Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1768/Avril

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AVRIL.
15 avril 1768.

Il vient d’arriver une révolution au château de Ferney, qui a prodigieusement occupé le public, et qui a été l’objet de tous les entretiens pendant plus de quinze jours : c’est, je crois, le non plus ultra de l’attention parisienne.

M. de La Harpe que M. de Voltaire avait recueilli, il y a environ deux ans, avec femme, armes et bagage, était venu faire un tour à Paris à l’entrée de l’hiver ; et après avoir passé ici quelques mois, il s’en était retourné au mois de février dernier à Ferney, où sa femme était restée pendant son absence. À peine de retour auprès de son bienfaiteur, le bruit se répand qu’il est brouillé avec lui, et peu de jours après on voit M. de La Harpe avec femme, armes et bagage, revenir à Paris. Je ne connais ce jeune homme, pas même de figure ; il a du talent. On dit généralement qu’il a encore plus de fatuité, et il faut qu’il en soit quelque chose, car il a une foule d’ennemis, et son talent n’est ni assez décidé ni assez éminent pour lui en avoir attiré un si grand nombre. Ils ont profité de cette occasion pour faire insérer dans la Gazette d’Utrecht un précis historique qui n’était point du tout à l’avantage de M. de La Harpe. Il y a répondu dans la feuille de l’Avant-Coureur avec un ton de légèreté qui ne sied pas trop bien quand il s’agit de réfuter des calomnies qui attaquent la réputation. M. de Voltaire est venu incontinent à son secours par la déclaration suivante, insérée dans les papiers publics :

« J’ai appris, dans ma retraite, qu’on avait inséré dans la Gazette d’Utrecht, du 11 mars 1768, des calomnies contre M. de La Harpe, jeune homme plein de mérite, déjà célèbre par la tragédie de Warwick, et par plusieurs prix remportés à l’Académie française avec l’approbation du public. C’est sans doute ce mérite-là même qui lui attire les imputations envoyées de Paris contre lui à l’auteur de la Gazette d’Utrecht.

« On articule dans cette Gazette des procédés avec moi dans le séjour qu’il a fait à Ferney. La vérité m’oblige de déclarer que ces bruits sont sans aucun fondement, et que tout cet article est calomnieux d’un bout à l’autre ; il est triste qu’on cherche à transformer les nouvelles publiques et d’autres écrits plus sérieux en libelles diffamatoires. Chaque citoyen est intéressé à prévenir les suites d’un abus si funeste à la société.

« Fait au château de Ferney, pays de Gex en Bourgogne, ce 31 mars 1768.

« Signé :Voltaire. »

Cette déclaration est d’autant plus honnête et généreuse que M. de Voltaire n’a pas à se louer des procédés de M. de La Harpe : voici ce qui a donné lieu à leur brouillerie. M. de La Harpe, tout en arrivant à Paris l’automne dernier, répandit une épigramme contre M. Dorat, qu’il attribuait à M. de Voltaire. Cette épigramme eut un grand succès, et était assez bonne pour pouvoir être attribuée à cet homme illustre[1]. M. de Voltaire a toujours assuré et continue d’assurer qu’elle n’est point de lui, et l’on ne voit pas pourquoi il s’en défendrait tant, s’il en était l’auteur dans le fait, ce ne serait qu’un juste châtiment que M. Dorat se serait attiré par son imprudence. L’autre grief est plus sérieux : M. de Voltaire prétend que M. de La Harpe lui a dérobé plusieurs papiers, et entre autres le second chant de la Guerre de Genève, et qu’il a répandu ce dernier morceau à Paris, non-seulement à l’insu de son auteur, mais contre son gré, M. de Voltaire ayant des raisons particulières de ne communiquer ce chant à personne. Il est certain, et je peux l’attester, que ce chant ne nous est venu que par M. de La Harpe ; il a même dit à un de mes amis, dont je l’ai tenu ensuite, que M. de Voltaire l’avait chargé de le répandre. Cependant, de retour à Ferney, et recevant à ce sujet des reproches de son bienfaiteur, il se mit à mentir comme un écolier, et eut même l’imprudence de nommer la personne dont il prétendait avoir eu communication de ce second chant pendant son séjour à Paris. Cette personne, qu’il n’avait pas prévenue, fut interrogée par un ami de M. de Voltaire, et donna, sans le savoir, un démenti d’autant plus fâcheux à M. de La Harpe qu’elle convenait n’avoir eu que par lui le chant en question. M. de La Harpe, coupable de cette infidélité et honteux de son mensonge inutile, mit l’arrogance à la place du repentir. Il écrivit de sa chambre au château de Ferney quelques billets assez impertinents au maître du château à qui il devait tant de respect et d’égards, et à tant de titres divers. Cette insolence fit perdre patience à M. de Voltaire, qui renvoya M. de La Harpe avec sa femme et ses guenilles à Paris. Voilà le précis fidèle de cette brouillerie, et tout ce qu’on a dit ailleurs est faux et controuvé.

