Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/78

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 474-478).
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LXXVIII

21 septembre 1750.

Daullé, notre meilleur graveur en portraits, vient de graver si parfaitement un tableau de Boucher que je crois que l’idée vous en sera agréable.

La scène de ce tableau est des plus gracieuses ; elle représente une mer doucement agitée ; c’est le moment qui suit la naissance de Vénus et celui de son triomphe. Cette déesse apparaît sur un flot plus élevé que les autres, dans l’attitude d’une femme à demi couchée dans un bain et qu’on verrait par le dos. Elle a la tête tournée vers l’épaule gauche, et caresse un pigeon qu’elle tient à la main ; trois naïades, agréablement groupées, la regardent avec admiration et lui présentent dans une grande coquille du corail et des perles. Derrière la déesse, on voit deux petits amours groupés ensemble ; celui qui est le plus près d’elle tient un pigeon. Sur le devant du tableau, dans la partie droite, deux grands tritons groupés avec un dauphin tiennent des conques marines ; l’un souffle dans la sienne pour publier le triomphe et la naissance de la déesse, l’autre regarde amoureusement les naïades, divinités subalternes, comme n’osant par respect regarder la déesse. Trois amours, groupés avec un dauphin, occupent la partie gauche du tableau et le milieu sur le devant. Au-dessus de la déesse et sur le fond d’un beau ciel clair voltigent cinq amours qui soutiennent un voile comme pour la garantir des rayons du soleil. Un de ces amours semble précéder la déesse et conduire les autres ; il porte dans ses mains un carquois plein de flèches, les autres répandent des fleurs. Deux pigeons volent au-dessus de ces amours. Les naïades sont également coiffées de leurs cheveux, aussi bien que la déesse, qui est nue, mais dans une attitude modeste. Sa figure est de la plus élégante proportion. À travers l’eau de la mer et la draperie de linge sur laquelle repose Vénus, on croit apercevoir quelque partie d’une grande conque marine, qui lui sert comme de lit. Enfin, dans cette grande composition, tout respire la grâce et la beauté ; l’expression, la couleur, la touche et la perspective aérienne s’y trouvent à un degré éminent, ainsi que la correction du dessin. Daullé a parfaitement rendu le mérite de ce tableau dans toutes ses grâces.

— Vous avez su sans doute que l’archevêque de Sens avait dénoncé à l’assemblée du clergé les livres écrits contre la révélation et pour la religion naturelle qui se multiplient ici tous les jours ; nos prélats, occupés de leurs démêlés avec la cour et de leurs plaisirs, n’ont pas jugé à propos de se mêler dans cette affaire si délicate. La discussion de toutes ces choses a été renvoyée à la Sorbonne, qui s’en occupe sérieusement. Les livres qu’elle examine sont l’Esprit des lois, l’Histoire naturelle, les Mœurs, la Lettre sur les aveugles, l’Histoire de l’âme, les Pensées philosophiques, et tout ce qui a été fait sur le clergé dans le cours de ses contestations sur le vingtième. Il commence à se répandre que la Sorbonne ne portera point de jugement doctrinal. Ces messieurs les docteurs craignent, dit-on, les arguments et les plaisanteries de nos philosophes.

Réflexions de Mlle ***, comédienne française[1]. C’est une brochure d’un jeune homme qui a donné ce titre trompeur à son ouvrage pour mieux le vendre. Quelques-unes de ses réflexions, même choisies, vous feront voir qu’elles sont toutes mauvaises ou copiées de nos meilleurs auteurs.

« L’amour n’est ni une vertu ni un vice ; c’est une passion née avec l’homme, et elle prend la qualité qu’on lui donne ; vertu dans les âmes bien nées, faiblesse et vice dans les âmes vulgaires. Pour faire rire les personnes sensées il faut être sot, bête, ou excellent comédien. La raillerie est une injure déguisée d’autant plus difficile à soutenir qu’elle porte une marque de supériorité. Pour n’être pas dangereuse il faut qu’elle blesse les indifférents sans blesser les intéressés. On peut se moquer d’un présomptueux qui a quelque endroit ridicule ; mais il y a de la honte à se moquer d’un sot. Les sots sont un genre d’hommes avec qui il n’est jamais permis d’avoir raison. C’est même une sottise de montrer trop d’esprit avec eux.

« Il est rare que l’on aime ceux à qui l’on obéit, et que ceux qui commandent veulent autre chose que des respects.

« L’homme dans la fortune méconnaît tout le monde, et dans la disgrâce il n’est connu de personne. Il faut être un peu trop bon pour l’être assez. Le plus sûr moyen et presque le seul que nous ayons pour nous guérir de nos faiblesses et de nos passions, c’est de leur opposer des passions contraires. La lecture et la réflexion ont cela de commun qu’elles ne sont utiles qu’aux bons esprits, et qu’elles achèvent de gâter les autres. »


épigramme sur les Caneras de la Paris, ou Mémoires pour servir à l’histoire de l’hôtel du Roule.

