Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/52

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 322-328).
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LII

Un auteur inconnu, qui est dans l’usage de faire très-souvent de mauvais présents à la littérature, vient de publier un recueil de vers détestables sous ce titre : Poésies d’une dame de qualité[1]. Ce sont des épîtres, des fables, des madrigaux, des odes, des cantates, des épigrammes. Jugez de toutes ces pièces par la chanson que vous allez lire ; elle m’a paru ce qu’il y avait de plus supportable dans ce recueil.

Chacun a son faible ici-bas :
L’un au vin trouve mille appas ;
L’un est joueur, l’autre est avare ;
Un autre est esclave à la cour ;
Mais puisqu’il faut que l’on s’égare.
Égarons-nous avec l’amour.

Réflexions sur l’impiété prise du côté littéraire[2]. C’est le titre d’une brochure publiée par le P. Lombard, jésuite. Cet écrivain se plaint de ce que la poésie et la prose consacrée originairement à faire honorer la divinité, ne servent presque plus qu’à décrier la religion. Cet abus de l’esprit est la source de trois malheurs qui retombent sur les auteurs, sur le culte reçu, et sur les lettres : 1° les écrivains des livres impies sont exclus des honneurs de la société et de ceux de la littérature ; 2° la religion, attaquée par de bons mots et par des plaisanteries, perd de sa dignité et de cet ascendant qu’elle avait pris sur les esprits : les hommes sages et éclairés ne sont pas ébranlés par les sophismes et les railleries des incrédules ; mais les libertins, les génies faibles, les jeunes gens, tous ceux qui courent après l’esprit, se laissent entraîner : 3° un troisième inconvénient très-sensible, c’est la perte des lettres en France. Depuis que nous ne croyons plus dans ce pays-ci, nous n’avons plus de Corneille, de Racine, de Despréaux, de La Bruyère ; il en renaîtra lorsque nous serons redevenus croyants. Ne trouvez-vous pas étonnant qu’un homme qui se mêle d’écrire fasse de si pitoyables raisonnements ? Voilà à quoi se réduit cette brochure qui est écrite d’un style maniéré, précieux et entortillé comme tout ce qui sort de la main du jésuite qui en est l’auteur.

— Voici une petite pièce de poésie qui a bien de l’agrément, elle fait du bruit ; quoique la pensée n’en soit pas nouvelle et qu’on la voie plus naïvement rendue dans une épigramme du bon Marot. On ne nomme point le père de cette ingénieuse et délicate bagatelle, où il se trouve quelques négligences.

Jouait L’Amour entouré des ris
Jouait avec la pomme accordée à sa mère
Jouait Par l’équitable Pâris.
Jouait Sa main folâtre et légère
La jetait, l’attrapait, la rejetait en l’air.
Quand tout à coup l’oiseau qui porte le tonnerre
S’élance, la saisit, et fuit comme un éclair.
L’Amour, désespéré, parcourt toute la terre ;
Jouait Vénus ne l’aimera jamais,
Qu’il n’ait trouvé le prix qu’obtinrent ses attraits.
Jouait L’aigle, planant sur nos rivages,
L’avait laissé tomber dans nos riants bocages
Jouait Où nos rois ont fixé leur cour.
Un héros parcourant cet auguste séjour
JoLes voit et lit ces mots : À la plus belle.
« Cette pomme, dit-il, regarde Pompadour. »
JoIl la lui porte devant elle ;
JoÀ l’instant arrive l’Amour :

À peine il aperçoit cet objet qui l’enchante
Que, transporté de joie, il se jette à son cou :
« Maman, s’écria-t-il, vous êtes bien méchante
De m’avoir fait chercher si longtemps ce bijou. »

