Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1768/Janvier

CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE
PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE



1768[1]
JANVIER.

1er janvier 1768.

L’auteur du drame qui a pour titre l’Honnête Criminel a fini par où il aurait fallu commencer. Il a conçu l’idée de sa pièce d’après deux lignes que M. Marmontel a écrites sur ce sujet dans sa Poétique française. Lorsque sa pièce s’est trouvée achevée et imprimée, M. Fenouillot de Falbaire a commencé à prendre des informations sur la vérité et les principales circonstances du fait, et il s’est donné beaucoup de mouvement pour en savoir exactement les détails quand il n’a plus été dans le cas d’en profiter. L’intérêt du public pour ce drame a augmenté à mesure que la vérité du fait a été constatée, et l’auteur s’est très-bien trouvé de la compassion qu’aucune âme sensible n’a pu refuser au héros de sa pièce.

La lettre que vous allez lire renferme les véritables circonstances de cette aventure déplorable. Elle est datée du 9 décembre 1767, de Nîmes, lieu de la scène, et elle a fait beaucoup de sensation à Paris.

« L’Honnête Criminel n’a point été envoyé ici, mon cher monsieur ; j’ai seulement ouï parler d’un exemplaire apporté par M. Alison ; mais je n’ai pu le voir dans les vingt-quatre heures que cet ami a resté ici. L’auteur mériterait sans doute le succès qu’il a obtenu, quand même son ouvrage n’y aurait d’autre titre que le choix du sujet. Ce choix décèle un cœur sensible et plein d’humanité, une âme honnête et compatissante, dont l’activité n’est arrêtée ni par les préjugés ni par la différence d’opinions. Ces qualités sont bien préférables aux talents de l’esprit, et vont rarement sans eux quand elles sont poussées à un certain degré.

« Le sieur Fabre, qui est le héros du drame dont vous me faites l’honneur de me parler, n’est plus ici. Son malheur, en ruinant sa petite fortune, en causant la mort de son père, l’a mis dans la nécessité d’abandonner sa patrie, et d’aller chercher un nouvel établissement dans une petite ville des Cévennes, où il pût vivre à moins de frais en travaillant. Il y a formé une petite fabrique de bas de soie : il y passe des jours paisibles avec une de ses parentes, qui a eu la constance et le courage d’attendre la fin de sa détention pour devenir son épouse. Il est sans ambition, et je ne crois pas qu’il se déterminât facilement à faire le voyage de Paris. J’en ai parlé à sa mère, qui a versé des larmes au récit que je lui ai fait des sentiments de M. de Falbaire ; elle m’en a témoigné la plus vive reconnaissance. Son unique désir serait d’obtenir pour son fils une grâce complète, telle que le sieur Turge, son compagnon d’infortune, l’a obtenue. Ce dernier a été rétabli dans ses biens, droits et honneur, au lieu que le sieur Fabre ne jouit de la liberté qu’en vertu d’un brevet de congé expédié par M. le duc de Choiseul, de sorte qu’il se trouve encore dépouillé des droits de citoyen, et incapable d’aucune action civile. Il serait bien digne du cœur généreux de Mme la duchesse de Villeroy de procurer l’entier rétablissement de cet honnête infortuné ; et je m’assure que M. de Falbaire aurait une vraie satisfaction de rendre son héros à la patrie.

« Il est aisé, monsieur, de vous donner les éclaircissements que vous désirez sur l’aventure du sieur Fabre. C’est un fait de notoriété publique dans ce pays-ci. Les protestants, qui fourmillent dans notre province, ont éprouvé de fréquentes vicissitudes de tolérance et de persécution, à raison des assemblées qu’ils forment dans les déserts. Pendant un temps de calme, on faisait aller chaque dimanche, sur le lieu de l’assemblée de la ville de Nîmes, un détachement peu nombreux des troupes de la garnison, commandé par un sergent. Ces troupes revenaient pêle-mêle avec les personnes qui avaient formé l’assemblée, paraissaient chercher par leurs discours à rassurer ceux qui auraient pu les craindre, et à inspirer une confiance générale. Cette manœuvre avait duré plus d’un mois, lorsque tout à coup le sergent qui commandait le détachement ordinaire eut ordre d’arrêter quelques-uns des plus apparents des hommes qu’il trouverait sur le chemin de l’assemblée. Le sort tomba sur le sieur Turge et le sieur Fabre le père. Le fils de celui-ci, qui était en leur compagnie, avait pris la fuite en exhortant son père à le suivre ; mais voyant que l’âge, la frayeur, et la difficulté des chemins, l’avaient mis dans l’impuissance d’échapper, et qu’il était tombé entre les mains des soldats, il rebrousse chemin et vient se jeter au milieu d’eux, en les conjurant de le recevoir en échange de son père. Celui-ci s’opposait à cette action généreuse, et s’écriait qu’il ne voulait point sacrifier son fils, jeune et plein de force, aux faibles restes de la vie d’un vieillard prêt à mourir. Ce combat touchant de l’amour paternel et de la piété filiale, qui aurait tiré des larmes des cœurs les plus durs, fit effet sur ceux des soldats. Ils s’attendrirent, mais il leur fallait une victime : le devoir, dans les militaires, parle plus haut que la compassion. Les instances du fils décidèrent le choix : il fut emmené, et l’on renvoya le père, au désespoir de n’avoir pas la force de suivre son fils lorsqu’il en avait le courage.

« Peu de temps après cet événement, M. le maréchal de Mirepoix vint prendre le commandement de la province. Des gens qui cherchaient à se rendre nécessaires persuadèrent à ce seigneur qu’il contraindrait facilement le ministre Paul Rabaut[2] de sortir du royaume, en menaçant les protestants de Nîmes de condamner leurs concitoyens selon la rigueur des ordonnances, et promettant au contraire leur liberté si le ministre se soumettait à s’expatrier. Celui-ci crut devoir préférer l’intérêt public de son troupeau à l’intérêt de deux particuliers ; il persista dans la résolution de ne pas abandonner le pays, et les infortunés furent condamnés aux galères. Ils y furent conduits en effet. Le sieur Fabre y a gémi pendant près de sept ans. Au bout de ce temps-là, il eut le bonheur de faire parvenir à M. le duc de Choiseul un placet dans lequel il avait exposé ses malheurs. Ce ministre équitable et sensible lui fit expédier un brevet de congé qui lui rendit la liberté.

« Voilà, monsieur, l’histoire de l’honnête criminel, telle qu’elle s’est passée sous nos yeux, et que toute notre ville est en état de la raconter. Si M. de Falbaire désire d’autres éclaircissements, et qu’il veuille les tenir du héros lui-même, il peut écrire à M. Fabre le jeune, négociant à Ganges en Cévennes. Il me tarde beaucoup de connaître une pièce dont l’auteur, en montrant des sentiments si généreux, me donne une si bonne idée de ses talents. Je serais bien flatté si ce que j’ai l’honneur de vous mander peut lui être utile, et satisfaire sa noble curiosité.

« J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.,

« Signé : Vincent. »

En conséquence de cette lettre, M. Fenouillot de Falbaire s’est adressé directement à M. Fabre, qui lui a fait la réponse suivante, datée de Ganges, du 14 décembre 1767 :

« Monsieur, j’ai reçu avec étonnement l’honneur de vos deux lettres, avec la pièce de théâtre que vous m’avez fait la grâce de m’envoyer sous le contre-seing de monseigneur le duc de Choiseul. J’ai lu tout de suite l’Honnête Criminel, qui m’a fait verser un torrent de larmes, au souvenir d’un père dont la tendresse pour moi était au-dessus de toute expression ; mais quant à l’action généreuse que vous exaltez avec tant de force, je l’ai toujours regardée comme for ordinaire, et que tout fils à ma place aurait faite pour son père. Cependant puisque vous désirez en savoir toutes les circonstances par un mémoire certifié par des personnes qui en ont eu connaissance, j’aurai l’honneur de vous l’envoyer. Je n’ai jamais pensé, monsieur, à m’en faire un mérite, et je vous prierai conséquemment de vouloir bien me ménager, et ne point prodiguer vos éloges à une personne qui ne s’en regarde pas digne. J’ai abandonné ma patrie, et me suis relégué dans ce pays, où je croyais même pouvoir habiter une campagne, ignoré du monde, et y passer mes jours avec tranquillité et avec une parente que j’aimais éperdument, avec laquelle je suis uni par des liens indissolubles, et dans une très-médiocre fortune.

