Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/77

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 468-474).
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LXXVII

7 septembre 1750.

L’Académie française s’assembla, selon l’usage, le 25 août, jour de la Saint-Louis. M. Chabaud, de l’Oratoire, remporta le prix de prose avec le plus plat discours qui ait jamais été fait. L’ode du chevalier de Laurès, à qui l’on adjugea le prix de poésie, vaut beaucoup mieux, quoiqu’il y ait bien du verbiage. M. Duclos lut un morceau sur les gens aimables, c’étaient des plaisanteries moitié ingénieuses et moitié burlesques sur le bon ton, sur le persiflage et sur la méchanceté de société. La multitude trouva cela très-beau, mais les gens de goût y virent beaucoup d’expressions basses, d’idées fausses, un défaut sensible de suite et de logique. M. de Marivaux a fait un parallèle de Corneille et de Racine, qui sera bientôt imprimé et qui sera un ouvrage considérable. Il doit mettre à la tête un discours dans lequel il examine pourquoi on respecte moins les grands écrivains que les philosophes, Corneille, par exemple, moins que Descartes. Il y a un an qu’il lut la moitié de ce discours à l’Académie ; il a voulu lire la suite, et n’a pas été écouté.

Le prédicateur de l’Académie française a été cette année l’abbé de Boismont. Son panégyrique de saint Louis a eu le plus grand succès. J’y ai trouvé plus d’esprit que d’éloquence, plus d’art que de naturel. Tel qu’il est, c’est un des meilleurs que nous ayons sur cette matière. M. Gresset devait lire deux nouveaux chants de son Vert-Vert ; mais, toutes réflexions faites, il n’en a rien fait.

— J’ai eu l’honneur de vous parler, dans ma dernière lettre, de deux brochures dont l’une était intitulée la Voix du prêtre, et l’autre le Babillard[1]. Un prêtre nommé Constantin, chapelain des religieuses de Bellechasse, qui en est l’auteur, a été mis à la Bastille. — On vient de traduire en français l’Histoire nouvelle de l’Irlande de M. Anderson[2] ; comme vous connaissez ce livre, je ne vous en parle pas. — Les Mémoires de Versorand[3] sont un roman en six petits volumes, qui paraît depuis cinq ou six jours. J’y ai trouvé quelques bonnes plaisanteries et beaucoup de mauvaises ; un style facile, mais souvent plat et presque toujours incorrect, beaucoup de diversité et point de suite ni de but.

J’ai eu l’honneur, dans ma dernière lettre, de vous entretenir de nos meilleurs peintres, je vais entamer aujourd’hui nos sculpteurs et nos graveurs dans l’ordre où le public les range.


SCULPTEURS.

Bouchardon est un sculpteur égal, peut-être, aux meilleurs Grecs, et fort supérieur aux Romains. Il imite le bel antique et surtout la nature ; mais quelquefois il l’imite trop exactement, et ne l’embellit pas assez. Il compose sagement et d’une grande manière ; son exécution est parfaite ; ses chairs sont de la chair ; il termine beaucoup ses détails et ne néglige rien. Il dessine parfaitement et aime beaucoup à dessiner. Ses principaux ouvrages sont à Saint-Sulpice. Les plus estimés sont le petit tombeau de la duchesse de Lauragais, beau comme le bel antique, et les deux anges de métal qui portent les deux pupitres.

Toute l’Europe connaît la belle fontaine de la rue de Grenelle ; l’architecture est de Bouchardon, qui a fait de ce bel art une étude particulière et raisonnée en Italie.

Il vient de finir un Amour pour le roi. C’est un morceau presque achevé. J’imagine que le jeune homme qui a servi de modèle n’avait pas les jambes assez belles, et avait les pieds plats et longs et les bras un peu maigres, surtout le gauche. Il va faire la statue du roi, en bronze, qui sera posée vis-à-vis le pont tournant du jardin des Tuileries.

Le Moyne est ce qu’on peut appeler un très-joli sculpteur ; il compose finement, élégamment et spirituellement. Son dessin et son exécution sont dans le même goût. Il cherche la manière de Bernin et n’en a pas encore saisi la noblesse. Ses femmes sont plus jolies que belles, et il est en sculpture ce que Boucher est en peinture : un peu maniéré. Il n’a point fait le voyage d’Italie et s’est contenté des instructions qu’il avait reçues de son père et de son aïeul. Ses deux beaux ouvrages sont la statue équestre du roi, en bronze, qui est à Bordeaux, et le mausolée de la marquise de Feuquières, qui est aux Jacobins de la rue Saint-Honoré. Il fait actuellement une statue pédestre du roi, en bronze, pour la ville de Rennes.