Mais cette brouillerie en occasionna une plus grave ; le départ de Mme Denis et de M. et de Mme Dupuits suivit de près le départ de M. de La Harpe, et l’on sut bientôt que M. de Voltaire était resté seul à Ferney avec le P. Adam. Cet ex-jésuite, recueilli et établi à Ferney depuis la dissolution de la Société, n’est pas, à ce que prétend M. de Voltaire, le premier homme du monde. Son emploi est de jouer aux échecs avec son père nourricier, et de se laisser gagner[2] ; du reste il n’a d’autre souci que de bien manger, de bien dormir et d’essuyer des plaisanteries quelquefois un peu fortes sur son ancien capitaine et sur la réforme de sa compagnie. Ce rôle est peut-être un peu vil ; mais le P. Adam le trouve apparemment plus beau que celui de mourir de faim. De tous les commensaux du seigneur patriarche, il est resté seul maître du champ de bataille de Ferney ; les dernières nouvelles du moins disent que M. Racle, ingénieur, qui, avec Mme Racle, son épouse, avait aussi posé son tabernacle à Ferney, en est également parti. Quoique le P. Adam ne soit pas le premier homme du monde, les amis de M. de Voltaire ne sont nullement tranquilles de le voir abandonné à un ex-jésuite ; et ce ne serait pas la première fois qu’un homme fort borné eût gouverné un très-grand esprit : l’ascendant et l’empire des bêtes sont un point très-constaté dans l’histoire.

Cependant Mme Denis arriva à Paris avec M. et Mme Dupuits, vers le milieu du mois de mars. Mme Dupuits est cette arrière-petite-nièce du grand Corneille, tirée de la misère, dotée, mariée, établie par M. de Voltaire son mari, qui ne passe pas non plus pour le premier homme du monde, est un gentilhomme du pays de Gex. Il était venu cet hiver à Paris solliciter une commission de capitaine, et, appuyé par les recommandations de M. de Voltaire, il l’avait obtenue sur-le-champ ; il était à peine de retour à Ferney lorsque la brouillerie éclata.