« Plus sensible que je ne saurais vous le dire aux bontés bienfaisantes de Mme la duchesse de Villeroy, faites-moi la grâce de lui faire agréer mes respects les plus humbles et les plus soumis, puisque vous voulez bien être mon protecteur auprès d’elle. Je suis bien mortifié de ne pouvoir m’étendre davantage à présent sur mon état actuel ; j’ai le père de mon épouse qui tend à sa fin, et il faut que je lui rende les devoirs qui sont dus en pareille occasion. Dès que j’en serai délivré, soit en bien ou en mal, je me ferai une loi de seconder les désirs de Mme la duchesse et les vôtres en travaillant au mémoire que vous me faites l’honneur de me demander. Il m’en coûtera beaucoup de rappeler des circonstances que je voulais oublier ; mais j’ai appris à céder aux décrets de la divine Providence, qui sont toujours efficaces pour ceux qu’elle protège. Il ne me reste présentement qu’à vous assurer que je suis avec toute la reconnaissance possible, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Signé : Fabre, le jeune. »

« Si vous avez encore sujet de m’honorer de vos lettres, ayez la bonté de vous servir exactement de mon adresse de Fabre le jeune, parce que le paquet et les lettres que vous m’avez envoyés étaient tombés entre les mains d’un autre Fabre, qui est mon parent. »

Ces deux lettres ont infiniment augmenté dans le public l’intérêt et la compassion pour un infortuné dont la piété filiale, poussée jusqu’à l’héroïsme, a été récompensée de sept ans de galères, et qui, pour dédommagement de ses souffrances et de sa ruine entière, n’a pu encore obtenir la grâce d’être rétabli dans son état de citoyen, tandis qu’à peine délivré de ses chaînes, il a repris son travail et son commerce avec une nouvelle activité, et qu’il contribue de toutes ses forces à la prospérité d’une ingrate patrie qui n’a employé toutes les siennes qu’à l’opprimer et à le perdre. Ô vertu ! si ce sont là tes épreuves et tes récompenses, les hommes ne sont plus dignes que tu habites parmi eux.

On dit que l’auteur de l’Honnête Criminel changera d’abord ce titre, qui est bien ridicule, et que la pièce sera intitulée la Tendresse filiale ; qu’il en retranchera quatre ou cinq cents vers sur les avis que lui a donnés M. Marmontel ; et que la pièce, ainsi châtiée, sera jouée le mois prochain sur le théâtre particulier de Mme la duchesse de Villeroy. On dit aussi que l’on proposera aux personnes qui assisteront à cette représentation de se taxer volontairement, et que cette souscription se fera au profit de M. Fabre ; mais j’aime à croire que cette souscription n’aura pas lieu. J’avoue que je ne pourrais souffrir qu’on traitât cette année M. Fabre comme on a traité l’année dernière M. Molé. Il s’en faut bien que je trouve l’état d’un comédien indigne d’un citoyen ; mais je ne veux pas que l’on confonde M. Fabre avec un comédien, ni qu’on suppose un seul instant qu’il doive être secouru de la même manière. M. Fabre est un homme que son malheur et sa vertu ont rendu sacré ; il faut donc respecter son malheur et sa vertu. Aucun de nous ne s’est trouvé dans le défilé terrible où une loi détestable et un hasard malheureux l’avaient conduit ; aucun de nous ne peut donc dire s’il aurait été un héros comme M. Fabre.

On ne désespère pas, si la pièce fait de l’effet sur le théâtre de Mme la duchesse de Villeroy, d’obtenir la permission de la faire jouer sur celui de la Comédie-Française. Je dis que, quand elle serait encore plus mauvaise qu’elle n’est, elle réussira, et fera le plus grand effet chez Mme de Villeroy parce que la force du sujet, et la faveur secrète, mais générale, dont il jouit, entraîneront tous les cœurs ; mais je dis que, quoi qu’il arrive, la pièce ne sera pas jouée à la Comédie-Française : il s’en faut bien que nous en soyons là[3].

On nous a servi pour nos étrennes un Dîner du comte de Boulainvilliers, en trois services bien garnis, c’est-à-dire trois entretiens bien étoffés, l’un avant dîner, l’autre pendant le dîner, le troisième après le dîner, pendant le café. Le titre de ce Dîner porte l’année 1728, et nomme pour auteur M. de Saint-Hyacinthe ; mais ceux qui ont du palais prétendent que ce dîner n’est pas servi depuis quarante ans, et qu’il sort tout fraîchement de la casserole du grand-maître des cuisines de Ferney. Il a un très-grand succès à Paris, quoique ce ne soit qu’une répétition des Lettres sur les miracles, du Caloyer, du Zapata, et d’autres écrits de ce genre. La grande gaieté qui y règne a beaucoup contribué à ce succès, et la rareté de la brochure l’a augmenté. Il n’y a eu pendant très-longtemps qu’un seul exemplaire à Paris, qui a passé de mains en mains avec une rapidité étonnante ; et la fureur d’avoir ce Dîner a été si grande qu’on en a tiré des copies en manuscrit, quoique la brochure ait soixante pages in-12 bien serrées, et d’un menu caractère. Dans le fait, cela a des longueurs : c’est une répétition de tout de ce qui a été réchauffé bien souvent dans cette cuisine ; mais cela fourmille de traits gais, brillants et plaisants. Le but du cuisinier est de prouver que la religion chrétienne est de dure digestion pour les philosophes et les gens sensés, et de mauvaise digestion pour les citoyens et les bonnes âmes, en sorte que c’est, suivant M. de Saint-Hyacinthe, un ragoût à réformer de toute cuisine bien montée. Les interlocuteurs des trois entretiens sont M. le comte de Boulainvilliers, madame la comtesse, M. l’abbé Couet et M. Fréret, qui sont priés à dîner. Tous ces personnages sont historiques. Vous connaissez les ouvrages du comte de Boulainvilliers ; c’était un célèbre athée qui croyait à la science de l’astrologie. L’abbé Couet était en son vivant janséniste et grand pénitencier de l’archevêché de Paris. Il mourut assassiné. Un dévot mélancolique, et moitié fou, étant venu se confesser à lui pour un cas réservé, que les grands pénitenciers ont seuls le pouvoir de remettre, l’abbé Couet le renvoya, et se mit en chemin pour regagner sa maison ; mais à peine sorti de l’église, il reçut de son pénitent, qui l’avait suivi, trois coups de couteau, dont il mourut quelques jours après. Pour Fréret, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, c’était un fort savant homme, fort dépourvu de toute religion, et franchement athée. La Lettre de Thrasybule à Leucippe, imprimée depuis quelques années en Hollande, est bien certainement de lui. Je ne sais s’il est également et bien sûrement l’auteur de l’Examen impartial des apologistes de la religion chrétienne[4]. Vous croyez bien que M. Fréret et M. le comte de Boulainvilliers poussent de terribles arguments à M. l’abbé Couet, qui s’en tire comme il peut, demande à boire quand il est embarrassé, et finit par être de l’avis de ces messieurs et de madame la comtesse, qui dit aussi son mot. Le maître d’hôtel qui a servi ce Dîner est un homme d’une gaieté intarissable. On lui a reproché de n’avoir pas fait parler ses personnages chacun selon son caractère ; mais on ne peut reprocher à un homme de n’avoir pas exécuté ce qu’il ne s’est pas proposé. Son but était de faire, sous la forme d’un Dîner, un précis et un catéchisme de la religion naturelle, et non de faire parler trois ou quatre personnages célèbres selon leur caractère. On sait bien que Fréret était brusque et dur dans la dispute, et que l’abbé Couet n’était pas un esprit fort. Il est fort douteux que ce dernier ait jamais dîné chez le comte de Boulainvilliers ; M. de Voltaire sait tout cela mieux que ceux qui font ces observations. Il vivait dans la société du président de Maisons, qui arrive ici avec l’abbé de Saint-Pierre et Dumarsais à la fin de la conversation. Cette société était alors réellement composée des meilleurs esprits et des plus instruits ; mais ils étaient tous athées. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’ils se cachaient alors de M. de Voltaire, à cause de sa jeunesse, et parce qu’il avait été de tout temps déiste zélé ; on le regardait dans cette société comme un estomac faible qu’il fallait supporter, et à qui la nourriture forte ne pouvait contenir. Le Dîner du comte de Boulainvilliers est resté excessivement rare, et je ne crois pas qu’il y en ait plus de six exemplaires à Paris. Ceux qui en sont friands feront bien de s’en approvisionner par la voie de la Suisse.

