Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/17

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 142-146).
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XVII

On vient de représenter, pour la première fois, sur le théâtre de l’Opéra, le ballet historique de Zaïs[1], dont les paroles sont de M. de Cahusac et la musique de M.  Rameau. Le sujet de ce ballet est entièrement d’imagination. Le prologue est peu de chose. Oromazès, roi des génies élémentaires, leur annonce le débrouillement du chaos. Ils s’éveillent à sa voix et, frappés du spectacle nouveau que la nature offre à leurs yeux, ils en célèbrent à l’envi la beauté. Mais comme l’amour manque encore à leur bonheur, ce dieu paraît et vient répandre dans les cœurs ce feu sans lequel ils seraient tous languissants, et la nature dépérirait. Voici ce que l’Amour leur dit :

La roQue l’Amour soit votre maître ;
La Dès qu’on respire il doit être écouté ;
La roOn ne saurait trop tôt connaître
La route qui conduit à la félicité.

Ainsi finit le prologue. Voici le fond de l’intrigue du ballet. Dans le premier acte, Zaïs, génie de l’air, est épris des charmes de la belle Zélidie, simple bergère et par conséquent mortelle. Zelidie, qui ne connaît son amant que sous les traits d’un berger, adore Zaïs de son côté. Cindor, sylphe, confident de Zaïs, veut engager son ami à ne prendre que ce qu’il y a d’aimable, et à en jouir avec les prérogatives d’un être immortel ; mais ses conseils ne sont point écoutés. Zélidie, au même instant, paraît ; Cindor reste invisible à ses yeux, et elle ne voit que Zaïs. Ils vont tous deux célébrer la fête de l’Amour, et lorsqu’ils sont dans son temple, l’Amour prononce un oracle que Zaïs interprète et qui l’éclaire sur sa tendresse et sur son bonheur.

Dans le deuxième acte, Zaïs, pour s’assurer de l’amour de Zélidie, et voir si elle ne serait point tentée par l’éclat de la grandeur, veut l’éprouver. Il ordonne à Cindor de feindre, et aux zéphirs de transporter, dans sa brillante cour, le tendre objet de son inquiétude. Zélidie, étonnée dans ce brillant et nouveau séjour, redemande son cher Zaïs. Cindor lui dit de l’oublier, qu’il est indigne de ses fers, et qu’elle doit écouter plutôt un génie puissant qui brûle pour elle ; mais en vain il lui étale toute sa puissance, en vain il rompt la chaîne des aquilons et fait gronder la foudre ; Zélidie s’écrie :

Quels éclats, quelle terreur soudaine !

CINDOR

On ne connaît ici le trouble ni l’effroi.
Ce n’est que sous nos pieds que gronde le tonnerre.

ZÉLIDIE

Hélas ! je ne crains rien pour moi,
Mais mon amant est sur la terre.

Cindor offre à Zélidie de la rendre immortelle, mais Zaïs mourrait : c’en est assez pour lui faire refuser l’immortalité. Le génie lui prouve le pouvoir qu’elle a sur son cœur, et lui donne un bouquet dont il suffit de respirer l’odeur pour voir remplir tous ses vœux. Zélidie en fait l’épreuve sur-le-champ. Zaïs paraît, Zélidie lui donne ce bouquet et lui annonce qu’il a, dans Cindor, un rival puissant et redoutable.


Dans le troisième acte, Cindor raconte à Zaïs qu’il n’a pu vaincre la constance de Zélidie. Mais Zélidie, qui ne voit plus Zaïs, le croit perfide et léger, et dans le même moment où elle déplore ses peines, Zaïs paraît sous les traits de Cindor et vient s’offrir pour servir de vengeance contre l’ingrat. Zélidie laisse couler des pleurs. Un mouvement de jalousie s’empare de Zaïs. Zélidie le détrompe aussitôt en lui disant qu’elle ne peut croire son amant infidèle, et que sans doute c’est un enchantement. Elle fuit, et Zaïs veut l’arrêter ; mais en vain.

Enfin, dans le quatrième et dernier acte, Zaïs, qui a éprouvé sa chère Zélidie, se fait connaître ; mais comme il ne peut conserver son immortalité en s’unissant à une mortelle, il renonce à tous les avantages de la divinité en répétant les mots de l’oracle qu’il avait entendus :

Le véritable amour se suffit à lui-même.