Cette révolution inattendue fit tenir à Paris tous les discours imaginables, et accrédita toutes les suppositions possibles à faire. Mme Denis disait que son oncle l’avait envoyée à Paris pour certaines affaires, et qu’elle y resterait au moins trois mois. On ajoutait que, pendant ce temps, il irait à Stuttgard solliciter le paiement des sommes qui lui étaient dues ; mais on sut bientôt que M. de Voltaire ne songeait pas à ce voyage, et Mme Denis ne put alléguer aucune affaire qui exigeât sa présence à Paris. On dit ensuite qu’elle avait si mal administré la maison du seigneur patriarche, qu’il s’était vu obligé de la réformer au moins pour quelque temps afin de faire face aux dettes qu’on lui avait fait contracter. Cette supposition me paraissait assez plausible ; car, quoique le seigneur patriarche jouisse d’un revenu de plus de cent mille livres, il est certain que le désordre viendrait à bout d’une fortune dix fois plus considérable, et ce désordre était poussé par maman Denis à un degré de perfection difficile à imaginer. D’autres disaient que M. de Voltaire ne pouvait plus résister à l’envie d’aller faire sa cour à l’Impératrice de Russie, et de voir de près les merveilles de son règne. Si ce projet était digne de lui, son grand âge paraissait s’opposer à son exécution, et d’ailleurs la supposition de ce voyage rendait la présence de Mme Denis plus que jamais nécessaire à Ferney. Les malveillants et les esprits légers qui aiment les catastrophes, et qui en imaginent quand il n’en arrive pas à leur gré, répandaient des bruits très-alarmants pour le repos et la sûreté de M. de Voltaire : ils disaient que le grand nombre des brochures publiées dans le cours de l’hiver contre la religion avaient enfin excité et le clergé et les parlements ; que nommément M. l’archevêque de Paris s’était plaint à la reine de la Lettre de l’archevêque de Cantorbéry ; que Sa Majesté, après avoir reçu les derniers sacrements de l’église, avait demandé au roi la punition de l’auteur ; qu’un des ministres, protecteur de M. de Voltaire, n’avait eu que le temps de lui mander de se sauver aussitôt sa lettre reçue ; que le parlement de Bourgogne, de son côté, l’avait fait décréter de prise de corps, etc. Tous ces mauvais bruits n’étaient qu’un tissu de mensonges : la seule chose vraie, c’est que M. Pasquier avait dit cet hiver à M. l’abbé de Chauvelin qu’il n’était pas possible de souffrir davantage les entreprises de M. de Voltaire contre la religion, et que, si le Dîner du comte de Boulainvilliers lui tombait entre les mains, il le dénoncerait au parlement et ferait décréter M. de Voltaire de prise de corps. Mais, quoiqu’on ne pût se dissimuler les bonnes dispositions de M. Pasquier, les amis de M. de Voltaire n’en étaient pas fort alarmés. Outre que le patriarche ne réside pas dans le ressort du Parlement de Paris, il était difficile de faire une procédure légale sans preuve juridique, sans corps de délit, puisqu’une brochure imprimée en pays étranger et qui ne se débite pas à Paris ne pouvait en former.

Ce qu’il y a de véritablement fâcheux, c’est que la retraite de Mme Denis, de Ferney, ait donné cours à tous ces mauvais bruits, et qu’on ait discuté à Paris pendant quelques jours, avec beaucoup de chaleur, s’il serait bien ou mal fait de chasser M. de Voltaire du royaume, ou même de l’enfermer pour le reste de ses jours. Questions d’oisifs cruels et gratuitement barbares, mais qui ne s’agitent jamais sans quelque danger pour celui qui en est l’objet.

Au reste, le public ignore encore les véritables motifs de cette révolution, et, pour les pénétrer, il faudrait d’abord s’assurer que les parties intéressées disent exactement la vérité. M. de Voltaire prétend qu’il est las d’être l’aubergiste de l’Europe ; que maman Denis le ruinait en comédies, en bals, en festins, en soupers de deux cents couverts, qui ne faisaient pas autant de bruit dans l’univers que les dîners de vingt-six couverts de M. Le Franc de Pompignan, dont il était tant parlé dans la chambre du roi. Quand il parle plus sérieusement, il fait entendre que c’est le renvoi de M. de La Harpe qui a occasionné la rupture avec Mme Denis ; et, si l’on écoutait les mauvaises langues de Genève, on croirait qu’elle s’est réellement coiffée de ce petit homme : coiffée à soixante ans ; quelle apparence ! Quand on admettrait ce que la chronique scandaleuse rapporte, et ce que je suis très-éloigné de croire, que maman Denis, malgré sa laideur amère, a toujours été fort galante, ce que je serai encore plus éloigné de lui reprocher, il faut du moins supposer des choses vraisemblables, et se persuader qu’il arrive un âge où l’on est revenu des erreurs de la jeunesse, et où l’on sait faire la différence entre un oncle, le premier homme de la nation et à qui on doit tout, et un jeune étourdi qui ne fera de sa vie ni la Henriade ni la Pucelle. Je sens cependant que j’aurai toujours un peu de peine à pardonner à maman Denis d’avoir laissé son oncle à la merci d’un ex-jésuite ; et je pense que quand M. de Voltaire l’aurait chassée de sa maison par une porte, elle aurait dû y rentrer par l’autre, et ne jamais consentir que l’existence d’un homme si précieux à toute l’Europe fût abandonnée aux soins de ses valets et d’un P. Adam.