- M. de Saint-Hyacinthe, à qui le titre attribue le Dîner du comte de Boulainvilliers, était, je crois, militaire de son métier. La plaisanterie de Mathanasius pour ridiculiser les commentateurs empesés et emphatiques, plaisanterie qui eut une si grande vogue dans son temps[5], est de lui. On prétend qu’il est l’auteur d’un autre ouvrage qui vient de sortir de la boutique de Marc-Michel Rey, d’Amsterdam. Il est intitulé le Militaire philosophe, ou Difficultés sur la religion proposées au révérend Père Malebranche, prêtre de l’Oratoire ; par un ancien officier. À Londres, 1768. On assure que cet ouvrage est connu en manuscrit depuis bien longtemps ; je n’en avais jamais entendu parler[6]. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il ne sort ni de la manufacture de Ferney, ni de celle d’où nous sont venus le Christianisme dévoilé, la Théologie portative, et d’autres écrits de ce genre. C’est une troisième manière dont la source est ou véritablement ancienne, ou bien entièrement neuve et encore inconnue. Cela n’a pas le piquant des ouvrages de la fabrique de Ferney ; mais cela est fait avec une simplicité et un bon sens peu communs. « Vous m’assurez, dit l’auteur, que par vos messes et par vos prières vous tirez des âmes du purgatoire. Je ne vous en demande pas tant ; je vous prie de me tirer, par vos messes, un homme seulement de la Bastille. » Tout est écrit avec cette simplicité. L’ouvrage est partagé en dix-huit vérités. À la fin de chacune il y a un résumé en forme de syllogisme. Je crois que l’auteur peut hardiment défier et le P. Malebranche, et tous les logiciens de l’Europe, de lui répondre en syllogismes aussi clairs, aussi précis, aussi nets que les siens. Serait-ce donc un avantage réservé à la vérité d’avoir toujours un fatras de raisonnements à perte de vue à opposer aux objections les plus pressantes par leur simplicité même ? L’auteur emploie les premiers chapitres ou les premières vérités de son livre à établir le droit, l’aptitude et le devoir indispensable de chaque homme d’examiner sa religion ; il démontre ensuite la compétence de la raison humaine à juger ce procès, et il prétend qu’on est obligé d’abandonner sa religion quand on la trouve fausse et mauvaise. Après cela il entreprend de prouver qu’aucun livre ne peut être l’ouvrage de Dieu, qu’aucune religion factice ne peut établir ses faits avec certitude, pas même avec vraisemblance, et qu’il faudrait à chaque religion une suite continuelle et actuelle de miracles incontestables et toujours subsistants. La dix-septième vérité est que personne n’est obligé d’embrasser quelque religion que ce soit ; et la dernière, que toute religion factice est contraire à la morale, ou lui est totalement inutile. Ce dernier chapitre est faible, et je ne serais pas fort étonné si l’on me disait qu’il a été ajouté après coup, et qu’il est d’une autre main. C’était cependant cette dix-huitième vérité qu’il fallait établir avec le plus de soin, et pousser jusqu’à l’évidence. En général, il n’y a dans tout ce livre ni force, ni chaleur, ni éloquence, mais simplement du bon sens ; il est vrai que ce bon sens est bien embarrassant pour ceux qui voudraient jouer le rôle du P. Malebranche, et résoudre les doutes du Militaire philosophe. Ce livre est resté aussi rare que la brochure du Dîner. Le prix courant du peu d’exemplaires de l’un et de l’autre qui ont échappé à la vigilance de la police a été un louis et trente-six francs.

— Une autre feuille qui n’a que trente-quatre pages d’impression, et qui est restée d’une excessive rareté, est intitulée le Catéchumène[7]. C’est un des morceaux les plus forts qui aient été faits contre la religion chrétienne. Le Catéchumène ne nous dit pas d’où il vient ; mais il nous apprend qu’ayant fait naufrage, il s’est sauvé sur une terre inconnue, où il a été recueilli par un peuple fort doux et fort humain. Après lui avoir donné tous les secours imaginables, on lui demande de quelle religion il est. Il demande à son tour s’il y en a plusieurs. Il avait cru jusqu’à présent qu’il n’y en avait qu’une universelle, et il apprend, non sans beaucoup d’étonnement, qu’il y en a au moins quatre ou cinq grandes qui se partagent la terre, sans compter les petites. On lui dit ensuite qu’il est avec des chrétiens, et pour lui faire entendre ce que c’est qu’un chrétien, on lui fait l’histoire de la vie et de la doctrine de Jésus-Christ, ou du moins de celle que ses disciples ont enseignée après lui. Tout ce précis historique est par demandes et par réponses, qui se font d’une manière très-serrée et avec une extrême concision. C’est le Catéchumène qui questionne. À chaque réponse il est confondu d’étonnement. La question qu’il forme ensuite n’est qu’une conséquence naturelle de la réponse qu’on lui a faite ; malgré cela, il ne rencontre jamais juste. Aussi il marche de surprise en surprise. Quand on lui a expliqué la trinité et les principaux dogmes, on le mène dans une église pour lui montrer comment on fabrique Dieu. On lui explique tous les procédés de la messe, et l’on finit par le baptiser avant qu’il ait su de quoi il est question. Il n’y a proprement rien de nouveau dans cet écrit ; mais tout ce qui a été dit sur cette matière à Ferney et ailleurs est employé ici d’une manière neuve, et rapproché d’une manière originale et plaisante. Chaque question ne tient guère plus d’une ligne ou deux. Chaque réponse n’en tient pas davantage ; et les questions et les réponses se succèdent avec cette rapidité depuis le commencement jusqu’à la fin. Il y a dans cette brochure de quoi exercer le tact de ceux qui se piquent de se connaître en manière et en style. Vient-elle de Ferney, n’en vient-elle pas ? Cela n’est pas aisé à décider en dernier ressort. Il y a des choses d’une grande gaieté, il y a quelques mauvaises plaisanteries ; il y en a d’un très-bon ton, il y en a de mauvais ton. Vers les deux tiers de la brochure il y a quelques longueurs. Il y a des phrases et des traits que je croirais de M. de Voltaire comme si je les lui avais vu écrire ; il y en a d’autres, mais en petit nombre, qui me paraissent tout à fait hors de sa manière. En un mot, la brochure est-elle de M. de Voltaire, n’en est-elle pas ? Si l’on me disait oui, je n’en serais pas fort étonné ; si l’on me disait non, je demanderais qui pourrait l’avoir faite.

