Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/53

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 328-336).
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LIII

L’abbé de La Tour, dont les ouvrages se succèdent avec assez de rapidité, vient de nous donner l’Histoire de Mouley-Mahomet, fils de Mouley-Ismaël roi de Maroc[1]. Quoique le titre ne promette que les actions du fils, les trois quarts du livre sont destinés à raconter les actions du père. Ce prince, mort en 1727, après soixante années de règne, est célèbre dans l’histoire par des cruautés inconnues jusqu’à lui et par la multitude de ses enfants. Il en eut jusqu’à six cents, qui vécurent ensemble, et dans ce nombre on ne compte pas les filles, qui furent étouffées en naissant. Voici le caractère que l’histoire fait de Mouley-Ismaël. Cet homme si extraordinaire porta au plus haut degré tous les vices de la tyrannie ; il en eut aussi la plupart des vertus. Inépuisable en ressources, profond dans la dissimulation, inexorable dans la haine, tranquille dans le danger, fourbe, hypocrite, contradictoire, cruel par despotisme et par crainte, la nature avait réuni en lui le génie de Tibère au cœur de Néron. Plus artificieux encore et plus bizarre que le premier, s’il ne surpassa pas l’inhumanité de l’autre, c’est qu’elle ne saurait l’être. Son premier malheur fut celui de l’éducation de son pays : une ignorance profonde des connaissances les plus communes ; il ne savait ni lire ni écrire.

Il n’est pas étonnant que les peuples, las d’obéir à un tel monstre, aient pensé à briser leurs fers. Mouley-Mahomet consentit à se mettre à leur tête, et périt dans l’exécution. Ce que l’on sait de l’histoire de ce jeune prince, dit l’abbé de La Tour, fait regretter ce que l’on en ignore. Il attire sur lui tous les yeux de l’Afrique par le spectacle des plus grands talents et des plus heureuses qualités ; il y joignit celui des vertus, plus rare et plus nécessaire dans ce pays. Fait pour commander pendant la guerre, il y fut le plus grand capitaine de son temps. Né pour gouverner pendant la paix, il fut dans la province de Taroudent le père des arts, le créateur de l’industrie et de l’émulation. Ce qui fait le plus grand crime des enfants des souverains, l’attentat à l’autorité royale, ne fut en lui que le dernier effort d’une vertu consommée. La nation entière exigea de lui qu’il acceptât la couronne. L’éclat de ces offres le décida, mais il connaissait son père, il n’en ignora pas le danger. Il s’exposa courageusement à tout, non pas pour être le conquérant de sa patrie, mais pour en être le législateur ; il n’aspirait au premier titre que pour parvenir à l’autre ; un des plus grands princes qui aient été, s’il eût réussi, grand dans tous les temps et dans tous les pays par sa conduite et par ses vues.

Le fond de l’ouvrage que j’ai l’honneur de vous annoncer est peu de chose : c’est le détail des cruautés de Mouley-Ismaël. Ces barbaries surprennent parce qu’elles sont inouïes, mais elles n’intéressent point, parce que l’historien n’a pas le talent de narrer. La révolte de Mouley-Mahomet, qui fait comme la seconde partie de cette histoire, n’a rien de singulier ni de piquant. Vous serez encore moins content de la forme que du fond de l’ouvrage. Le style en est obscur et précieux ; les réflexions bizarres et déplacées ; les faits mal choisis et mal distribués. L’abbé de La Tour passe pour un homme qui a quelque esprit et point de goût. Je trouve que son livre répond à sa réputation.

— Les Observations sur les Grecs, que vient de publier l’abbé de Mably[2], méritent, je crois, une attention toute particulière. Cet auteur, qui a beaucoup de sagacité, examine comment l’empire de la Grèce a passé successivement aux Lacédémoniens, aux Athéniens, aux Thébains, aux Macédoniens, aux Romains ; dans quelle situation se trouvaient les différents États de la Grèce lorsque ces révolutions sont arrivées ; quels moyens on a employés pour procurer tous ces changements ; quel était le caractère des grands hommes qui ont conduit toutes ces entreprises ; enfin, ce qui aurait pu empêcher tous ces mouvements ou les rendre plus utiles. L’auteur a trouvé le secret de répandre dans son ouvrage beaucoup de grands principes de politique, des réflexions profondes, des raisonnements forts et convaincants. Je connais peu de livres où il règne une logique plus exacte et plus suivie.