Il n’est plus douteux aujourd’hui que Mme Denis ne fixe sa résidence à Paris, avec sa maussade pupille, Mme Dupuits ; elle vient de louer une maison dans la rue Bergère. Il est certain aussi que M. de Voltaire est résolu de vendre la terre de Ferney, et qu’il est déjà entré en marché avec diverses personnes de Genève. Reste à savoir s’il compte s’établir dans la vilaine maison de Ferney qu’il a achetée à vie, et qui est tout à côté de Ferney, ou s’il a pris le parti de quitter tout à fait le royaume et le canton où il s’est si bien trouvé depuis une quinzaine d’années. Il est certain encore qu’il écrit fréquemment et presque par chaque courrier à sa nièce, et qu’il lui fait vingt mille livres de rente, payables tous les ans à Paris, indépendamment d’une somme de soixante mille livres qu’il lui a donnée en partant ; ce qui, joint à sa propre fortune, qui, à coup sûr, n’a pas diminué pendant les quinze années qu’elle a passées auprès de son oncle, la met en état d’avoir à Paris une maison fort honnête.

Cette nièce, que sa résidence auprès de son oncle a rendue célèbre, est veuve d’un commissaire des guerres : elle a passé sa jeunesse à Lille, où son mari exerçait sa charge ; elle jouaillait autrefois du clavecin, et passait pour habile dans le temps où une pièce de Couperin ou de Rameau était regardée comme le chef-d’œuvre de l’exécution musicale. Dieu la fit sans esprit, et la doua d’une âme bourgeoise, ornée de toutes les qualités assortissantes : elle est ce qu’on appelle dans la société une bonne femme, expression qui ne suppose aucune vertu, aucune bonté effectives. La nature l’avait faite pour végéter paisiblement, faire sa partie de piquet avec les commères du voisinage, et s’entretenir des nouvelles insipides du quartier ; mais le hasard lui ayant donné pour oncle le premier homme de la nation, elle a appris à parler de belles-lettres et de théâtre comme un serin apprend à siffler. Dans le temps que M. de Voltaire était à Berlin, elle fit une comédie que les Comédiens, par attachement pour cet homme illustre, ne voulurent pas jouer. Lorsque la Coquette corrigée, de feu La Noue, parut au théâtre, Mme Denis prétendit que les belles situations et les meilleurs vers de sa pièce lui avaient été pillés : elle a fait depuis, pendant son séjour à Ferney, une tragédie qu’elle n’a jamais pu faire lire à son oncle, quelques instances qu’elle lui en ait faites. Le mouvement singulier que la révolution arrivée au château de Ferney a excité dans le public m’a fait entrer dans ces détails minutieux, mais intéressants, parce qu’ils regardent l’homme le plus célèbre de l’Europe. C’est, parmi tant de bruits confus et divers, tout ce qu’il y a de vrai et de certain jusqu’à présent.

La Guerre de Genève, qui a causé le renvoi de M. de La Harpe de Ferney, s’est imprimée à Genève depuis la pacification des troubles de cette république : elle consiste en cinq chants ; ainsi, il y en a deux de nouveaux que nous ne connaissons pas. Je n’ai pu encore voir cette édition, dont il existe cependant un exemplaire dans Paris. On dit qu’il y a des détails de poésie précieux et charmants dans les deux nouveaux chants, mais qu’ils sont d’ailleurs médiocres pour le goût et l’invention. L’auteur a enrichi son poëme de notes, dans lesquelles on dit que M. Rousseau est extrêmement maltraité. On dit aussi que l’éditeur promet un sixième chant, quoique le poëme paraisse fini. Je crois être à peu près sûr que ce poëme a beaucoup plus d’étendue, et qu’il y a des chants où les plénipotentiaires des trois puissances médiatrices jouent des rôles assez plaisants et assez comiques, mais, à moins qu’il ne se trouve un second La Harpe aussi heureux dans son larcin que le premier, je crois que nous courons risque de ne voir de longtemps ce poëme tout entier[3].

