Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/76

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 461-468).
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LXXVI

24 août 1750.

L’ouverture de notre Salon de peinture et de sculpture, qui doit se faire le 25 de ce mois, me détermine à avoir l’honneur de vous entretenir des artistes dont nous y verrons les ouvrages. J’en parlerai sans partialité et sans flatterie.

Carle Van Loo passe pour notre meilleur peintre. Il a été longtemps à Rome, et sa manière tient beaucoup de celle des bons peintres italiens, surtout des modernes ; il compose bien et dessine encore mieux. Sa couleur est fraîche et suave, son pinceau coulant et quelquefois un peu coulé. Point d’expression dans ses têtes, qui se ressemblent presque toujours et ne sont jamais assez nobles. Ses meilleurs tableaux sont à Saint-Sulpice et aux Augustins de la place des Victoires. Il peint également bien en grand et en petit.

Natoire, qui va prendre la place de de Troy à Rome, est notre plus grand peintre après Van Loo. Sa manière de dessiner est fine et quelquefois un peu incorrecte ; ses figures sont souvent trop longues et trop maigres. Il n’a ni assez de beauté ni assez d’expression dans ses têtes. Sa couleur est agréable et son pinceau léger, mais quelquefois ses chairs n’ont pas assez de solidité ; elles sont comme transparentes ; il n’empâte pas assez.

Boucher, élève de Le Moine, a été longtemps en Italie. Il a tous les talents qu’un peintre peut avoir. Il réussit également en grand et en petit. Il peint bien l’histoire, le paysage, l’architecture, les fruits, les fleurs, les animaux. Ses compositions sont riches et d’une grande manière, sa couleur agréable et fraîche, son pinceau facile, coulant et léger, sa touche spirituelle. On lui reproche d’avoir peu d’expression, de faire des têtes de femmes plus jolies que belles, plus coquettes que nobles. Ses draperies sont presque toujours trop chargées de plis ; ses plis sont trop cassés, quelquefois un peu lourds, et ne flattent pas assez la vue. Il a fait beaucoup de grands tableaux extrêmement riches, et d’après lesquels on a exécuté d’assez jolies tapisseries à Beauvais. Ces tableaux ne sont pas finis. Ils sont presque faits au premier coup ; mais cela suffit pour des tapisseries. Nous n’avons point de peintre aussi gracieux que Boucher ; mais il travaille pour de l’argent, et par conséquent il gâte son talent.

Pierre est fort bon. La nature et son goût l’ont fait peintre. Il a tous les talents comme Boucher. Il fait également bien le grand et le petit, le sérieux et le galant. Quelquefois, pour se réjouir, il fait ce qu’on appelle des bambochades qui sont charmantes, et dans le goût de Berghem. Ce peintre se livre trop à sa facilité.

Coypel, premier peintre du roi, compose fort bien, et son goût de dessin est correct. Il met beaucoup d’expression dans ses têtes et dans ses figures ; on l’accuse même d’en mettre trop, surtout dans les yeux. Autrefois on trouvait son coloris un peu rougeâtre et briqueté, mais depuis quelque temps il a beaucoup acquis du côté de la couleur. Son pinceau est fin, léger et spirituel. Il règne beaucoup d’esprit et de poésie dans ses tableaux. Il traite également bien l’histoire et le portrait à l’huile et au pastel. Il n’a point été en Italie, et il est élève de son père, aussi premier peintre du roi. Coypel joint à son talent le goût des lettres ; il écrit bien en prose et en vers. Il a fait quelques comédies pleines d’esprit et de mœurs[1]. Il les lit volontiers à ses amis et les lit bien.

Restout, élève de Jouvenet, peint dans le goût de son maître. Parmi les grands sujets, il traite beaucoup mieux ceux de dévotion. Son dessin, qui est d’une grande manière, manque de correction. Sa couleur tire trop au jaunâtre, et son pinceau est facile et large. Il met peu d’expression dans ses têtes et il n’a point d’idée de la beauté. Toutes ses femmes sont laides, courtes et ignobles en général. Sa manière est peu finie ; ses tableaux demandent à être vus de loin et font effet.