— Cette lassitude générale du christianisme qui se manifeste de toutes parts, et particulièrement dans les États catholiques, cette inquiétude qui travaille sourdement les esprits et les porte à attaquer les abus religieux et politiques, est un phénomène caractéristique de notre siècle, comme l’esprit de réforme l’était du seizième, et présage une révolution imminente et inévitable. On peut bien dire que la France est le foyer de cette révolution, qui aura, sur les précédentes du moins, l’avantage de s’effectuer sans qu’il en coûte du sang[8] ; mais dans les pays éloignés du foyer, le feu n’en couve pas moins et se manifeste depuis quelques années avec beaucoup de vivacité. Il vient de paraître en Italie un ouvrage intitulé Di una Riforma d’Italia ossia dei Mezzi di riformare i più cattivi costume, le più perniciose leggi d’Italia (Villafranca, 1767), c’est-à-dire : D’une Réforme de l’Italie, ou bien des Moyens de réformer les plus mauvais usages et les plus pernicieuses lois de l’Italie. L’auteur de ce livre parle avec beaucoup de respect de la religion, il n’en veut retrancher que les abus ; mais je crains que la religion ne se trouve réformée à la suite de tous les abus dont il demande la réforme.

— Au milieu de la sévérité avec laquelle la police cherche à empêcher le débit de tous ces livres dont le nombre grossit de jour en jour, on a vu vendre ici publiquement une brochure intitulée Discussion intéressante sur la prétention du clergé d’être le premier ordre d’un État. Brochure in-12 de cent soixante-quatre pages. Cet écrit est de M. le marquis de Puységur, cordon rouge et lieutenant-général des armées du roi. On s’aperçoit aisément à un style lourd et pesamment entortillé que l’auteur n’est pas du métier et qu’il n’y est pas accoutumé. La brochure est formée d’une correspondance entre M. *** et M. l’abbé de ***, qui s’est aussi adjoint un prieur de bénédictins pour défendre la cause du clergé. M. ***, qui l’attaque, ne trouve aucune raison valable pour que le clergé forme un ordre dans l’État, encore moins le premier ordre. Cela est fort aisé à démontrer ; il ne faut que du bon sens pour cela. Les deux prêtres défendent leur cause comme ils peuvent, et finissent par des menaces suivant la règle, et M. *** cède le champ de bataille sans réplique, bien sûr d’avoir gagné sa cause dans l’esprit de tous ceux qui sont sur ce point sans prévention et sans intérêt. Il est vrai que l’éditeur de cette correspondance, qui joue un troisième rôle, a ajouté, principalement à la dernière lettre, beaucoup de notes qui ne sont point ce qu’il y a de moins hardi dans cette brochure. Elle a étonné par sa franchise et sa hardiesse, et ce qui a encore plus surpris c’est que l’auteur l’a avouée, qu’il en a fait les honneurs à Paris et à Versailles, que le débit en est public et toléré, tandis que des brochures qui touchent le moins du monde aux prétentions du clergé sont défendues avec une extrême sévérité. Il est vrai que l’embarras et la pesanteur du style n’ont pas permis au public d’abuser de la permission qu’on lui a accordée de s’empoisonner avec les principes de M. ***. M. le marquis de Puységur est aussi un peu entiché des principes de MM. les économistes ruraux, qui sont faits pour réussir, même par leur creux, auprès d’un certain ordre de gens à qui on pourrait disputer ce que M. de Puységur dispute au clergé, s’ils en avaient par hasard la prétention. Au reste, c’est une belle chose que la justice. Si un de nos philosophes s’était avisé d’écrire une ligne de cette discussion intéressante, elle aurait eu sans doute plus de vogue ; mais bien loin d’être tolérée, je suis persuadé que l’auteur aurait joué gros jeu et risqué une persécution violente de la part du clergé, dont Dieu veuille préserver M. de Puységur et tout honnête penseur !

M. Dumas, qui se dit professeur d’éloquence à Toulouse, vient de traduire du grec deux morceaux de Xénophon, précieux comme tout ce qui est sorti de la plume de ce grand homme. Ces deux morceaux ont encore l’avantage de traiter des objets qui occupent aujourd’hui le plus l’attention du public : l’économie politique et la science de la finance. Ils sont connus sous le nom de l’Économique et du Projet de finance de Xénophon. Le traducteur y a ajouté quelques notes. Il veut que ce volume serve de commencement à la collection des auteurs anciens qui ont traité de l’administration publique ou domestique. Indépendamment du plaisir qu’il y a à lire sur ces objets intéressants les idées des grands hommes de l’antiquité, idées relatives à un ordre de choses tout différent, on a encore l’avantage de trouver dans ces écrits une instruction, un jugement, une solidité qu’on chercherait en vain dans nos auteurs modernes. C’est que, génie à part, il est impossible qu’il n’y ait une grande différence entre Xénophon, qui avait vieilli dans les affaires de l’État, et qui avait commandé cette retraite des Dix-Mille, le chef-d’œuvre du courage et de la prudence militaires, et le docteur Quesnay, qui n’a vieilli que dans l’emploi de saigner et de purger.

— J’ai aussi le malheur de trouver plus d’instruction dans Xénophon que dans le citoyen qui vient d’adresser des Lettres à un magistrat sur les vingtièmes et les autres impôts. Volume in-12 de deux cent trente-quatre pages. Il est impossible de ne pas regarder la plupart de ces citoyens comme des bavards oisifs qui seraient plus utiles en cultivant un seul arpent de terre qu’en écrivant cent volumes. Celui-ci tient pour l’impôt unique assis sur les terres.

M. Lacombe n’est pas le seul homme de lettres que nous ayons dans l’ordre des libraires ; M. Panckoucke s’en mêle aussi, et même plus sérieusement que son confrère. Il vient de publier une Traduction libre de Lucrèce en deux volumes, à la tête desquels on lit un discours préliminaire de soixante-dix pages. Si Lucrèce pouvait revenir et entendre le français, je crois qu’il trouverait en effet que M. Panckoucke a pris de grandes libertés dans la traduction qu’il a faite de son poëme ; il trouverait aussi que son maître Épicure était bien plus grand philosophe que notre cardinal de Polignac, si aimable et si à la mode de son temps ; et quelque modestie qu’il eût, il ne troquerait pas un vers de son poëme contre ce pauvre Anti-Lucrèce si prôné et cependant si parfaitement oublié aujourd’hui. L’invocation à Vénus fera le charme et les délices des gens délicats et sensibles, aussi longtemps qu’il y aura une étincelle de goût sur la terre, et c’est précisément aussi pourquoi aucun morceau de l’Anti-Lucrèce ne jouira de cette gloire, malgré les éloges qui lui ont été prodigués.

M. Furgault, professeur de belles-lettres au collège Mazarin, vient de publier un Nouveau Recueil historique d’antiquités grecques et romaines en forme de dictionnaire. Volume in-8° de sept cents pages. Compilation formée d’après d’autres compilations. Il se peut que ces sortes de recueils soient commodes pour les gens du monde qui veulent tout savoir sans avoir rien appris, mais ils sont plus sûrement encore le tombeau de la véritable science.


BATTUE GÉNÉRALE DE ROMANS
faiseurs de romans et autres vermines.

Les mois de novembre et décembre sont la saison de l’année où cette vermine se multiplie avec le plus de force et de vitesse. C’est le contraire des autres insectes, qui meurent à l’entrée de l’hiver. Ici, si vous ne mettez pas le feu sans miséricorde, vous courez risque d’en être importuné pendant tout l’hiver.

Histoire de Sophie de Francourt. Deux volumes avec images[9]. On dit qu’elle est de M. le marquis de La Salle, qui a fait une tragédie d’Eudoxe, inconnue au théâtre[10], et les Pêcheurs, opéra-comique à qui la musique de Gossec a procuré un petit succès. Si M. de La Salle est homme de condition, je le plains d’être assez pauvre pour ne vivre que de pauvretés.

Histoire de Madame d’Erneville, écrite par elle-même[11]. Deux parties.

Les Désordres de l’amour, ou les Étourderies du chevalier des Brières. Mémoires secrets contenant des anecdotes historiques sur les glorieuses campagnes de Louis XIV et de Louis XV. Par l’auteur des Mémoires de Cécile. Deux volumes. Personne au monde ne connaît les Mémoires de Cécile[12], encore moins leur auteur.