M. de Sartine, conseiller d’État et lieutenant général de police, s’est occupé depuis nombre d’années du projet de mieux éclairer la ville de Paris, pendant la nuit. Le problème n’est pas aisé à résoudre quand on ne peut ou ne veut pas y mettre l’argent nécessaire. Après bien des essais, ce digne magistrat s’est fixé à une espèce de lanternes à réverbères qui éclaireraient en effet fort bien, si elles étaient un peu plus rapprochées. Mais la pauvreté de la caisse publique exige qu’elles soient placées à une grande distance les unes des autres, afin de regagner sur leur petit nombre l’augmentation de dépense qu’elles entraînent ; elle oblige encore à ne changer les nouvelles lanternes contre les vieilles que peu à peu. Cette misère n’est pas la marque d’un temps infiniment heureux. Plusieurs habitants des principales rues se sont cotisés librement, pour faire le premier achat de ces lanternes nouvelles, et pour en jouir dès à présent. Voici une chanson qui a couru dans le

public :
CHANSON
à l’occasion des nouvelles lanternes de paris.
Air des Pendus.

Or, écoutez, petits et grands,
L’histoire d’un événement
Qui va pour jamais être utile
À Paris notre bonne ville :
Nous, nos neveux, en jouirons ;
Les étrangers admireront.

Jadis, vingt verres joints au plomb
Environnaient un lumignon
Qui, languissant dans sa lanterne,
Rendait une lumière terne :
Cela satisfit nos aïeux ;
C’est qu’ils ne connaissaient pas mieux.

Parut un monsieur Rabiqueau,
Lequel, en creusant son cerveau,
Parvint, par l’art du réverbère,
À renvoyer une lumière
À laquelle de deux cents pas
On lisait dans les Colombats[4].

De police un ministre actif,
À tout bon avis attentif,
D’après cela forme en sa tête
Son projet, et fait force enquête,
Force essais pour trouver le bon
De la moins coûteuse façon.

Enfin il le trouve à souhait ;
Mais, après tout son calcul fait
De l’argent et de la dépense,
Calcul qu’exigeait sa prudence,
Il voit qu’il lui faudra douze ans ;
Pour des Français c’est bien longtemps.

Sûr que cet établissement
Aux Parisiens paraît charmant,

Qu’on sent combien il est utile,
Il propose un moyen facile
D’en hâter l’exécution
Par libre contribution.

Afin de promptement jouir,
Aussitôt chacun d’accourir :
Ici ce sont les locataires,
Là ce sont les propriétaires,
Qui, pour voir, la nuit en marchant,
Apportent de l’argent comptant.

Tout ainsi que les opulents
S’empressent, marchands, artisans,
Chacun se dispute la gloire
De ne plus avoir de rue noire.
Ce concours va rendre Paris
Clair la nuit comme à midi.

Il en est qui disent tant pis :
Aussi de Dieu sont-ils maudits.
Les unes pour certaine affaire[5],
Les autres enclins à méfaire[6],
Gagnaient tout par l’obscurité,
Perdront tout par cette clarté.

Mais en dépit d’eux on louera,
En prose, en vers, on chantera
L’illustre monsieur de Sartine,
Par qui la ville s’illumine,
Et le bonheur d’avoir un roi
Qui d’hommes sait faire un tel choix.