L’ouvrage n’a pas pourtant beaucoup réussi. Il est écrit d’une manière sombre et triste, les faits qui servent de base aux raisonnements sont souvent étranglés ; on y donne d’un air trop dogmatique ce qui ne devrait être hasardé que comme conjecture. Enfin les observations sur les Grecs veulent être méditées, et on n’aime ici que les livres dont la lecture n’occupe pas.

- Les Sonnettes, ou Mémoires du marquis D…[3], sont un roman en deux petits volumes ; l’idée en est singulière. Un vieux duc, usé par les plaisirs, veut au moins en avoir encore l’ivresse. Pour se les procurer, il attire dans son château les personnes les plus aimables de l’un et de l’autre sexe ; la multitude des appartements le met en état d’en recevoir un grand nombre. Les chambres occupées par les hommes et par les femmes sont disposées dans un ordre alternatif ; les clefs sont communes et les verrous inconnus. Les lits destinés aux dames sont pliants et élastiques, mais à un certain point, de sorte qu’il faut deux poids égaux chacun à une personne ordinaire pour mettre en action le ressort des lits. Au centre de gravité de chaque lit est ajusté un fil d’archal qui va remuer dans l’appartement du duc des sonnettes correspondantes ; chaque sonnette a son étiquette et porte le nom des dames qui occupent actuellement les chambres. Les sons des sonnettes sont une vive représentation des mouvements qui les occasionnent : au commencement mesurés, ensuite rapides, peu après confondus, plus marqués enfin, se ralentissant et cessant par degrés. Le maître du logis est averti par là du nombre de fois qu’on a réitéré les plaisirs. Il semble que ces sonnettes ne doivent trahir que les femmes ; mais la liberté dont on jouit au château, et le discernement du vieux seigneur l’éclairent suffisamment sur les intrigues qui se forment, et il ne s’y trompe jamais. Cette imagination aurait pu fournir, je crois, des incidents assez agréables ; mais le jeune auteur, appelé M. Guillard, en a mal profité. Les trois quarts de son ouvrage sont des lieux communs qui n’ont aucun rapport avec le sujet qu’il traite, et les sonnettes n’occupent que quelques pages à la fin du livre. Le style est plutôt mal que bien, et le ton est d’un homme qui connaît mal le monde.

M. Guer, connu par une rapsodie intitulée les Mœurs des Turcs, vient de donner deux gros volumes sous ce titre : Histoire critique de l’âme des bêtes, contenant les sentiments des philosophes anciens et ceux des modernes sur cette matière[4]. Il y a longtemps qu’il n’est sorti de nos presses un aussi mauvais livre ; tout y révolte : l’érudition, qui est sans choix ; les raisonnements, qui manquent de logique ; le style, qui est barbare ; les plaisanteries, où il n’y a ni finesse ni décence ; l’air important que prend l’auteur n’a imposé à personne, son ouvrage a été reçu comme il le méritait.

— Les Comédiens ont donné jeudi 24 de ce mois la première représentation des Amazones, tragédie de Mme du Bocage ; en voici le sujet : Thésée ayant été fait prisonnier par les Amazones, l’oracle, selon l’usage, doit décider de son sort. Orytie, reine de ces guerrières et grande prêtresse en même temps, s’offre à interpréter favorablement les ordres du ciel si Thésée, pour qui elle a conçu un violent amour, veut répondre à sa passion. Ce prince, épris d’Antiope, jeune princesse Amazone qui doit partager l’empire avec Orytie lorsqu’elle aura atteint l’âge prescrit par les lois, n’accorde que de la compassion à la reine. Cette indifférence décide des ordres du ciel ; ils exigent la mort du prisonnier. Un ambassadeur du Gelon, allié de Thésée, conspire pour le sauver avec quelques Grecs. Le sort des armes est contraire aux Amazones. Thésée, vainqueur, offre sa main à Antiopo, et Orytie, honteuse de la défaite de ses guerrières et du triomphe de sa rivale, se donne la mort.