Dumont le Romain est un bon peintre d’histoire. Il a été longtemps en Italie, et il est propre aux grands sujets, surtout aux sérieux. Son dessin est un peu court et lourd, mais correct. Il compose bien, a peu d’expression, sa couleur tire au brun. Son pinceau est un peu lourd, ses femmes et ses têtes sont souvent ignobles.

Hallé est aussi un bon peintre d’histoire ; il a été longtemps à Rome et dessine bien quoique un peu incorrectement. Il y a plus de bien que de mal à dire de sa couleur ; sa touche est légère et spirituelle.

Collin de Vermont est un assez bon peintre d’histoire ; il n’a ni de grands défauts ni de grandes qualités ; il fait également le grand et le petit.

Oudry est un excellent peintre d’animaux. Depuis que nous avons perdu Desportes le père, qui était un homme supérieur, il est le meilleur. Il peint aussi fort bien les fleurs, les fruits, les oiseaux, enfin tout ce qu’on appelle choses naturelles. Quand il fait des paysages d’après nature, ils sont bien. Lorsque dans ses compositions ses fonds sont des paysages et qu’il les fait de pratique, ils tirent trop au jaunâtre ou couleur d’olive.

Chardin a les mêmes talents qu’Oudry, excepté le paysage. Il excelle aux petits sujets naïfs dans le goût flamand. On fait cas de sa composition et de son dessin. Son coloris est quelquefois un peu gris. Sa manière de peindre est singulière : il place ses couleurs l’une après l’autre sans presque les mêler, de sorte que son ouvrage ressemble un peu à la mosaïque de pièces de rapport, comme la tapisserie faite à l’aiguille qu’on appelle point-carré.

Parrocel est un excellent peintre de batailles ; son dessin est grand, fier et terrible, ainsi que son pinceau. Il compose bien, met beaucoup d’expression, sa couleur est bonne ; il a trop de feu pour finir ses tableaux qui ne sont quelquefois que de belles esquisses, parfois un peu dures. Sa manière est grande et large, ainsi que son exécution. Il peint actuellement les conquêtes du roi. Il y a en ce moment dans l’école de Van Loo un jeune homme qui, selon les apparences, sera un jour un grand peintre de batailles et ira bientôt en Italie.

Servandoni, né Italien, peut être regardé comme Français. Il est excellent architecte pour les grandes choses, dans le goût grec, du bel antique et de Michel-Ange. La peinture d’architecture est celle où il réussit le mieux. Sa couleur est bonne, sa touche ferme, sa manière grande et spirituelle, son pinceau gras et léger. Il invente et compose bien, car il excelle aux belles ruines. Les figures qu’on voit dans ses tableaux ne sont pas de lui, il les fait faire presque toujours par nos meilleurs peintres de figures. Il met de l’agrément et de la noblesse dans les décorations dont il est chargé ordinairement. Celle qu’il fit pour le feu d’artifice que la ville donna au mariage de l’infante est une très-belle chose, et on l’a gravée. Ce qu’il y a de plus beau dans ce pays-ci, c’est le portail de Saint-Sulpice qui est admirable en lui-même, mais qui ne répond pas au reste du bâtiment.

Vernet est à Rome ; il excelle aux marines et aux sujets qui représentent des nuits, des clairs de lune, des incendies. Ses paysages ressemblent un peu à ceux de Salvator Rosa pour la touche et pour les formes.

Antoine Le Bel n’a eu de maître que l’inspection de la nature. Ce qu’il fait de mieux ce sont les marines ; il fait le paysage assez bien, mais sa touche est lourde et ses figures froides et dures.