— Il faut avouer que tous les discours académiques jouent de malheur. Ils sont mauvais et le paraissent. Quoi que porte la devise de MM. de l’Académie française, je pense que ceux qui n’ont que leurs discours de réception pour prétendre à l’immortalité courent risque de n’y parvenir jamais. Heureusement le maréchal, duc de Belle-Isle s’est ouvert d’autres routes, et il n’a pas besoin pour être inscrit au temple de mémoire du discours qu’il prononça lundi 30 juin, jour de sa réception. On s’attendait à un ouvrage qui réunirait les talents et les défauts du P. de La Neuville ; on n’a eu qu’un squelette sans vie, sans âme et sans couleur. L’abbé du Resnel répondit par un éloge grossier, direct et outré : le style, les choses, le débit de ce discours, tout annonçait plutôt le collège que l’Académie. La séance fut terminée par la lecture de quelques réflexions sur la poésie, par M. de Fontenelle. Ce Nestor du Pinde prétend prouver que la poésie a été inoculée avant la prose ; et il fonde son paradoxe sur ce que les premiers hommes, n’ayant point l’usage de l’écriture, étaient obligés de retenir de mémoire les faits et les lois : or on retient plus aisément les vers que la prose. Après cette première dissertation, le dissertateur divise la poésie en fabuleuse, en spirituelle et en intellectuelle ou métaphysique. La poésie fabuleuse est celle où l’on emploie le système théologique des païens : ces divinités fabuleuses ont ouvert un vaste champ à l’imagination des premiers poëtes ; mais depuis elles sont tombées de vieillesse, et l’usage qu’on en fait aujourd’hui n’est plus si merveilleux. La poésie spirituelle est, à proprement parler, ou le langage de l’esprit seul, ou celui du cœur. L’intellectuelle est entièrement livrée à la philosophie : telle est la poésie de La Motte. Ce petit ouvrage de M. de Fontenelle n’a pas eu le sort de ses autres productions, il a été peu applaudi. Il n’est pas difficile de trouver la cause de ce phénomène. La dissertation était remplie de paradoxes ; il se trouvait peu de ces bluettes que l’auteur a semées avec tant de profusion dans ses autres ouvrages, et il louait excessivement La Motte, qui n’est plus de mode dans ce pays-ci. Comme tous les événements deviennent ici la matière de quelque épigramme, voici ce que le poëte Roy a adressé aux académiciens :

Sur votre liste un nom que la gloire couronne
Sur Vous rend bien fiers et bien hautains ;
Pauvres gens, croyez-vous qu’un maréchal vous donne
Sur Sauvegarde pour vos Cotins ?

M. Racine vient de nous donner un recueil en trois volumes des lettres que Rousseau a écrites ou de celles qu’il a reçues[3]. Quoiqu’elles ne paraissent que depuis quatre jours, elles ont excité tant de clameurs que l’éditeur a jugé à propos de désavouer cette collection. Si vous lisez ces lettres, vous y trouverez quelques jugements bien rendus, des détails de littérature qui auraient pu faire plaisir il y a trente ans, de l’aigreur contre ses ennemis, des jérémiades perpétuelles de l’auteur sur ses malheurs, une partialité visible contre les gens qui pensaient autrement que lui sur les matières du bel esprit, un style lourd et beaucoup de lieux communs. Rousseau, si admirable dans ses poésies, est à peine supportable dans sa prose. Pour vous dispenser de parcourir toutes ces lettres, qui sont peu agréables, je vais en extraire tout qui peut piquer la curiosité.


Tome Ier.

Les odes de La Motte sont de froides amplifications qui ressemblent beaucoup plus à des lettres qu’à des odes, commençant toutes pour ainsi dire par le monsieur, et finissant par le très-humble serviteur.

Rousseau, à l’occasion de la santé du vieux cardinal de Fleury, sur laquelle on n’osait pas trop s’expliquer, dit fort agréablement, ce me semble : « Il en faudrait presque revenir à la politique de cet Anglais du temps de Cromwell, qui écrivait à un ami : Il court différents bruits sur notre protecteur, les uns croient qu’il est mort, les autres croient qu’il est vivant ; pour moi, je ne crois ni l’un ni l’autre. »

Racine fils, ayant souhaité d’être de l’Académie, l’abbé Desfontaines lui dit joliment : « Eh ! pourquoi demandez-vous une place de l’Académie française ? A-t-on besoin d’une charge de secrétaire du roi quand on est gentilhomme ? » À quoi il ajouta : « On a grand tort de m’accuser de mépriser cette Académie, puisque j’en compare les places à des charges qui sont belles, mais qu’on ne recherche pas quand on n’a pas besoin des privilèges. »

Voici comme Rousseau parle de Rameau, le plus grand musicien peut-être qu’ait eu la France, et le seul qu’elle ait maintenant :

Distillateur d’accords baroques
Dont tant d’idiots sont férus,
Chez les Thraces et les Iroques
Portez vos opéras bourrus.
Malgré votre art hétérogène,
Lulli de la lyrique scène
Est toujours l’unique soutien.
Fuyez, laissez lui son partage.
Et n’écorchez pas davantage
Les oreilles des gens de bien.

L’aventure d’un évêque de France qui se sauva, il y a quelque temps, par la fenêtre pour éviter ses créanciers, inspira à Rousseau l’épigramme suivante :

Pour éviter des juifs la fureur et la rage
PourPaul dans la ville de Damas
PourDescend de la fenêtre en bas.
PourLe P…, en homme sage,
PourPour éviter ses créanciers
PourEn fit autant ces jours derniers.
PourDans un siècle tel que le nôtre
PourOn doit être surpris, je crois.
PourQu’un de nos prélats, une fois,
Ait su prendre sur lui d’imiter un apôtre.