Parmi les défauts sans nombre qui se trouvent dans cette pièce, je n’en remarquerai que quelques-uns des plus essentiels : 1° il n’y a pas assez d’incidents pour faire trois actes, et il a fallu en faire cinq ; 2° il n’y respire aucun intérêt ; 3° tous les caractères sont manqués, les deux Amazones aiment comme feraient deux bergères, et les mœurs de cette nation singulière sont mal peintes ; 4° Orytie charge sans raison Antiope d’instruire Thésée de ses feux, et fait de sa rivale sa confidente. Cette situation, quoique hasardeuse, avait réussi extrêmement dans le 'Bajazet de Racine, parce qu’elle était préparée avec toute l’adresse dont ce grand poëte était capable ; elle a révolté dans Mme du Bocage, qui n’y a point mis d’art ni de génie ; 5° on ne rend raison de rien dans cette pièce, on ne sait ni pourquoi ni comment arrivent les événements ; 6° malgré tout cela, la pièce aurait été bien accueillie si elle avait été écrite passablement ; mais les pensées en sont triviales, et le style si bas qu’il n’a pas été possible à ses meilleurs amis de dire du bien de son ouvrage. On compte que cette tragédie aura cinq ou six représentations ; sans l’indulgence qu’on a pour son sexe, la première représentation n’aurait pas été achevée.

— J’apprends dans l’instant que le magistrat a fait arrêter l’auteur des Sonnettes, et M. Diderot, à qui nous devons plusieurs ouvrages hardis et licencieux.

MM. de Buffon et Daubenton viennent de publier trois volumes in-quarto de leur Histoire naturelle, qui en aura quinze. J’aurai l’honneur de vous entretenir dans ma première lettre de cet important ouvrage.

— L’Académie française a arrêté, samedi 16, qu’elle donnerait le prix, le jour de Saint-Louis (15 août) à une ode du chevalier de Laurès. Comme j’ai eu le secret de l’avoir et qu’elle m’a paru de bon goût, j’ai l’honneur de vous l’envoyer.


L’AMOUR DES FRANÇAIS POUR LEURS ROIS,
Consacré par des monuments publics

Non, l’encens qui fume sans cesse
Sur les pas des rois vertueux
Ne suffit point à la tendresse
Des peuples qu’ils rendent heureux.
Pour remplir leur reconnaissance
Il faut que l’art, par sa puissance.
Anime le marbre et l’airain ;
Et que d’immortelles images
Peignent aux yeux de tous les âges
Leur amour pour leur souverain.

Vous, Français, en qui vos ancêtres
Avec le sang firent couler
Cet amour constant pour vos maîtres
Qui brûle de se signaler,

Laissez ses marbres à l’Attique,
Ses hardis tombeaux à l’Afrique,
Et leurs colonnes aux Romains :
La France, en grands hommes féconde,
Pour peindre les Bourbons au monde
N’a pas moins de savantes mains.

J’entends sous le sceau de l’histoire
Gémir des métaux précieux[5],
Fastes mobiles de leur gloire
Que le zèle poste en tous lieux.
Par un ingénieux emblème
Ils nous tracent dans nos jeux même[6]
leurs bienfaits et leurs exploits.
Peuple heureux, ils semblent te dire :
Ces plaisirs que le calme inspire,
C’est à ces dieux que tu les dois.

Ces bords où leur grandeur réside
M’offrent partout leurs traits chéris ;
Un tendre mouvement me guide
Aux pieds du dernier des Henris.
bronze sacré que j’embrasse[7],
Oui, les cœurs marquèrent ta place
Sur ce passage renommé :
C’est là que la reconnaissance
Dut pour la gloire de la France
T’offrir à l’univers charmé.