Mais Oromazès, roi des Génies, paraît, rend à Zaïs son immortalité et la lui fait partager avec Zélidie pour récompenser un amour si constant et si tendre.

Depuis longtemps, on n’avait pas vu au théâtre de sujet susceptible d’autant de spectacle par la variété qui y règne. Chaque scène représente un changement. Malheureusement notre Opéra est dérangé, et il n’a pas pu fournir la dépense qu’il aurait fallu faire. Dans des temps plus heureux, M.  de Cahusac aurait joui du plaisir d’être lui-même un sylphe en nous procurant un spectacle aussi magnifique.

La musique de ce ballet a des censeurs et des partisans. En général, les airs de violon sont très-bien, les airs chantants fort inférieurs. On a dit qu’à l’ouverture on croyait être à l’enterrement d’un officier suisse, parce qu’un roulis de timbales couvertes d’une gaze annonce par un bruit sourd le débrouillement du chaos. Cependant il faut convenir que cette idée du musicien est assez naturelle. Ce n’est pas le moment des autres instruments ; ce n’est qu’à mesure que le développement se fait, que la Nature naît et s’anime. Alors vous entendez un léger frémissement, c’est le zéphir ; les flûtes résonnent, c’est le ramage des oiseaux ; les violons se joignent aux flûtes et, par leurs modulations variées, tantôt vives et tantôt lentes, vous représentent l’idée d’un torrent qui roule à grand bruit et d’un ruisseau qui coule lentement, ou la séparation des éléments de l’air et du feu. Puis, tout à coup, par des sons plus marqués, plus hardis, le musicien vous transporte dans les airs. Là, il vous peint à la fois le bruit des vents et du tonnerre, ou bien, par une harmonie voluptueuse ou pleine de majesté, il vous inspire le plaisir de l’amour, il calme vos sens ou vous annonce la présence des dieux.

Rameau passe pour le seul de nos musiciens qui possède au dernier degré ces sortes de transitions. Les oreilles harmoniques ont toujours avec lui de quoi se satisfaire, même dans les plus petites choses.

— M. de Bibiena, auteur de plusieurs romans très-médiocres, vient de nous en donner un intitulé la Force de l’exemple[2]. Le sujet en est simple : c’est une femme qui a toutes les raisons du monde de se plaindre de son mari, et qui, malgré ses penchants, demeure attachée à son devoir par l’exemple d’une cousine aussi malheureuse, mais plus vertueuse. Le style de cet ouvrage manque également de naïveté, d’élégance et de correction. Les mœurs en sont bonnes, les caractères soutenus, mais sans dignité ; les situations en sont brusquées, souvent amenées, tantôt usées et quelquefois neuves, hardies et intéressantes. Il arrive rarement que l’auteur embellisse ce qu’il prend ; il lui est plus ordinaire de le gâter. Par exemple, un amant, n’osant faire sa déclaration, apprend à un perroquet, dans ce roman, le mot d’amour, et cela est dit le plus maussadement du monde. Ce trait est tiré des Lettres turques, où cela est joliment conté en ces termes : Le comte Mazaro, étant esclave chez les Turcs, Rosalide, qui le vit dans les jardins du prince son père, en devint amoureuse et lui fit donner l’ordre de lui porter des fleurs tous les matins. Il élevait des oiseaux, à l’un desquels il avait appris à prononcer : « Je vous aime. » Un matin qu’il entra chez Rosalide, le petit oiseau vola de dessus son épaule au col de la princesse, et, en lui becquetant l’oreille, il lui dit : « Je vous aime ». « Ah ! qu’il est joli », s’écria la fille de Russem, en baisant le fidèle écolier qui lui souflle encore dans la bouche : « Je vous aime », et à chaque caresse qu’elle continua à lui faire, il répéta sa leçon à merveille. « Mais ne sait-il que cela ? demanda la princesse. — Je lui ai appris, répondit Mazaro, comme je voulais parler ; daignez le garder, et lui apprendre comment vous voulez répondre. — Il le sait, répliqua Rosalide ; appelez-le, il le dira. » Revenu à Mazaro, il lui dit : « Je vous aime ».

  1. Représenté pour la première fois le 29 février 1748, et repris le 23 avril suivant.
  2. La Haye, 1748, in‑12.