La Famille vertueuse. Lettres traduites de l’anglais (cela n’est pas vrai, pour le dire en passant) par M. de La Bretonne, qui se pique aussi d’une nouvelle orthographe. Quatre parties à vous faire mourir d’ennui[13].

Lettres de milord Rodex, pour servir à l’histoire des mœurs du dix-huitième siècle. Deux parties.

Histoire d’Amande, écrite par une jeune femme. En forme de lettres et en deux parties. Et cette histoire, écrite par une jeune femme, est cependant écrite par un jeune homme qui l’a dédiée à sa chère bonne sœur. Vous y trouverez des nouvelles de M. Horatio et de M. Castilio, de Mme Williams et de Mlle Isabelle.

Mémoires d’un homme de bien, par Mme de Puisieux. Trois parties. Mme de Puisieux est la femme d’un avocat, célèbre depuis vingt ans parce qu’elle avait tourné la tête d’un illustre philosophe. Mais elle n’était pas digne de l’attachement de M. Diderot, et il y a plus de quinze ans que sa réputation a fini avec sa liaison. Son premier ouvrage, intitulé les Caractères, est le meilleur ; c’est qu’elle voyait alors le philosophe. Depuis sa rupture, elle n’a fait que des pauvretés. Adrienne, ou les Aventures de la marquise de N. N., traduites de l’italien par M. de La Grange[14]. Deux volumes. Ce M. de La Grange est plus connu à Paris sous son véritable nom de Papillon de Fontpertuis. Il a été ci-devant intendant des menus-plaisirs du roi, et en cette qualité longtemps arbitre des spectacles de Paris. À cette charge il a réuni ensuite une place de fermier général. Ainsi il ne pouvait éviter de faire une fortune immense. Mais M. de Fontpertuis est de ces hommes qui savent dérouter l’étoile la plus décidée, et que Dieu le Père, avec toute sa toute-puissance, soutenue de toute la raison du Verbe et de son Fils, et de toute la pénétration du Saint-Esprit, ne pourrait réussir à enrichir. Après avoir fait cent mauvaises affaires, il a fini par une banqueroute frauduleuse qui lui a fait perdre ses places. Il fut d’abord obligé de se retirer en Hollande ; mais depuis quelques années il est revenu à Paris ; et il a assez de courage pour se montrer affublé d’une mauvaise redingote dans les rues de Paris, où il avait coutume auparavant d’éclabousser les passants dans un leste et brillant équipage. Depuis l’hiver dernier, il s’est mis à composer des romans et a cherché dans ce travail une ressource pour vivre. Je le plains s’il ne trouve pas plus de lecteurs en province et dans les îles que dans cette capitale.

Azoïla, histoire qui n’est point morale. Volume de près de trois cents pages. Azoïla est une jeune Péruvienne, et si vous laissez faire son auteur, il vous promènera au Pérou, dans les déserts, parmi des moines, des curés, des évêques paillards et débauchés ; mais il est bien cruel de perdre son temps en si mauvaise compagnie.

Vos Loisirs, par M. Charpentier, auteur des Nouveaux Contes moraux. Trois parties renfermant chacune deux contes. Si vous les lisez ce sera votre faute, car M. Charpentier vous a prouvé par ses premiers essais de quoi il était capable.

Ce M. Charpentier a encore voulu disposer de votre loisir par un autre livre intitulé la Décence en elle-même, dans les nations, dans les personnes et dans les dignités, prouvée par les faits. Volume in-12, d’environ trois cents pages. Je ne dis pas qu’on ne puisse écrire des choses fines, philosophiques et vraies sur la décence, mais je dis que M. Charpentier est un pauvre diable avec qui il ne faut pas perdre son temps, parce qu’il ne trouvera jamais une ligne du livre que je demande.

L’Aventurier hollandais, ou la Vie et les Aventures divertissantes et extraordinaires d’un Hollandais[15]. Avec figures. Deux volumes petit in-12. C’est un roman écrit pour l’amusement de la canaille.

L’Esprit et la chose[16] est un mauvais roman où l’on fait pour la cent millième fois la satire des mœurs et des abus de Paris.

Chrisal, ou les Aventures d’une guinée. Histoire traduite de l’anglais. Volume in-12 de plus de deux cent cinquante pages. Chrisal est le génie de l’or, qui voyage sous la forme d’une guinée de poche en poche, et décrit les mœurs et les aventures de différentes personnes par les mains desquelles il passe. Cela est insipide, terne et triste.

Quand on pense que dans tout ce fatras il n’y a rien qui donne la moindre espérance pour la récolte prochaine, rien qui annonce le moindre talent, rien qui présage le plus petit succès, on ne se sent pas infiniment gonflé de gloire.


15 janvier 1768.

Le théâtre de la Comédie-Française a commencé l’année par la représentation d’une tragédie nouvelle en vers et en cinq actes, intitulée Amélise. Cette infortunée a fait, le 9 de ce mois, une chute des plus rudes et des plus éclatantes. Nos poëtes semblent vouloir porter l’art de tomber à sa dernière perfection, et c’est à qui mieux mieux. L’auteur d’Amélise, M. Ducis (c’est ainsi qu’on me l’a nommé), n’est pas auteur de profession. Il n’est pas non plus de la première jeunesse : il a, à ce qu’on assure, près de quarante ans. Il a femme et enfants, et c’est une affaire de conscience de faire le poëte dans sa position : car enfin, pour peu que Mme Ducis ait de l’attachement pour son époux, elle doit avoir très-mal soupé et très-mal dormi le jour de la tragédie, d’autant qu’elle s’était avisée d’assister à son enterrement en grande loge à la vue de tout le public. Un honnête homme n’expose pas sa femme à de si dures épreuves, et quand il ne meurt pas de faim, il ne fait que des tragédies qui puissent réussir. Heureusement nous n’avons point de jeune poëte tragique en succès, sans quoi il pourrait prendre fantaisie à Mme Ducis de se dédommager par les succès d’un amant des chutes du mari, et que deviendraient le repos et la gloire de M. Ducis, dans cet enchaînement de désastres ?

On dit que ce poëte malheureux a suivi, en qualité de secrétaire, M. le comte de Montazet dans toutes les campagnes que cet officier général a faites pendant la dernière guerre dans les armées d’Autriche en Bohème, en Saxe et en Silésie ; aussi n’a-t-il pas manqué de mettre le lieu de la scène dans un camp. Sa pièce est tout entière de sa composition ; sujet, fable, intrigue, incidents, caractères, catastrophes, tout est sorti de sa pharmacie. Il nous a servi cette médecine en cinq pilules bien dures à avaler ; j’espère que vous me saurez gré d’avoir réduit ces cinq pilules en un seul bol, que je tâcherai d’amincir le plus qu’il me sera possible.

La veuve Amélise, connue dans la paroisse des Comédiens ordinaires du roi sous le nom de Dumesnil, avait épousé en légitime nœud feu Phraate, roi des Parthes, et en avait eu un fils nommé Arsacès. Orobase, frère de Phraate, était un de ces esprits entreprenants et tracassiers qui porteraient le trouble dans les ménages les mieux unis. Celui-ci avait seulement formé le petit projet de se faire roi à la place de son frère. Pour l’effectuer, il fallait trouver le moyen de se défaire du frère, de la belle-sœur et du petit-neveu ; il fallait aussi chercher à se faire un parti puissant dans l’empire et à gagner la confiance du peuple. C’est par où Orobase a commencé. Un dehors composé et des mœurs austères lui donnent bientôt la réputation de patriote et d’homme vertueux. Quand il croit avoir assez cimenté son édifice, il commence à travailler à l’écroulement de celui de son frère.

D’abord il sème des bruits injurieux à la vertu et à la réputation d’Amélise. Il fait répandre que le jeune prince Arsacès n’est pas fils de son père, mais qu’Amélise l’a eu d’un ministre du roi, son époux, avec lequel elle entretenait, suivant les émissaires d’Orobase, un commerce scandaleux et très-préjudiciable à l’honneur de Phraate. Quand il s’aperçoit que ces bruits commencent à s’accréditer, il engage son frère dans une guerre contre les Arméniens, et le fait subitement partir pour l’armée. Il s’y rend de son côté.

