu plus de sentiment.

— La fureur de compiler, d’abréger, d’extraire, est si grande, qu’un certain M. de Montreille, qui est sans doute compagnon de la communauté des sangsues, vient d’abréger le roman de Robinson Crusoé[1]. Il dit qu’il en a surtout retranché les maximes dangereuses. Il peut compter que, lui, il sera retranché de toute bibliothèque bien composée.

Étrennes aux morts et aux vivants, ou Projet utile partout où l’on est mortel. En deux chapitres, pour somme et prix de quinze sols, et moyennant une lecture de soixante-dix pages, vous saurez quels sont les expédients et la police que l’auteur imagine pour ne plus enterrer les morts au milieu des vivants, comme cela est sagement établi dans Paris. Je ne puis me dispenser de jeter de temps en temps un œil de pitié sur les historiens, les philosophes, les critiques, et tous ceux qui s’occupent du métier dangereux et frivole de la recherche de la vérité. Quel est celui d’entre eux qui, éloigné de la capitale de France par la distance des temps et des lieux, pourra douter qu’on ait cessé avec l’année 1765 d’enterrer les morts dans les églises de Paris ? L’arrêt solennel du parlement de Paris du 21 mars 1765 ne défend-il pas absolument de suivre cet usage, passé le dernier décembre de cette année ? Ne prescrit-il pas aux paroisses tout ce qu’il faut faire pour enterrer les morts hors de Paris ? N’a-t-il pas été publié, affiché, inséré dans tous les papiers publics ? La vérité d’aucun fait historique peut-elle être certifiée par aucun témoignage plus authentique ? Eh bien, malgré cet arrêt si solennel, si étendu, si prévoyant tout ce qui pourrait en gêner l’exécution, on enterre et on n’a jamais cessé d’enterrer dans les églises de Paris, tout comme s’il n’avait jamais existé. Je vous assure que tout critique, tout académicien d’inscriptions et de belles-lettres à qui l’on soutiendrait dans deux mille ans qu’on a enterré dans les églises de Paris passé l’année 1765 de notre ère, hausserait les épaules et prendrait l’auteur d’une telle assertion pour un ignorant qui ne mérite pas d’être réfuté.


15 février 1768.

Il faut compter la congrégation des pauvres d’esprit et simples de cœur rassemblés dans la sacristie de M. le marquis de Mirabeau sous l’étendard du docteur François Quesnay, et sous le titre d’Économistes politiques et ruraux, au nombre de ces confréries religieuses qui forment leur domination dans l’obscurité, et qui ont déjà une foule de prosélytes lorsqu’on commence à s’apercevoir de leurs projets et de leurs entreprises. Le vieux Quesnay a toutes les qualités d’un chef de secte. Il a fait de sa doctrine un mélange de vérités communes et de visions obscures. Il écrit peu lui-même, et s’il écrit, ce n’est pas pour être entendu. Le peu qu’il nous a manifesté lui-même de ses idées est une apocalypse inintelligible ; la masse de sa doctrine, qui s’appelle dans le parti la science tout court et par excellence, est répandue par ses disciples, qui ont toute la ferveur et toute l’imbécillité nécessaires au métier d’apôtre. Leur admiration pour le maître est sans bornes, et ce qui est tout à fait naturel, c’est que son mépris pour ses disciples est sans mesure.

Il aime à les humilier lorsqu’ils sont assemblés autour de lui bouche béante pour écouter ses oracles ; et il ne se cache pas dans ses tête-à-tête avec les postulants et les novices, ou avec les députés des provinces et des pays étrangers, du peu de cas qu’il fait des interprètes de sa doctrine. Le ton cynique qu’il a pris convient encore très-bien à un chef de secte. Lorsque, en qualité de médecin de Mme de Pompadour, il était logé dans l’entre-sol de son appartement de Versailles, il avait choisi le rôle d’homme sévère et de frondeur de la cour, et ce n’est pas la plus mauvaise tournure que l’ambition puisse prendre : la flatterie et la bassesse même l’ont souvent choisie avec succès pour parvenir à leurs fins.