Pigalle est très-bon. Les deux ouvrages qui lui ont fait le plus d’honneur sont un Mercure et une Vénus. Il fait actuellement le buste de Mme de Pompadour.

Adam l’aîné travaille bien le marbre, et finit extrêmement les chairs et les détails. Son goût de dessin est sec, maigre et ce qu’on appelle mesquin et de petite manière. Ses têtes de femmes sont souvent laides. Il a fait, entre autres ouvrages, deux groupes de nymphes chasseresses et pêcheuses. Les derniers valent bien mieux que les autres. Il fait actuellement une figure pour Bellevue, c’est la Poésie ; Falconet fait le pendant, c’est la Musique.

Michel-Ange Slodtz a été longtemps en Italie, où il a fait plusieurs ouvrages considérables. Ses deux plus beaux sont une statue colossale de Saint-Bruno, en marbre, qui est posée dans Saint-Pierre de Rome, et le mausolée du cardinal d’Auvergne qui est à Vienne, en Dauphiné.

Saly est un jeune sculpteur de la plus grande espérance. Il compose bien et avec esprit, son exécution est bonne et raisonnée, et son dessin correct. Il a de l’expression, et cette expression est sage et convenable au sujet qu’il traite. Il a été longtemps à Rome, et s’y est fait distinguer par plusieurs ouvrages considérables ; il travaille très-bien le marbre.

Falconet n’est guère plus âgé que Saly et a la plupart des talents de cet excellent artiste, mais à un degré inférieur. On a vu de lui au dernier Salon un modèle d’une Érigone, celui du génie de la France qui embrasse le buste du roi, et le buste de M. Falconet, célèbre médecin, qui lui ont fait beaucoup d’honneur. On est moins content de lui cette année.

Ladatte est un sculpteur joli et facile, il compose et dessine agréablement. Il est à Turin où il fait des ouvrages considérables pour le roi de Sardaigne. Les meilleurs qu’il ait faits à Paris appartiennent à MM. Dufour et de La Popelinière, deux fermiers généraux.

Adam le cadet. Cet artiste n’a pas la réputation qu’il mérite. Il a une manière plus grande, plus large, d’un plus grand goût que celle de son frère aîné, et n’est point maniéré comme lui. Il a fait le mausolée de la reine de Pologne, posé en Lorraine, assez bien composé, mais d’une médiocre exécution.

Coustou est élève de son père, qui était un bon sculpteur. Il ne peut rien faire de mieux que de ressembler à son oncle Coustou, qui était un très-grand sculpteur ; il donne des espérances.

Paul Slodtz est un sculpteur de la deuxième classe. Il est fort propre à ce que l’on appelle les grands ouvrages de sculpture, comme ornements, buffets, vases, mascarons ; il n’est pas assez bon pour les morceaux qui demandent plus de précision. Lui et son frère sont employés pour les menus plaisirs du roi, c’est-à-dire pour les fêtes, les catafalques, les feux d’artifice, les décorations de théâtre, etc. Ils ont décoré le théâtre et la salle de bal érigés dans le grand manège de la grande écurie du roi, à Versailles, et la salle de spectacle de Saint-Cloud ; elle est charmante. Ils avaient aussi décoré la salle du bal qui fut donné à Versailles dans le grand salon d’Hercule. Toutes ces choses ont été ou seront excellemment gravées par Cochin fils.


GRAVEURS.

Cars est le meilleur graveur pour l’histoire que nous ayons. Il excelle à rendre la manière des peintres d’après lesquels il a gravé. Le Moine, premier peintre du roi, avant Coypel, n’a rien fait de beau que Cars ne nous ait donné. Il a malheureusement abandonné ou presque abandonné la gravure pour faire le commerce des estampes.

Cochin fils est un très-joli graveur ; il dessine agréablement, finement et légèrement. Son génie est élégant, facile, abondant. Il invente et compose au mieux. Quoique jeune, il a beaucoup gravé. Nous avons de lui presque toutes les fêtes de Versailles et de Paris ; beaucoup de vignettes, de frontispices et d’estampes pour des livres. Il est fils d’un bon graveur. Cet artiste, qui est, outre cela, un homme d’esprit, est actuellement en Italie avec M. de Vandières, frère de Mme la marquise de Pompadour, pour y dessiner d’après nature.

Le Bas est un graveur à peu près dans le goût de Cochin, avec cette différence qu’il n’invente ni ne dessine guère d’original. Il copie bien surtout Wouwermans et Téniers. Il a beaucoup gravé, mais seulement en petit d’après ces deux peintres. Il néglige beaucoup la gravure pour le commerce. Ce qu’il a fait de mieux, ce sont ses premières gravures d’après Wouwermans.