Phraate, convaincu de la vertu d’Amélise, et fâché de l’avoir quittée sans l’avoir tranquillisée sur ces mauvais bruits, lui ordonne de se rendre au camp avec son fils. Il se proposait de reconnaître le jeune Arsacès pour son fils légitime, et de le faire proclamer son successeur à la tête de l’armée. Ce n’était pas là le compte d’Orobase ; mais Orobase sait prendre une résolution. Il engage une escarmouche avec l’ennemi ; il fait en sorte que le roi s’y trouve en personne, et dans la mêlée il prend son moment pour assassiner son cher frère. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce roi avait vraisemblablement ses gardes autour de lui, qu’il était fort aimé, et qu’il est la victime d’un fratricide sans que personne s’en aperçoive.

Ainsi, lorsque Amélise arrive au camp avec son fils, pour embrasser son époux, elle le trouve enterré. Elle en prend le deuil, et c’est ici que la pièce commence. La veuve Amélise est dans la plus profonde douleur. Elle connaît son ennemi, ses artifices et sa scélératesse ; elle craint tout pour elle et son fils. Le seul appui qui lui reste, c’est Gélanor, chef d’un corps auxiliaire de Grecs qui fait partie de l’armée des Parthes.

Ce Gélanor est en effet un jeune héros qui a autant de vertus et d’élévation qu’Orobase a de vices exécrables. Malgré la grande douleur que celui-ci fait semblant de ressentir de la mort de son frère, Gélanor l’a pénétré, et entrevu l’horrible complot qui a coûté la vie à Phraate, et sous lequel Amélise et son fils sont prêts de succomber. S’il n’a pu prévenir le premier crime, il se promet bien de le venger et d’empêcher le criminel d’en recueillir le fruit, en immolant encore deux autres victimes à sa soif de régner. Gélanor a été l’ami intime de Phraate ; mais il ne faut vous rien cacher : un intérêt plus pressant et plus tendre le porte à venger la mort de son ami, et à défendre les jours de sa veuve et de son fils au péril des siens. C’est que Gélanor est amoureux d’Amélise. Vous avez beau me représenter qu’il n’est pas naturel que Gélanor-Molé, jeune homme plein d’agréments, soit épris des charmes d’Amélise-Dumesnil, qui n’a jamais été charmante, et qui vers la fin de son automne l’est moins que jamais ; vous avez beau me dire que cet amour couvrira de ridicule ce pauvre Gélanor, et le rendra la fable de l’armée et du parterre : je lui ai fait toutes ces observations, mais M. Ducis lui a persuadé qu’il n’y avait rien de si beau que d’aimer la vieille veuve de son ami ; et Gélanor est amoureux comme un roman.

Cet amour est bien fatal à la veuve, car il ne lui est pas sitôt déclaré que son excessive délicatesse lui fait rejeter la protection de Gélanor, qu’elle était venue implorer. J’ai encore fait mes remontrances à la veuve, à ce sujet. Je lui ai représenté que, dans la position où elle se trouvait, sa délicatesse était très-déplacée ; qu’elle n’avait d’autre appui, d’autre défenseur contre la méchanceté d’Orobase, que ce Gélanor ; que cet amant respectueux et tendre n’exigeait aucun retour pour prix de ses secours ; que si, pour une simple déclaration d’amour, elle aimait mieux s’en passer et périr, elle n’avait pas du moins le droit d’en priver son fils ; que la métaphysique délicate et raffinée dont elle se servait avec Gélanor pouvait être à sa place dans un boudoir de veuve à Paris, et faire refuser un écran que l’ami du défunt aurait apporté pour étrennes, après avoir risqué sa déclaration, mais qu’une mère de famille ne refusait point l’épée d’un galant homme dont elle a un si urgent besoin, parce que ce galant homme a ressenti le pouvoir de ses beaux yeux. J’ai fait toutes ces représentations, et j’en ai été pour ma rhétorique : les personnages de M. Ducis sont d’une obstination diabolique.

Pendant qu’Amélise s’amuse de ces mièvreries, Orobase ne perd pas son temps. Il se lie avec le grand-prêtre, dont le pouvoir sur l’esprit du peuple est sans bornes, et tandis qu’il témoigne à sa belle-sœur les plus grands regrets des nuages qu’on a répandus sur la naissance de son fils, il forme avec le grand-prêtre le complot de sacrifier la mère et le fils aux dieux, qui auront la complaisance de demander ces victimes par la bouche de leur ministre. En attendant ce funeste arrêt, Amélise et Arsacès sont confinés dans le temple pour être sous la protection immédiate des dieux.

Ces dieux les auraient mal défendus contre les entreprise d’Orobase ; mais heureusement leur grand-prêtre est un de ces honnêtes gens qui savent être fripons avec les fripons, et couvrir dans l’occasion une sainte perfidie sous le masque de l’amitié.

Orobase assemble l’armée pour entendre l’oracle des dieux. Amélise se croit perdue. Elle harangue l’armée. Elle lui présente son fils. Elle crie aux guerriers :

Formez autour du roi de vivantes murailles.


Elle n’épargne pas les invectives contre l’usurpateur ; elle lui souhaite que la couronne

Devienne un fer brûlant qui s’attache à sa tête.


Orobase répond par d’autres imprécations. L’armée est indécise. Le grand-prêtre fait cesser cette terrible bagarre en révélant tous les crimes d’Orobase. Cette révolution, aussi soudaine qu’inattendue, ne fait pas perdre courage à ce scélérat hardi. Il veut encore commander l’armée ; mais Gélanor arrive à propos à la tête des Grecs. Orobase est abandonné par ses troupes, et obligé de se punir lui-même en s’enfonçant un poignard dans le ventre.

Vous direz qu’on ne peut voir un plan plus absurde, plus extravagant, plus opposé au sens commun que le plan d’Amélise, et qu’il n’est pas étonnant que cette pièce ait été sifflée. Ce n’est pourtant pas la platitude et l’absurdité du plan qui l’ont fait tomber, et nous avons vu des tragédies en plein succès, quoique leur plan fût pour le moins aussi ridicule que celui de M. Ducis. Quand je ne me rappellerais que la tragédie de Zelmire, par M. de Belloy, je prouverais, je crois, aisément, que M. Ducis n’a aucun avantage du côté de l’absurdité sur son heureux rival. Mais si le public de Paris est d’une facilité beaucoup trop grande sur ce qui dans les ouvrages d’esprit est du ressort de l’invention et du jugement, il est, en revanche, d’une sévérité intraitable sur tout ce qui tient à la diction et au style, et la platitude à cet égard est une maladie dont les auteurs ne relèvent jamais. Le fer brûlant et les vivantes murailles ont fait plus de tort à M. Ducis que toutes les extravagances qu’il aurait pu ajouter, dans la conduite de sa pièce, aux extravagances qui y sont déjà.

Il n’y a presque point de scène dans cette tragédie infortunée qui ne rappelle une situation à peu près semblable de Mérope, d’Iphigénie, d’Andromaque, d’Athalie. C’est une des maladresses les plus insignes de ce pauvre poëte. Partout il a l’air de vous dire : Voyez comme je suis loin des modèles que j’ai voulu piller !

J’avais à côté de moi un homme qui était au fait de l’histoire de M. Ducis, et qui nous la contait. Il nous apprit entre autres que M. Ducis avait un logement à la Ménagerie. « Parlez donc français, lui dit son voisin, et dites une loge. » Bonsoir à M. Ducis dans sa loge !