Je souscris de tout mon cœur à l’éloge de M. de Sartine, homme d’un rare mérite, qui exerce un ministère de rigueur et d’inquisition avec autant de douceur que de fermeté et de vigilance, et qui, sans cesse obligé par sa place de punir, s’est cependant concilié l’amour et l’estime de tous les ordres de citoyens. Mais je ne souscris pas également à l’éloge que l’on fait des nouvelles lanternes. Ces lampes sépulcrales à réverbères, suspendues au milieu des rues, éblouissent encore plus qu’elles n’éclairent. On ne peut y porter les yeux sans être aveuglé par ces plaques de fer-blanc, qui renvoient la lumière. Ces lanternes ont encore l’inconvénient d’être ballottées par le vent dans les temps d’orage, et par conséquent de s’éteindre quand elles seraient le plus nécessaires. Je n’insiste pas trop sur la grande distance des unes des autres dont j’ai déjà parlé, parce que ce n’est pas la faute des lanternes. C’est que, pour bien éclairer une ville, il faut y mettre l’argent nécessaire : aujourd’hui presque toutes les capitales de l’Europe sont parfaitement bien éclairées ; il n’y avait qu’à faire à Paris comme on fait dans les capitales. Des lanternes en forme de cylindre, à trois mèches sans réverbère, adossées contre les maisons, éclairent parfaitement, et n’ont aucun des inconvénients reprochés aux autres. J’en ai vu faire, pendant deux hivers, des essais très-satisfaisants dans la rue Neuve-Saint-Augustin, où est l’hôtel de la police ; mais sans doute des raisons d’économie ont forcé de donner la préférence aux autres. M. Patte, architecte du duc régnant des Deux-Ponts, a publié dans le temps des essais, si je m’en souviens bien, un Projet, tout à fait sensé, sur la manière la plus avantageuse d’éclairer une ville[7].

M. Gaignat, receveur général des consignations des requêtes du palais, vient de mourir sans sacrements, ayant toujours eu pour principe qu’il ne faut avoir affaire à son curé que quand on se porte bien. Il était âgé d’environ soixante-onze ans. Maître d’une grande fortune et ayant perdu fort jeune et sa femme et une fille âgée de douze ans qu’il aimait passionnément, on lui conseilla, pour tromper sa douleur, d’acheter et d’amasser des tableaux. Depuis ce temps-là, il s’est amusé en effet à former un cabinet de tableaux et un cabinet de livres, l’un et l’autre des plus précieux. On estime le premier au moins cent mille écus, et le second deux cent cinquante mille livres. M. Gaignat n’était ni un homme d’esprit ni un homme de goût, mais comme il n’achetait réellement que pour s’amuser, l’expérience lui tenait lieu d’un naturel plus heureux ; et son cabinet a cela de particulier sur tous les cabinets connus de Paris, que tout y est d’un choix exquis et que l’on n’y trouve rien de médiocre. Il a ordonné, par son testament, que la vente de ses tableaux et de ses livres se fit en détail, voulant, dit-il, procurer aux amateurs le plaisir qu’il a eu lui-même, de former leurs collections en détail et non en masse. Cette vente n’aura guère lieu que pendant le carême de l’année prochaine.

M. Gaignat a laissé son bien à des parents éloignés qu’il avait dans le Nivernais. Il a aussi fait plusieurs legs en faveur de ses amis et de ses domestiques.

— La mortalité s’est mise parmi les médecins. Le docteur Baron laisse, par sa mort, une place de chimiste vacante à l’Académie royale des sciences. Le docteur Boyer, médecin du roi et du Parlement, vient de mourir de chagrin d’une banqueroute, qui lui a été faite par une femme de qualité, de la plus grande partie de son bien. Le docteur Maquart est mort fort jeune, victime de son maître, Bouvart, à qui il espérait de succéder dans la pratique.

— Le Parlement s’étant souvent assemblé dans le cours du mois dernier, au sujet des droits domaniaux, un chat s’était fourré un jour au milieu de l’auguste assemblée des chambres, et comme on eut beaucoup de peine à le chasser, un de Messieurs dit à son confrère : « Il ne veut pas s’éloigner, parce qu’il sent que nous allons faire de la bouillie pour les chats. » Ce mot parut plaisant, et fit faire l’épigramme suivante :