Portail, garde des tableaux du roi à Versailles, a les talent les plus aimables et les plus singuliers. Il a beaucoup voyagé. Destiné d’abord au génie de l’architecture, il s’est tourné depuis du côté de la miniature ; il dessine également bien le portrait, l’architecture, le paysage, les fleurs, les fruits, les animaux, les oiseaux et tout ce qu’on appelle les choses naturelles, le tout d’après la nature, qu’il imite parfaitement et qu’il embellit. Il ne travaille guère qu’en petit, et il emploie dans son travail les crayons de mine de plomb, la pierre noire, la sanguine, la craie, la plume, le pinceau, l’encre de Chine et les couleurs en détrempe. Ses ouvrages sont dessinés, pointillés, hachés, lavés et peints ; de tout cela il en résulte les choses les plus aimables. Si Portail peint des fruits, ils ont cette fleur, cette espèce de duvet qu’on leur ôte quand on les manie ; il représente le luisant qu’ont les plumes des oiseaux, et le caractère du poil des animaux. Il ne manque à ses fleurs que l’odeur ; il faut avoir, pour produire de pareils ouvrages, la plus grande patience, le plus grand talent, la plus grande propreté, partout beaucoup de légèreté dans la main et un goût fin et sûr. Portail groupe à merveille, ses fonds sont de la plus grande suavité, il entend parfaitement la perspective et il a fait plusieurs vues de Paris et de Versailles de toute beauté.

Tocqué est un excellent peintre de portraits. Il n’est élève de personne et cependant sa manière ressemble beaucoup à celle de Largillière. Il dessine bien, compose bien ses portraits, et les habille galamment. Il fait tout d’après nature ; ses étoffes sont belles, vraies, brillantes, et d’un beau fini. Sa couleur est vraie et fraîche, son pinceau est léger et fondu, sa touche est spirituelle et finie ; enfin, si quelqu’un a approché de Van Dyck, c’est Tocqué. J’avoue que c’est mon peintre favori pour le portrait parce que je le crois le meilleur.

Nattier est peintre de portraits. Ordinairement il fait ressembler, surtout les femmes. Ses habillements sont galants, mais maniérés et sentent le mannequin ; le coloris de ses chairs est souvent fort mauvais, plombé, gris, tirant à l’encre de Chine, à la brique et au noir. Il veut donner de la force, et il devient dur. Il a voulu imiter Santerre, et cela l’a gâté. Il ébauche bien et emploie de bonne couleur ; quand il vient à finir, il la gâte, elle devient livide, son travail paraît tout estompé dans ses chairs et indécis comme une tête qu’on regarderait à travers une gaze noire. Son gendre, Tocqué, lui est bien supérieur dans les portraits. Malheureusement il n’est pas assez connu, on ne l’estime pas assez.

Aved est encore peintre de portraits. Il fait ressembler, mais en laid et en dur. Sa couleur est âcre et tire au noir et à la brique, son pinceau est lourd, dur et sec. Il ne sait ni fondre ni finir. Ce qu’il a fait de mieux, ce sont les portraits de l’ambassadeur turc, de Crébillon, de Roy et de Rousseau. Ce dernier est gravé.

De La Tour, excellent peintre de portraits au pastel, n’a eu de maître que la nature. Il la rend bien, sans manière ; il se donne beaucoup de peine et ne se contente pas aisément, ce qui nuit beaucoup à ses portraits. Il ne sait pas s’arrêter à propos ; il cherche toujours à faire mieux qu’il n’a fait, d’où il arrive qu’à force de travailler et de tourmenter son ouvrage, souvent il le gâte ; il s’en dégoûte, l’efface et le recommence pour faire ordinairement moins bien qu’il n’avait fait d’abord. Il n’a jamais pu se persuader que le pastel ne voulait pas être tourmenté, que le travail lui ôtait sa fleur et le rendait presque estampe. De La Tour a encore le malheur de s’être entêté d’un vernis qu’il croit avoir inventé, et qui lui gâte tout ce qu’il a fait.

Perronneau fait bien le portrait à l’huile et au pastel, mais mieux au pastel qu’à l’huile. Il cherche la manière de la fameuse Rosalba, mais il est bien moins grand qu’elle. Sa touche est pleine d’esprit, peut-être un peu maniérée et s’écartant un peu de la nature. Il faut voir ses portraits d’un peu loin, surtout ceux à l’huile ; de loin, ils font de l’effet.

— J’ai eu l’honneur de vous envoyer l’épigramme du poëte Roy contre Mme de Graffigny, et la réponse ; en voici une qui est la suite de ce démêlé :


Qu’yRoy contre l’auteur de Cénie
Qu’yN’a point vomi de calomnie,
Qu’yNous devons le croire, il le dit.
Qu’yMais en jurant que son esprit
Qu’yD’un tel forfait ne fut coupable,
Qu’y gagnera-t-il ? Rien, car, s’il ne le connaît,
QuJurera-t-il qu’il n’en fut point capable ?