M. de La Motte étant mort, Rousseau, son ennemi irréconciliable, fit l’épitaphe suivante :

Ci-gît, mieux vaut tard que jamais,
Le successeur de Desmarais.


Tome II.

Voici un jugement de Rousseau que les gens de bon goût ne confirmeront pas. « Le Mathianasius, dit-il, est un livre qui peut aller de pair avec le Diable boiteux et tous les autres livres platement fous qui enrichissent de temps en temps les libraires à la grande honte du public. Je me souviens, à l’égard de ce dernier, que Despréaux l’ayant attrapé entre les mains de son petit laquais Atis, le menaça en ma présence de le chasser si ce livre couchait dans sa maison. » Voilà à mon gré un jugement qui ne fait guère d’honneur à Rousseau, et une action de Despréaux aussi ridicule que celle de cette folle qui, dans les Femmes savantes, veut chasser sa servante parce qu’elle s’est servie d’un terme condamné par Vaugelas.

Je trouve dans une lettre quatre vers de la tragédie de Sophonisbe, de Lagrange, qui méritaient bien d’être conservés ; vous les trouverez beaux et hardis :

Songez qu’il est des temps où tout est légitime,
Et que si la patrie avait besoin d’un crime
Qui put, seul, relever son espoir abattu,
Il ne serait plus crime, il deviendrait vertu.

Rousseau écrit à un de ses amis : « Il faudrait, pour nous rendre heureux en ce monde, qu’il y ait une ville exprès pour les honnêtes gens, et que la dispersion ne fût permise qu’au commun des hommes. »

L’abbé de La Rivière, qui gouvernait absolument le duc d’Orléans, frère de Louis XIII, louait extrêmement ce prince ; un courtisan l’interrompit en lui disant : « Faites-le valoir encore davantage afin de le vendre plus cher. » Ce mot me paraît plus fin que celui de Mademoiselle, fille de ce prince, au même abbé : « Vous devriez savoir ce qu’il vaut, vous l’avez vendu assez souvent. »

Lorsque La Motte-Houdard imprima ses fables avec des planches gravées par Gillot, on fit l’épigramme suivante :

Quand le graveur Gillot et le poëte Houdard
Pour illustrer la fable auront mis tout leur art,
PourC’est une vérité très-sûre
Que le poète Houdard et le graveur Gillot

En fait de vers et de gravure
PourNous feront regretter La Fontaine et Callot.

La Motte fit mettre dans le privilège du roi pour l’impression de ses fables qu’il ne serait pas permis de les traduire en latin, en grec, ni en hébreu. Peu après, le poëte Gacon les refondit et les fit imprimer sous ce titre : Fables de M. de La Motte, traduites en vers français.

Un jour, M. de Fontenelle disait à Voltaire que sa tragédie d’Œdipe était fort belle, mais que la versification en était trop forte et trop pleine de feu. M. de Voltaire lui répondit qu’il ferait son profit de cette critique : « Et pour apprendre, dit-il, à me corriger, je m’en vais lire vos pastorales. »


Tome III.

Brossette écrivait à Rousseau : « Je dirai de vous en poésie ce que Despréaux disait de Lulli en musique ; non-seulement vous êtes le premier, mais vous êtes le seul. »

Voici l’épitaphe que Rousseau a faite pour lui-même :

De cet auteur noirci d’un crayon si malin,
Passant, veux-tu savoir quel fut le caractère ?
Il avait pour amis d’Ussé, Brumoy, Rollin,
Pour ennemis Gacon, Pitaval et Voltaire.

Voici une autre épitaphe composée par Piron, et qui ne se trouve pas dans les lettres :

Le Ci-gît l’illustre et malheureux Rousseau.
Le Brabant fut sa tombe, et Paris son berceau ;
Le BVoici l’abrégé de sa vie
Le BQui fut trop longue de moitié :
Le BIl fut trente ans digne d’envie,
Le BEt trente ans digne de pitié.

— On m’apporte dans l’instant les Observations sur les mœurs des Grecs, par l’abbé de Mably, auteur du Droit public de l’Europe et de quelques autres livres ; j’ai lu en manuscrit quelques morceaux de cet ouvrage, qui m’ont paru d’une grande beauté. J’aurai l’honneur de vous en parler dans ma première lettre.

  1. Inconnu aux bibliographes.
  2. 1749, in-12.
  3. Lettres de M. Rousseau sur différents sujets de littérature. Genève (Paris), 1749-1750, 2 vol. in-12. Louis Racine, dans une lettre insérée au Mercure (4 août 1749), désavoua le litre d’éditeur de cette publication ; mais le Nécrologe (t. Ier, p. 47) dit qu’il contribua à la mettre au jour.