Quels transports d’amour et de joie
Fait naître ce nouveau Titus !
Son front où son cœur se déploie
Retrace toutes les vertus.
Applaudis à ta destinée.
Admire, ô Seine fortunée,
De quel poids ton sein est chargé ;
Ce joug dont ton onde s’étonne
Sous le héros qui le couronne
En arc de triomphe est changé.

Sous l’héritier de son tonnerre[8],
L’œil plein de feu, les crins épars,
Un coursier respirant la guerre
Vole fièrement aux hasards.

Des ministres brillant modèle,
Armand, ce tribut de ton zèle[9]
Fit voir la gloire en tout son Jour.
Ange protecteur de la France,
Tu fus l’âme de sa puissance
Et l’organe de son amour.

Les arts prennent un vol sublime.
À l’aspect du plus grand des rois[10]
Tout se réveille, tout s’anime
Pour éterniser ses exploits.
Là, dans le tumulte des armes,
Il vole, il sème les alarmes,
De ses guerriers guidant les coups ;[11]
Ici, sur un pompeux trophée,
Il foule la Ligue étouffée[12]
Et voit l’Europe à ses genoux.

De nos cités, reine orgueilleuse,
Ce n’est pas dans tes seuls remparts
Qu’une tendresse industrieuse
Le reproduit à nos regards.
Partout l’airain le multiplie ;
Du héros vivant il publie
Les triomphes et les vertus.
monument plus noble encore.
Ton zèle, nouvel Épidaure[13],
T’élève quand ton roi n’est plus.

Ô toi, son fils dont la puissance
N’éclate que par des bienfaits,
Louis, dans leur impatience
Entends les vœux de tes sujets.
De notre père, auguste image,
toi qu’un solennel hommage
Consacra bien moins que nos cœurs,
Ah ! cesse de te faire attendre !
Français, sur un objet si tendre
Quand pourrons-nous jeter des fleurs ?

L’Aquitaine dans sa statue
Contemple déjà ce héros ;
Fière de couler à sa vue,
La Garonne élève ses flots ;
Ses peuples charmés applaudissent,
De leurs chants les airs retentissent,
Seine, je t’entends murmurer ;
Mais sur tes bords Louis respire,
Dans le reste de ton empire
Permets à l’art de le montrer.

Ô toi qui dois à notre zèle
Retracer ce roi bien-aimé,
Par la grandeur d’un tel modèle
Que ton ciseau soit animé !
Qu’un front serein peigne son âme,
Dans ses yeux fiers et pleins de flamme,
De la bonté marque les traits.
Qu’il s’offre au faîte de sa gloire
Quand, s’arrachant à la victoire,
Il vole au-devant de la paix.

Grand Dieu, qui pour un roi, ta plus parfaite image,
Vois l’amour empressé de ses heureux sujets,
Daigne de ta bonté nous conserver ce gage :
Un roi qui du pouvoir fait un si digne usage
Est le plus grand de tes bienfaits.

  1. Paris, 1749, in-12.
  2. 1749, in-12.
  3. Berg-op-Zoom (Paris), 1749, in-12. Plusieurs fois réimprimé et notamment en 1803, sous le titre de : Félix, ou le Jeune Amant et le Vieux Libertin. « Des noms y sont changés, dit M. Ch. Monselet ; les chapitres y ont des titres ridicules. » L’auteur des Sonnettes est Guiart de Servigné.
  4. Amsterdam (Paris), 1749, 2 vol.  in-8.
  5. Les médailles.
  6. Les jetons.
  7. Statue de Henri IV.
  8. Louis XIII
  9. La statue qui est à la place Royale fut élevée aux frais du cardinal de Richelieu.
  10. Louis XIV.
  11. Place Vendôme.
  12. Place des Victoires.
  13. À Montpellier, on lisait cette inscription sur le piédestal la statue équestre de Louis le Grand : Ludovico Magno comitia Occitaniæ viro vovere, sublato in oculis posuere.