La folie du docteur Quesnay serait de jouer en Europe le rôle que Confucius a joué à la Chine, et de produire une révolution, ou du moins de créer une secte nombreuse et répandue dans tous les pays, par un mélange de principes d’agriculture, de gouvernement et de morale, et par des lieux communs que personne n’ignore, mais dont la trivialité nous est dérobée sous un style emphatique et louche ou par une exagération extravagante et outrée. C’est sous ce point de vue et avec ces armes que ses disciples prêchent la science du maître ; il a senti du moins que ce n’était pas le moment où l’on réussirait à former une secte par de nouvelles opinions religieuses, ou en réformant les anciennes.

Mais devait-il se flatter d’établir une secte quelconque, dans un siècle où personne n’est cru sur sa parole, où personne n’est dispensé de produire ses titres, où l’esprit de discussion est porté au plus haut degré de liberté, où les Voltaire et les Montesquieu, les Buffon et les Diderot, nous ont accoutumés à une réunion de génie et de goût, de clarté et de raison, qui caractérise un siècle éclairé ? Oui, sans doute : le ténébreux Quesnay et ses barbares apôtres réussiront à jouer pendant quelque temps un rôle, même dans le siècle de Voltaire. La ferveur et l’opiniâtreté viennent toujours à bout de leurs entreprises. Il existe, parmi les hommes de tous les temps, une classe d’esprits faibles et rétrécis créés pour la conquête de ceux qui ne dédaignent pas de s’en emparer, et cette classe est peut-être de toutes la plus considérable. Le besoin et la facilité de jouer un rôle dans un parti lui attirent, dans sa nouveauté, encore un grand nombre de prosélytes que leur nullité aurait retenus dans la foule. Il faut des associations aux hommes d’une certaine tournure ; dans les pays où ils ne peuvent plus se faire moines, ils se font quakers, ou méthodistes, ou herrnhuter, et dans les pays où la religion a fait son temps, ils se réunissent en confréries politiques, ou philosophiques, ou littéraires ; les économistes sont les piétistes de la philosophie.

Il est vrai que la secte des économistes politiques ne fera pas grande fortune à Paris ; il y faut trop de preuves pour justifier sa mission : mais elle étendra ses conquêtes dans toutes les provinces du royaume. Elle a déjà un parti considérable en Suisse. La fortune des sectes commence toujours par la populace, et la populace littéraire est aussi nombreuse qu’aucune autre. Il est vrai que le livre de l’Ordre essentiel et naturel des sociétés politiques, qui devait produire une si grande révolution dans toute l’Europe, est tombé dans un discrédit total, mais cet échec n’est que l’effet d’une ambition démesurée. Si le livre de M. de La Rivière n’avait pas été annoncé avec trop d’emphase ; si l’auteur n’avait pas eu un moment la sottise de vouloir s’égaler au président de Montesquieu et même renverser la statue de ce grand homme, son ouvrage aurait été jugé avec moins de rigueur, et il aurait pu même conserver une certaine réputation. C’est, à mon avis, un des plus mauvais livres qui aient été faits de notre temps ; mais il en aurait imposé à un grand nombre d’esprits superficiels par ce faux air de logique et d’enchaînement d’idées qu’il affecte, et qui couvre au fond un tissu de sophismes d’une platitude révoltante. Il faut même dire la vérité : quoique cet ouvrage soit entièrement tombé, beaucoup de personnes s’imaginent qu’il ne peut avoir été annoncé si magnifiquement et avec tant de confiance, sans valoir quelque chose. Ils s’en prennent de son mauvais succès à la platitude du style, et ont bien de la peine à ne pas croire qu’il ne manque pas de mérite du côté de la logique et de l’enchaînement des idées : c’est-à-dire que ce qui me le fait particulièrement mépriser, c’est tout juste sur quoi ces gens-là fondent leur apologie.

M. l’abbé de Mably l’a cru si dangereux par ce côté, qu’il a jugé nécessaire de lui opposer un ouvrage tout exprès pour le réfuter. Cet ouvrage est intitulé Doutes proposés aux Économistes.