Tandis qu’au temple de Thémis
On opinait sans rien conclure,
Un chat vint sur les fleurs de lis
Étaler aussi sa fourrure.
« Oh ! oh ! dit un des magistrats,
Ce chat prend-il la compagnie
Pour conseil tenu par les rats ?
— Non, reprit son voisin tout bas,
C’est qu’il a flairé la bouillie
Que l’on fait ici pour les chats. »

— Un adorateur de la plus belle moitié du genre humain vient de nous annoncer un nouveau journal, mais d’une nécessité si absolue et si indispensable que je ne conçois pas comment nous avons fait pour nous en passer jusqu’à présent. Ce journal sera intitulé le Journal du goût, ou le Courrier de la mode. Il paraîtra tous les mois, et donnera à chaque fois, en une demi-feuille in-8°, le détail de toutes les nouveautés relatives à la parure et à la décoration. Il indiquera les différents goûts régnants dans toutes les choses d’agrément, avec le nom des artistes chez lesquels on les trouve. Il y joindra le titre des livres de pur amusement, et même l’ariette courante ; mais ces deux derniers articles ne seront que hors-d’œuvre pour délasser de matières plus importantes. M. Dulac, parfumeur, rue Saint-Honoré ; M. Lesprit, pour la coupe des cheveux, rue Saint-Thomas-du-Louvre ; M. Frédéric, coiffeur de dames ; Mme Buffault, aux Traits galants ; Mlle Alexandrine, rue de la Monnaie, voilà les grands noms qui vont briller dans les fastes immortels du Courrier de la mode, et faire taire les envieux de notre gloire qui voudraient persuader à l’Europe qu’il n’y a plus de génies créateurs en France. Si l’auteur, qui a la modestie de ne pas se nommer, veut encore, comme il le doit, avoir soin d’employer avec précision et exactitude la véritable nomenclature de chaque chiffon, nous aurons à la fin de l’année un dictionnaire des modes des plus curieux, et un monument éternel de la richesse de la langue française. Les derniers bonnets des dames étaient, si je ne me trompe, des bonnets à la débâcle, à cause de la débâcle de la Seine de l’hiver dernier. Mais il y a eu depuis cette époque, peut-être, nombre de découvertes importantes et nouvelles que je suis assez malheureux pour ignorer encore. La lecture du Courrier de la mode me tiendra désormais au courant de cette science également profonde et agréable. La souscription pour ce journal n’est que de trois livres par an ; mais quand on pense à combien de millions d’âmes en Europe et en Amérique ce journal est indispensablement nécessaire, on prévoit que, moyennant un petit privilège exclusif pour les deux hémisphères, le profit de l’auteur sera immense, sans compter les présents que les marchandes de modes feront à madame son épouse, s’il en a une, comme je l’espère. Mais je crains toujours qu’un génie, ennemi de notre instruction et de notre gloire ne s’oppose à une entreprise si utile et n’étouffe ce projet dans son berceau : le premier journal du Courrier de la mode devait paraître au commencement d’avril ; et voilà le mois qui avance sans que le Courrier ait fait claquer son fouet.