M. de Rastignac, archevêque de Tours, célèbre pour s’être montré tantôt janséniste et tantôt moliniste, vient de mourir d’une indigestion. L’idée où l’on commence à être que le clergé ne payera point le vingtième a fait saisir la circonstance de cette mort pour faire l’épigramme suivante :


Qu’yRastignac sur les sombres bords
Refusait à Caron de payer le passage.
« Noir batelier, dit-il, je suis membre d’un corps
Qu’yQui de tout temps fut dans l’usage
Qu’yDe ne rien payer nulle part.
— Tais-toi, répond Caron, tais-toi, maudit bavard ;
Tes chimériques droits excitent ma colère !
Crois-tu d’être toujours au royaume des lis ?
Qu’yPluton n’est pas si débonnaire
Qu’yQue l’est, là-haut, le bon Louis. »

— Un de nos bons danseurs, appelé Dehesse, vient de s’enfuir avec une jolie fille nommée Petit. On ne sait où il est allé, mais on est assuré qu’il a abandonné une femme, des enfants, et qu’il a emporté l’argent de ses créanciers.

— Une jeune personne d’environ douze ans, appelée Rivière, fille d’un Français établi à Dresde, danse depuis quatre ou cinq jours sur le théâtre de la Comédie-Française. À l’avantage d’une très-jolie figure elle joint une jambe bien faite, beaucoup d’oreille, des grâces et des ressorts naturels ; elle n’a point de bras, et a le pied trop long. Maltayre, qui lui montre depuis quatre mois, espérerait d’en faire quelque chose si l’on n’était obstiné à la ramener en Saxe dans deux mois.

Mlle Labat, qui n’a nulle grâce et qui danse mal en femme, vient de faire le rôle de maître à danser dans les Fêtes vénitiennes, d’une manière qui a charmé tout le monde. Nous n’avons point d’homme qui ait la taille comme elle, ni qui danse aussi bien le menuet.

La Double Extravagance, de M. Bret, est imprimée ; on n’en peut presque pas soutenir la lecture.

— Les brochures pour ou contre le clergé se multiplient ; il en parut une, hier, intitulée la Voix du prêtre, qui mérite attention. C’est une satire vive, forte, sanglante, du second ordre contre le premier. C’est selon moi une belle chose, quoiqu’on y trouve quelquefois des injures trop fortes et qu’il y règne un mauvais ton de déclamation.

— On répand depuis hier les Canevas de la Pâris, ou Mémoires pour servir à l’histoire de l’hôtel du Roule[2]. Ce sont les aventures des filles qui peuplent la maison publique qui ait jamais été la plus autorisée dans ce pays. Quoique l’ouvrage soit mal fait, il faut le voir comme un ouvrage qui fait du bruit.

M. de Voltaire qui, à la honte de la France, vient de se fixer à Berlin, passa, en allant de France en Allemagne, par Fontenoy. Le souvenir de la sanglante bataille qui s’y est livrée de nos jours lui inspira l’impromptu suivant :


Rivages teints du sang que répandit Bellone,
Qu’yVastes tombeaux de nos guerriers,
J’aime mieux les épis dont Cérès vous couronne
Que des moissons de gloire et de tristes lauriers.
Fallait-il donc, grands dieux, pour un maudit village,
Voir couler plus de sang qu’aux champs du Simoïs ?
Ah ! ce qui paraît grand aux peuples éblouis
Qu’yEst bien petit aux yeux du sage.

  1. C.-A. Coypel, le dernier des quatre artistes de ce nom, avait composé plus de trente pièces de théâtre, ballets, comédies, tragédies, bouffonneries, dont une seule (les Folies de Cardenio, pièce héroï-comique en trois actes) a été imprimée ; le duc de La Vallière avait obtenu des autres des copies qui sont aujourd’hui perdues.
  2. À la porte Chaillots, d. (1750), in 8, frontispice gravé. Attribué à Rochon de Chabanne et à Moufle d’Angerville, qui furent tous deux envoyés à la Bastille pour cette publication.