Dictionnaire des portraits historiques, anecdotes et traits remarquables des hommes illustres. Trois gros volumes in-8° du même format que le Dictionnaire des anecdotes publié l’année dernière, dont ce dictionnaire des portraits doit faire suite. Courage, monsieur Lacombe, courage. Compilez, compilez sans cesse. Nous n’en serons pas plus instruits, mais vous en serez à coup sûr plus riche, car, à la gloire du siècle, ces rapsodies se débitent à merveille.

— Le libraire Vincent sait aussi bien que son confrère Lacombe, que les compilations sont d’un bon débit. Il vient de mettre en vente un Dictionnaire portatif des faits et dits mémorables de l’histoire ancienne et moderne. Deux gros volumes in-8° chacun d’environ sept cent cinquante pages. Le premier renferme l’histoire ancienne, le second l’histoire moderne. Lacombe a l’avantage sur Vincent d’être auteur et libraire à la fois, et de publier ses propres compilations. Ainsi il gagne sur l’autre le salaire du manœuvre de la communauté des sangsues.

— On a traduit de l’anglais un ouvrage composé par M. Holwell et intitulé Événements historiques et intéressants relatifs aux provinces de Bengale et à l’empire de l’Indostan. On y a joint la mythologie, la cosmogonie, les fêtes et les jeûnes des Gentous, qui suivent le Shastah, et une dissertation sur la métempsycose. Deux parties, grand in-8°, chacune d’environ deux cents pages. M. Holwell a passé trente années de sa vie dans le Bengale, et il y a employé ses heures de loisir à étudier l’histoire, les mœurs, le gouvernement, la religion des peuples de l’Inde. Il avait ramassé un grand nombre de matériaux, et entre autres plusieurs manuscrits gentous très-curieux ; mais il perdit tous ses trésors à la prise de Calcutta en 1756. Cette perte est irréparable. Les débris que l’auteur en a pu retirer sont renfermés dans l’ouvrage qu’on vient de traduire. La première partie contient l’histoire des principales révolutions arrivées dans le Bengale et dans l’Indostan depuis la mort d’Aureng-Zeb, c’est-à-dire depuis 1707 jusqu’en 1750 de notre ère. Si vous voulez voir la fureur de régner, la soif des richesses, la trahison, la perfidie réduites en systèmes et en maximes du gouvernement avec les résultats et les mœurs qu’elles produisent, vous étudierez cette histoire à fond, et vous trouverez quelles sont les lois fondamentales d’un peuple où le souverain a pour principe de s’abandonner sans réserve à toutes les passions. La lecture de la seconde partie vous intéressera d’une manière plus satisfaisante. L’auteur y traite de la religion, des dogmes et de la mythologie des gentous ou des naturels de l’Inde, qui vivent aujourd’hui sous le gouvernement mahométan, et qui suivent le culte de Brahma sous la conduite des brahmines. La simple exposition de leurs opinions religieuses et de leur théologie, tirée du Shastah ou de leur Bible, suffit pour convaincre tout homme sensé que les Égyptiens, les Juifs, les Grecs, les Romains, et par la succession des temps les chrétiens, ont tiré leurs idées théologiques et leurs rêveries mythologiques de l’Inde. La fable de la chute des anges rebelles, l’idée d’une rédemption nécessaire aux hommes, les idées d’incarnation, de mission, d’un Messie, enfin le dogme de la métempsycose ou de la transmigration nous sont venus de l’Inde ; mais il leur est arrivé ce qui arrive toujours, c’est qu’en passant de bouche en bouche, de peuple en peuple, toutes ces idées ont été défigurées et chargées de mille accessoires ; et la lecture de l’ouvrage de M. Holwell vous convaincra que la mythologie des Gentous et les opinions théologiques de leurs brahmines orthodoxes sont moins absurdes que celles de tous les peuples qui les ont empruntées. Leur mythologie a du moins de l’élévation et de la poésie ; leur morale est sublime et pure. L’ouvrage de M. Holwell est bien intéressant pour ceux qui savent lire, voir et penser.




  1. C’est M. Savin, professeur d’humanités à Bordeaux, qui a fait paraître, sous le nom de Montreille, un abrégé de Robinson Crusoé, avec le titre d’Isle de Robinson Crusoé, Londres et Paris, 1768, in-12. L’ouvrage a reparu, en 1774, sous le titre de Robinson dans son Isle. (B.)