— On vient de publier une brochure intitulée Lettres de milady Worthley Montague, écrites pendant ses voyages en diverses parties du monde, traduites de l’anglais ; troisième partie, pour servir de supplément aux deux premières ; volume in-12 de deux cents pages. Milady Montague est cette fameuse ambassadrice d’Angleterre à Constantinople, qui, au retour de ses voyages, fit présent à sa patrie de l’inoculation de la petite vérole : bienfait qui, répandu aujourd’hui sur toute l’Europe, mériterait seul l’immortalité, si la grâce de son style et ses lettres pleines d’agrément, d’intérêt et de philosophie, n’assuraient à milady Montague une place distinguée parmi les écrivains de sa nation. Malgré la traduction maussade qu’on a faite ici de ses Lettres, il y a quelques années, elles ont eu le succès le plus grand et le mieux mérité. Il serait à désirer que le traducteur de cette troisième partie, qui est, je crois, M. Suard, eût traduit la totalité#1 ; il eût été capable de faire passer en français cette manière distinguée et pleine d’attraits qui caractérise les Lettres de milady Montague. Mais c’est une plaisanterie de nous avoir donné cette troisième partie comme une suite de ses Lettres. Elle n’en contient que six, dont le fond n’est pas même fort intéressant, quoique la matière le soit toujours. On dit que milord Bute possède des trésors immenses de la plume de cette femme célèbre, mais qu’il ne permettra jamais qu’ils deviennent publics. C’est nous faire un tort réel que de nous priver des productions d’une plume si séduisante ; cette avarice, quels qu’en soient les motifs, m’oblige de me ranger du parti de M. Jean Wilkes, que j’ai cependant assez connu pendant son séjour en France pour n’en pas faire un cas infini. L’éditeur de cette troisième partie, n’ayant pas de quoi la remplir par les Lettres, a traduit un discours de milady Montague sur cette maxime du duc de La Rochefoucauld : Il y a de bons mariages, mais il y en a peu de délicieux. Vous lirez ce discours avec plaisir ; mais il n’a pas le charme des Lettres ; milady y combat le sentiment de M. de La Rochefoucauld. Le reste de la brochure, et c’en est la moitié, consiste dans une Lettre à M. Bourlat de Montredon, par M. Guys, négociant de Marseille. Cette Lettre répond à une critique fort étendue des Lettres de milady Montague, envoyée au Journal encyclopédique par M. le baron de Tott. Ce jeune homme, malgré son nom allemand, s’est comporté en véritable petit-maître français. Il a passé plusieurs années à [8] Constantinople, à la suite de M. le chevalier de Vergennes, ambassadeur de France. À son retour à Paris, il y a deux ou trois ans, il a pris à tâche de décrier les Lettres de milady Montague, comme un recueil de mensonges qui ne peut donner que des idées fausses sur les mœurs et le gouvernement turcs. Il est depuis, je crois, retourné en Turquie, et s’est chargé d’une commission auprès du kan des Tartares. Les gazettes disent aujourd’hui qu’il se trouve parmi les confédérés de Podolie ; il fera bien de ne se pas laisser prendre par les Cosaques. M. Guys, dans sa lettre aussi solide que polie, prouve qu’on ne peut rien ajouter à la présomption, à la témérité, à la précipitation et à l’ignorance avec lesquelles M. de Tott a jugé les Lettres de milady Montague. M. Guys a longtemps vécu à Constantinople ; il a plus de jugement dans son petit doigt que M. de Tott dans tout son crâne. Ainsi, je m’en tiens au sentiment de M. Guys, et donne quittance à M. de Tott de l’ouvrage qu’il nous promet sur le gouvernement et les mœurs des Turcs.



  1. Voir tome VII, pages 471 et 500.
  2. Cette dernière condition était de rigueur. Un jour le P. Adam y ayant manqué, Voltaire prit la perruque de son vainqueur, et, la lui jetant à la figure, l’aveugla d’un nuage de poudre. Le lendemain, le P. Adam, encore sur le point de faire Voltaire échec et mat, s’enfuit dans le jardin pour échapper à la plaisanterie de la veille. Voltaire le poursuivant dans cet autre Éden, lui criait : Adame, Adame, ubi es ? (T.) — La collection d’estampes de Michel Hennin, léguée à la Bibliothèque nationale, renferme (tome CV, p. 61) une délicieuse eau-forte d’Huber à peine terminée, représentant la partie d’échecs du patriarche et du jésuite. M. G. Desnoiresterres a le premier signalé et décrit cette épreuve, peut-être unique, dans son Essai d’iconographie voltairienne, p. 42.
  3. Le sixième chant de la Guerre civile de Genève n’existe pas ; mais il existe un septième chant qui courut dans le temps sous le nom de Voltaire. L’auteur est l’infortuné Cazotte. Ce chant a été imprimé dans la Correspondance secrète (de Métra), tome XVI, p. 297. (B.)
  4. Petits almanachs ainsi nommés du nom du libraire. (Grimm.)
  5. Les raccrocheuses. (Grimm.)
  6. Les voleurs. (Id.)
  7. 1766, in-8°
  8. Les deux premières parties avaient été traduites par le P. Brunet, dominicain. (T.)