L’anagramme est souvent la voix
Par où la vérité s’explique,
Et cet art, célèbre autrefois,
Se rit encor de la critique.
Austères censeurs, taisez-vous ;
Maman Pâris à son école
Doit seule vous confondre tous :
Dans le Roule on trouve Vérolle.

— Le Kain, comédien formé par M. de Voltaire, a débuté à la Comédie-Française lundi dernier ; il n’a joué depuis que deux rôles, celui de Titus dans la tragédie de Brutus et celui de Rhadamiste dans la pièce de ce nom. Tout Paris a pris parti pour ou contre dans cette occasion, et s’est passionné pour cet acteur, comme on se passionnait autrefois à Rome pour les pantomimes. Je suis convaincu que quand les fureurs de parti seront calmées, le public trouvera que ce jeune homme a de l’intelligence, des entrailles, un jeu muet admirable, et de beaux bras ; malheureusement, sa figure est ignoble, sa voix extrêmement faible, et d’ailleurs il est maniéré. Je crois qu’on ne le retiendra pas ici, et qu’il pourra bien aller en Allemagne.

— L’ambassadrice de Hollande a été si touchée de la manière dont elle a vu rendre le rôle de Mérope par Mlle Dumesnil, la meilleure de nos actrices, qu’elle lui a fait présent d’un habit de théâtre le plus galant, le plus agréable et en même temps le plus décent que nous ayons vu depuis longtemps.

— Nous avons perdu, mardi dernier, l’abbé Terrasson, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie française. Il y avait trois mois qu’il languissait et qu’il était tombé dans l’enfance. Cet écrivain s’était fait connaître dans le monde en se mêlant de la dispute de Mme Dacier et de M. de La Motte sur les anciens. Sa dissertation sur l’Iliade est d’un homme qui a beaucoup d’esprit et peu de sentiment, d’un raisonneur plus que d’un homme de goût, d’un critique qui aperçoit mieux les défauts d’un ouvrage qu’il n’est sensible à ses beautés. En écrivant sur ces matières, l’abbé Terrasson prit si fort en aversion les auteurs anciens, qu’il a passé la meilleure partie de sa vie à traduire Diodore de Sicile pour prouver, disait-il, que ces anciens, qu’on admire tant, étaient des radoteurs. Outre ces deux ouvrages, il a fait un roman intitulé Sethos, où l’esprit, l’érudition et l’ennui se trouvent à un degré à peu près égal. La même année que l’académicien donna son roman, qui fut bafoué, Rollin publia sa Manière d’étudier et d’enseigner les belles-lettres, qui réussit parfaitement. On dit à ce propos qu’un homme d’esprit venait de faire un mauvais livre, et un sot un bon livre. L’abbé Terrasson était l’homme le plus simple, le plus vrai, le plus modeste, et en même temps le plus vertueux qu’on pût voir. Ce caractère lui faisait passer son athéisme, qu’il ne prenait pas la peine de dissimuler. « Ces petits messieurs, disait-il en parlant des philosophes, ont besoin d’un premier être, je m’en passe, moi. » « Jamais, disait-il, je ne me fierai à un homme qui croit en Dieu ; il faut de toute nécessité que ce soit un sot. » On le détermina un jour à aller entendre son frère, qui était un célèbre prédicateur. Interrogé au sortir du sermon comment il l’avait trouvé : « Je n’y ai pas vu, dit-il, un mot de géométrie. » Lorsque les convulsions nous eurent rendus la fable de toute l’Europe, le ministère fit fermer le cimetière où les cendres du diacre Paris occasionnaient tant de scènes ridicules. Un janséniste, piqué, disait à l’abbé Terrasson en gémissant : « On a fait mettre sur la porte du cimetière cet ordre orgueilleux : De par le roi il est défendu à Dieu de faire ici des miracles. — Ce qu’il y a de plus étonnant, répondit l’abbé Terrasson, c’est que Dieu a obéi au roi. » Un trait achèvera de peindre cet abbé. Lorsque Law tournait la tête à toute la France par son système des billets de banque, l’abbé, qui s’était enrichi en écrivant en faveur de ce système, prit un carrosse. Un de ses amis ayant trouvé que toute cette opulence ne lui avait pas tourné la tête, et lui en ayant témoigné sa surprise : « Mon ami, lui dit Terrasson, je réponds de moi jusqu’à un million. »

— Une aventure arrivée en Provence a donné naissance à un plaidoyer qui fit beaucoup de bruit à Paris où il vient d’être imprimé. Il s’agit d’une jeune personne qui a été enlevée, et à qui son amant a mis un cadenas. Une jalousie si opposée à nos manières a indisposé toutes nos dames [2].

  1. (Par Joseph Landon.) Paris, 1750, in-12.
  2. Il s’agit du célèbre Plaidoyer de Freydier, avocat à Nîmes, contre l’introduction des cadenas ou ceintures de chasteté, Montpellier, 1750, gr. in-8. Une réimpression, précédée de curieux renseignements sur ce sujet délicat et accompagnée d’une planche représentant les diverses parties de la ceinture, a paru à Bruxelles, 1863, in-18 ; elle a eu deux tirages.