Lépicié est un bon graveur. Il a de l’esprit et des lettres ; il écrit passablement en prose et fait d’assez jolis vers qu’il met ordinairement au bas de ses estampes. Il est secrétaire de l’Académie de peinture, et est tout à fait propre pour cette place parce qu’il est poli, obligeant et communicatif.

Guay est un excellent graveur en pierres fines. Le bel antique n’est pas supérieur à ce qu’il fait. Il compose bien, et a fait grand nombre de morceaux où il y a plusieurs figures de la plus grande beauté. Son dessin est fin, élégant et fini. Il excelle surtout à faire des portraits en bague fort ressemblants. Il est supérieur à feu Barier, qui était très-bon.

Roettiers père et fils sont deux excellents graveurs en médailles aussi bien que Marteau qui, de plus, grave en pierres fines.

— Les Comédiens français ont donné deux représentations d’une petite pièce nouvelle intitulée le Billet perdu. Le fond de cette agréable bagatelle est une tracasserie de société. Il n’y a ni suite ni intrigue dans cette comédie. Ce sont quelques portraits fort chargés, faits sans occasion par un petit maître d’un style plus ingénieux que facile. Les femmes ont été si révoltées des horreurs qu’on y dit d’elles qu’on a été obligé d’affaiblir beaucoup de choses, d’en retrancher d’autres et enfin de changer le titre de la pièce, qui sera jouée la troisième fois sous le titre de l’Impertinent. Gresset disait qu’il faudrait l’intituler l’Indécent. Les deux dernières scènes, qui sont les seules théâtrales, sont de l’abbé de Voisenon. Cet ouvrage, tel qu’il est, fait honneur à M. Desmahis, parce qu’on y a trouvé de l’esprit et du style. On s’accorde à dire que c’est une copie du Méchant.

— On vient de faire à Paris une édition de la Fable des Abeilles, ouvrage traduit de l’anglais de Mandeville[4]. Le but de ce livre est de prouver que les vices sont essentiels à la société. J’ai trouvé dans ces quatre volumes des longueurs, des répétitions, des obscurités, des épisodes, des paralogismes et des choses lumineuses et profondes sur la politique, la philosophie et la religion.

— On a fait une édition des comédies de Regnard, qui est jolie et dans laquelle il y a quelques augmentations[5].

— On vient de donner au théâtre de l’Opéra trois nouveaux actes[6] : Les paroles, qui sont ridicules, sont de Moncrif, et la musique est de trois musiciens différents. Celle d’Almasis, qui est de Roger, est froide et ridicule ; celle de Linus, qui est du marquis de Brassac, n’est que plate ; celle d’Ismine, qui est de Rebel et Francœur, est assez agréable ; mais elle est commune et pleine de souvenirs. Almasis et Ismène, qui avaient été faits pour les petits appartements, viennent d’être donnés à Paris pour la première fois ; Linus est ancien, mais on l’a assez rajeuni. Ce spectacle n’a point du tout réussi.

Il se répand une petite épître de l’abbé de Lattaignant à l’abbé de La Porte ; elle n’est ni légère ni ingénieuse. Mais elle est facile. On vient d’imprimer un Éloge de Petit[7], le plus célèbre de nos chirurgiens. Il est tourné d’une manière commune. Le jeune chirurgien qui l’a fait, appelé Louis, est pourtant un homme de grande espérance, et, si je ne me trompe, ce sera un jour un grand homme.

  1. Raynal n’a pas parlé de cette seconde brochure, imprimée à la suite de la première et dont le titre (Le B) avait été traduit par le Baillon. Voir la longue et intéressante note de Barbier à B (le).
  2. (Traduit par Sellius.) Paris, 1750, 2 vol.  in-12.
  3. (Par H.-F. de La Solle.) Amsterdam. [Paris], 1750, 6 parties in-12. Réimprimé sous le titre du Petit Faublas, ou le Libertin devient philosophe.
  4. La première édition de la traduction de J. Bertrand est de Londres (Amsterdam), 1749, 4 vol.  in-8.
  5. Cette édition (Paris, 1750, 4 vol.  in-12) est la première qui contienne le Carnaval de Venise, opéra imprimé en 1669.
  6. Almasis et Ismène avaient d’abord été représentés sur le théâtre des petits appartements à Versailles. Ils firent ensuite partie, avec Linus, d’un spectacle coupé qui eut, selon M. de Lajarte, vingt-quatre représentations consécutives, ce qui était un succès pour l’époque et ne justifie guère le dire de Raynal.
  7. Éloge funèbre de M. Petit. Paris, 1750, in-4. Reproduit en tête du Traité des maladies des os de Petit, dont Louis donna une édition en 1758.