— Nous avons eu depuis peu deux débuts sur le théâtre de la Comédie-Française. M. Neuville, acteur de province, a débuté dans les grands rôles tragiques. Il a fort déplu au parterre et à moi aussi. Je n’ai rien dit, mais le parterre a hué. Ceux qui ont vu jouer cet acteur en province prétendent qu’il a du talent, et que c’est la mauvaise réception du public de Paris qui lui a fait perdre la tête. Ils conviennent qu’il est d’une vanité insupportable ; elle est rarement accompagnée du talent. Ce que je sais, en attendant que je sache à quoi m’en tenir sur le talent de M. Neuville, c’est qu’il a la tête enfoncée entre les épaules, ce qui lui donne sur le théâtre l’air d’un bossu insolent.

L’autre débutant est M. Chevalier. Il a joué les rôles de Molé dans le haut comique, et il a été fort accueilli par le parterre. On lui trouve cependant peu d’intelligence, sans compter que son petit nez retroussé lui donne l’air d’un petit polisson. Malgré cela, je le reçois à l’essai, si l’on me consulte. Il a au théâtre l’air excessivement jeune et enfant, et dans beaucoup de rôles cela fait un avantage très-réel et les trois quarts du succès. Quelque vivacité, quelque gentillesse que Molé mette dans ces sortes de rôles, il n’a pas l’air d’un jeune homme de dix-sept ans, et toute l’illusion du théâtre ne peut fasciner les yeux assez pour qu’ils ne soient pas continuellement blessés de ce manque de vraisemblance. D’ailleurs, l’extrême jeunesse de Chevalier laisse des espérances qu’il pourra se former, et que son entendement pourra lui venir.

— Le 4 de ce mois, on a donné sur le théâtre de la Comédie-Italienne la première représentation de l’Île sonnante, opéra-comique en trois actes, par M. Collé, lecteur de M. le duc d’Orléans, et la musique par M. Monsigny, à qui ce prince vient d’accorder une place de maître d’hôtel. L’Île sonnante avait été faite pour le théâtre de M. le duc d’Orléans à Villers-Cotterets, où elle fut représentée pendant le voyage de l’été dernier. Quelle que soit l’indulgence des spectateurs à qui un prince fait partager ses amusements avec autant de politesse que de désir de plaire, l’Île sonnante tomba à Villers-Cotterets, comme on dit, tout à plat, et l’on n’osa jamais risquer de la jouer une seconde fois. Cet arrêt n’a pas épouvanté M. Collé, ou du moins il a voulu le faire ratifier par le public de Paris, qui a rendu le 4 de ce mois un arrêt confirmatif de la sentence de Villers-Cotterets, sans mettre cependant le poëte et le musicien hors de cour et de procès : c’est-à-dire que cette Île sonnante aura pourtant quelques faibles représentations.

On trouve une Île sonnante dans Rabelais. Celle de M. Collé est peuplée par des gens qui parlent en chantant, ou du moins en rimant. Aussi ses personnages s’appellent M. Vivace, ou à la française, Vivatché, M. Piano, M. Presto, Mme Mélophanie, qui s’appelait à Villers-Cotterets Cacophonie. Voilà des noms de bon goût ! M. Collé, qui enrage depuis longtemps que l’opéra-comique en musique ait écrasé ici l’opéra-comique en couplets, a voulu faire la satire de l’opéra-comique en musique ; mais cette satire est la plus triste et la plus détestable de toutes les bouffonneries. Cela était digne d’être représenté sur le théâtre de Nicolet, entre le Procès du Chat, ou le Savetier arbitre, et les Écosseuses de la Halle, ambigu poissard, deux chefs-d’œuvre de l’immortel M. Taconet, auteur et acteur de ce théâtre, dont M. de La Place, dans le Mercure de France, vient de faire un éloge si pompeux et si extraordinaire que ses abonnés ne peuvent se dispenser de regarder le théâtre de Nicolet comme le théâtre de la nation, Mme Nicolet comme une actrice qui fait parfaitement oublier Mlle Clairon, et M. Taconet comme un des plus grands hommes qui aient illustré la France. Si M. de La Place garde encore quelque temps le Mercure, il pourra bien le faire tomber sans ressource, à force d’illustres bêtises. Mais revenons à l’Île sonnante. Tenez, monsieur Collé, la satire est naturellement chagrine, et n’est pas gaie, et une bouffonnerie qui n’est pas gaie est détestable. Les fous sont tristes au théâtre ; c’est le poëte qui fait un opéra bouffon qui doit être fou, et non pas ses personnages. Voulez-vous savoir ce que c’est qu’une folie ? Chantez-moi les couplets que voici :

Notre curé, maître Garnier,
Dit à la femme du meunier :
Éloignez-vous du presbytère.
Lairela, lairelanlaire.
Lairela, Lairela,
LairelaLairelanla.

Car si je vous y vois rentrer,
Je pourrais vous administrer
Le sacrement de l’adultère.
Lairela, lairelanlaire,
Lairela, Lairela,
Lairela, Lairelanla.

Vous me répondez que c’est vous qui avez fait ces couplets. Je le sais. Eh bien, monsieur Collé, voilà ce qui s’appelle des folies, et vos folies de l’Île sonnante s’appellent, en français pur, des bêtises or être bête et être comique sont deux choses fort différentes.

La musique de l’Île sonnante a paru agréable en beaucoup d’endroits ; mais elle n’a pu faire réussir la pièce. La musique n’est pas faite pour faire parler des fous, encore moins des fous plats qui ne sentent rien et n’expriment rien.

Pour revenir à M. Collé, il a repris le projet, qu’il paraissait avoir abandonné, de faire imprimer toutes ses pièces sous le titre de Théâtre de société. Pour former le premier volume nous avions déjà le Rossignol, la Veuve, la Partie de chasse de Henri IV, les Adieux de la Parade, le Galant Escroc ; pour le compléter, l’auteur vient de publier le Bouquet de Thalie, prologue qui a été composé pour être joué sur le théâtre de Bagnolet avant la Partie de chasse de Henri IV, et Tanzaï, tragi-comédie en vers et en un acte, précédée de la Lecture, prologue en prose. Le Bouquet de Thalie a été fait à l’honneur et pour la fête de Mlle Marquise, qui jouait, il y a quelques années, les principaux rôles de comédie sur le théâtre particulier de M. le duc d’Orléans à Bagnolet. C’est encore une satire de la tragédie, de la comédie larmoyante et de l’opéra-comique nouveau, à qui M. Collé ne peut pardonner d’avoir tué l’opéra-comique en vaudevilles. Ce prologue est peu de chose. Cependant la scène épisodique du marquis ivre, qui surprend sa femme avec son amant, qu’elle fait cacher pendant cette visite dans son cabinet de toilette, est excellente : aussi souvent que M. Collé a à faire parler des hommes corrompus, des femmes perdues, il est un des grands peintres qu’il y ait ; tirez-le de là, et il ne vaut plus rien. C’est un fort honnête homme, mais ce n’est pas un écrivain honnête. Sa tragi-comédie de Tanzai est le roman de Crébillon mis en action. Cela est encore honnêtement indécent, et du reste bien peu de chose. En revanche, le prologue de la Lecture, qui est à la tête, est un petit chef-d’œuvre. C’est un auteur qui lit une pièce à un conciliabule de juges à la mode. Ces juges sont un président, madame la présidente, chez qui la lecture se fait à la campagne, un commandeur, un chevalier, un abbé, et Mlle Gaussin. Tous ces rôles sont excellents, excepté celui de l’auteur, qu’il était aisé de rendre aussi comique que les autres, en lui donnant cette alternative de confiance et d’inquiétude, de tranquillité et d’alarmes, qui sont les grâces et les fléaux de cet état : on dirait que M. Collé n’a pas osé peindre sa profession en ridicule. La lecture de la pièce est achevée lorsque le prologue commence : il y a de l’esprit à cela, car les lectures sont aussi insipides au théâtre que les repas. Il n’est donc plus question que de juger la pièce. Le président la trouve trop licencieuse ; c’est un sot grave et pédant que ce président. Sa femme n’y trouve rien de trop libre, et, après avoir dit son avis, elle sort avec le chevalier, et fait une absence des plus scandaleuses personne ne peut se méprendre sur ce qu’elle fait avec le chevalier pendant qu’on disserte dans le salon sur la pièce, et il n’y a que M. le président qui ne soit pas inquiet de cette éclipse. Le commandeur est bègue. L’abbé est un de ces juges importants, de ces conseillers profonds qui donnent des avis en phrases coupées qui ne signifient rien. Il demande pour toute grâce en s’en allant, après n’avoir rien dit, de n’être pas cité. Ce rôle est excellent ; celui de Mlle Gaussin est charmant. Il est fait d’après nature ; c’est sa petite malice douce et naïve ; on croit entendre ce son de voix enchanteur qui lui faisait autant de conquêtes que ses yeux. Cependant M. Collé nous prend toujours pour des bêtes ; il craint toujours que ses finesses ne nous échappent, et il les gâte en nous collant le nez dessus. Ainsi Mlle Gaussin dit plaisamment à la compagnie pour se moquer de l’abbé « Messieurs, vous savez que monsieur l’abbé est un connaisseur ; » et M. Collé, de peur que cette petite malice ne nous échappe, y ajoute bêtement en aparté : qui ne se connaît à rien. L’abbé dit très-plaisamment à l’auteur : « Si j’avais votre pièce entre les mains pendant un mois seulement, je vous la culbuterais que vous ne la reconnaîtriez pas. » Mlle Gaussin dit à cela avec son petit ton malin : « Je le crois bien ; » et M. Collé lui fait ajouter platement : car il la défigurerait. Ces observations ne roulent que sur des misères, je le sais ; mais elles montrent le goût d’un auteur. Heureusement il n’y aurait ici qu’à effacer.

M. Collé a publié en même temps le second volume tout entier de son Théâtre de société.

Les Pièces relatives à Bélisaire, qui nous sont venues de Ferney l’année dernière, successivement en plusieurs cahiers, et dont les cuistres Riballier et Cogé ont fait tous les frais, viennent de recevoir pour pendant une brochure intitulée Pièces relatives à l’examen de Bélisaire, publiées par M. de Legge[17]. C’est ainsi que les cuistres ont voulu se venger des brochures des philosophes ; et si, pour être plaisant, il n’était question que de parodier un titre, ils auraient parfaitement réussi. Mais comment des pédants plats et mal appris se soutiendraient-ils contre l’Hercule de Ferney ? Leurs Pièces relatives sont une réponse à l’apologie de M. Marmontel, adressée au cuistre Riballier ; une critique théologique du quinzième chapitre de Bélisaire, et une lettre de M. de Voltaire au cuistre Cogé, avec plusieurs réponses de ce cuistre, qui ne demande pas mieux que de se chamailler avec le premier homme de la nation, et qui serait même un dangereux maraud s’il avait autant de pouvoir que d’envie de nuire. Ce coquin fait parler le roi, et rapporte ses propres entretiens avec M. l’archevêque de Paris et M. l’avocat général, d’une manière aussi impudente que fausse ; mais il ne rapporte pas la dernière pièce de cette correspondance que je vais insérer ici. C’est une lettre que M. de Voltaire a fait écrire par son laquais, en ces termes :


la défense de mon maître.
« 15 décembre 1767.

« Mon maître, outre plusieurs lettres anonymes, a reçu deux lettres outrageantes et calomnieuses, signées Cogé, licencié en théologie, et professeur de rhétorique au collège Mazarin. Mon maître, âgé de soixante et quatorze ans, et achevant ses jours dans la plus profonde retraite, ne savait pas, il y a quelques mois, s’il y avait un tel homme au monde. Il peut être licencié, et ses procédés sont assurément d’une grande licence. Il écrit des injures à mon maître ; il dit que mon maître est l’auteur d’une Honnêteté théologique. Mon maître sait quelles malhonnêtetés théologiques on a faites à M. Marmontel, qui est son ami depuis vingt ans ; mais il n’a jamais fait d’Honnêteté théologique, il ne conçoit pas même comment ces deux mots peuvent se trouver ensemble. Quiconque dit que mon maître a fait une pareille honnêteté est un malhonnête homme, et en a menti. On est accoutumé à de pareilles impostures. Mon maître n’a pas même lu cet ouvrage, et n’en a jamais entendu parler. Il a lu Bélisaire, et il l’a admiré avec toute l’Europe. Il a lu les plats libelles du sieur Cogé contre Bélisaire, et, ne sachant pas de qui ils étaient, il a écrit à M. Marmontel qu’ils ne pouvaient être que d’un maraud. Si l’on a imprimé à Paris la lettre de mon maître, si on y a mis le nom de Cogé, on a eu tort ; mais le sieur Cogé a eu cent fois plus de tort d’oser insulter M. Marmontel, dont il n’est pas digne de lire les ouvrages. Un régent de collége qui fait des libelles mérite d’être enfermé dans une maison qui ne s’appelle pas collége[18].

« Un régent de collége qui, dans ce libelle, compromet M. le président Hénault et M. Capperonnier, qui reçoit un démenti public de ces deux messieurs, qui ose profaner le nom du roi et le faire parler, qui pousse ainsi l’impudence et l’imposture à son comble, mérite d’être mené, non pas dans une maison publique, mais dans la place publique.

« C’est à ces indignes excès que l’esprit de parti, le pédantisme et la jalousie conduisent. Si tous ces faiseurs de libelles savaient combien ils sont méprisables et méprisés, ils se garderaient bien d’exercer un métier aussi infâme.

« Voilà tout ce que mon maître m’ordonne de répondre. »

« Signé : Valentin. »


  1. L’année 1768 présente, ainsi que la suivante, des lacunes qu’il ne nous a pas été possible de combler. En 1769, Grimm fit un voyage en Allemagne, et, bien que Diderot ait consenti à « tenir le tablier » en son absence, ces désidérata s’expliquent par la désorganisation momentanée du service des copistes ; mais nous ignorons pour quelle cause les cahiers des 1er mars, 1er avril, 15 octobre, 15 novembre et 1er décembre 1768 manquent dans le manuscrit de Gotha comme dans celui de Stockholm, si obligeamment communiqué par M. Klemming.
  2. Le gouvernement a été obligé jusqu’à présent de souffrir malgré lui ce ministre en Languedoc, et n’a pas osé sévir contre un homme qui a un si grand crédit sur l’esprit du peuple (Grimm). Il était père de Rabaut de Saint-Étienne, qui a joué un rôle remarquable dans nos mouvements politiques. (T.)
  3. Voir ci-après la fin de la lettre du 1er mai 1768. L’Honnête Criminel fut représenté en 1778, à Versailles, sur le théâtre de la cour, à la demande de la reine, mais il ne fut donné à Paris qu’en 1790. (T.)
  4. Cet ouvrage, nous l’avons déjà dit, est de Burigny. (T.)
  5. Le Chef-d’œuvre d’un inconnu.
  6. Le Militaire philosophe, ou Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche, Londres (Amsterdam, Rey), 1768, in-8°. Ouvrage refait en très-grande partie par Naigeon sur un manuscrit intitulé Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche. Le dernier chapitre est du baron d’Holbach. (B.)
  7. Par Borde.
  8. Grimm n’en pouvait prévoir les malheurs, parce qu’il ne prévoyait pas les obstacles que l’aveuglement et les préjugés chercheraient à opposer à cette révolution inévitable et salutaire. (T.)
  9. Quatre figures par Gravelot.
  10. Voir tome VI, p. 483.
  11. Par De Maucomble.
  12. De La Place.
  13. C’est le premier roman de ce fécond excentrique.
  14. Le livre de l’abbé Chiari, dont celui-ci est la traduction, a paru à Venise en 1762 sous le titre de la Cantatrice per digrazia.
  15. La première édition de ce roman, traduit de Nicolas Heinsius, est de 1729.
  16. Attribué à Marchand ou à Desboulmiers.
  17. 1768, in-12.
  18. Nous publions pour la première fois les trois paragraphes qui suivent et qui manquent dans toutes les éditions de Voltaire.