Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/16

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 138-142).
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XVI

Il faut amuser, en France comme partout ailleurs, un certain peuple qui n’est fait ni pour agir ni pour penser, auquel le moindre travail de l’esprit coûte, et dont l’oisiveté n’est occupée qu’à chercher un délassement aux plaisirs bruyants qui ne font qu’étourdir l’âme sans l’affecter. Cette espèce de gens n’est que trop commune. Leur parler de lire l’histoire pour connaître les hommes, ou d’approfondir les principes de la morale pour réformer leur cœur, c’est un langage qu’ils n’entendent pas. Les romans, voilà leur lecture favorite. Nos petits-maîtres et nos caillettes leur doivent tout le brillant de leurs conversations, toute la délicatesse de leurs sentiments, tout l’esprit qu’ils répandent dans un cercle.

L’abbé Prévost est, selon beaucoup de gens, le premier de nos romanciers : son style est pur et noble, sa manière est vive et intéressante, il est conmmunément dans la nature, et il connaît très-bien le cœur humain. Mais son crayon est triste et noir : les aventures qu’il imagine sont souvent trop tragiques ; les héros sont babillards ; ils ne goûtent jamais un plaisir sans en vouloir savoir la raison. Toutes les fois qu’il s’est mêlé de peindre les mœurs extérieures il a échoué, parce qu’il ne les connaît pas ; il attrape bien mieux le sentiment. Les Aventures d’un homme de qualité et le Cleveland sont ses deux meilleurs ouvrages.

M. Le Sage, qui vient de mourir, a fait des romans dans un autre genre : il peint les mœurs bourgeoises avec une naïveté, une simplicité, un sel, une vérité qui frappent peut-être plus que les extravagances les plus marquées ; on lit avec un plaisir singulier le Diable boiteux et Gil Blas de Santillane.

M. de Marivaux a embrassé le genre de M. Le Sage, mais avec des talents différents. Il peint comme lui les mœurs bourgeoises, mais avec un esprit qui dégénère souvent en raffinement, avec une profondeur qui va jusqu’à l’obscurité, une métaphysique quelquefois ridicule, une hardiesse d’expression qui approche peut-être du burlesque. C’est incontestablement un des hommes de France qui ont le plus d’esprit. On ne lui accorde pas aussi universellement le goût. Sa Marianne et son Paysan parvenu sont ses meilleurs ouvrages.

M. de Crébillon fils est le père d’une autre sorte de romans qu’il est difficile de caractériser. Sous les extravagances de la féerie qu’il a ressuscitée, il peint les mœurs bourgeoises du grand monde où il vit. Son pinceau est vif, voluptueux, léger, efféminé. Il connaît peu les hommes, mais on convient que jamais personne n’a peint les femmes comme lui.

Le succès de Crébillon a tourné la tête à mille sots qui ont voulu faire des romans dans son genre. Nous venons d’en voir un, intitulé les Bijoux indiscrets[1]. Le sujet est un prince qui, à l’aide d’une bague que lui a donnée un génie, force les bijoux de toutes les femmes à révéler leurs secrètes intrigues. Cette idée n’est pas neuve, et elle avait été traitée dans un autre ouvrage aussi licencieux, intitulé Nocrion. Les Bijoux indiscrets sont obscurs, mal écrits, dans un mauvais ton grossier et d’un homme qui connaît mal le monde qu’il a voulu peindre. L’auteur est M. Diderot, qui a des connaissances très-étendues et beaucoup d’esprit, mais qui n’est pas fait pour le genre dans lequel il vient de travailler.

— Il paraît depuis peu la suite des Éloges académiques[2], par M. de Mairan, qui a succédé à M. de Fontenelle dans la charge de secrétaire de l’Académie royale des sciences. Ces éloges ne sont point dignes de cet académicien, qui a la réputation d’être un des plus grands académiciens et des plus grands géomètres de France. Rien n’est plus sec, plus aride, plus triste, plus rebutant, que sa manière d’écrire. Où Fontenelle avait cueilli des fleurs, il n’a trouvé que des épines. Son style est plein de négligences qu’on ne peut pardonner à un académicien français. Il est simple sans être naturel, pédant sans mettre de symétrie dans les ouvrages d’esprit, précieux sans employer les ornements ambitieux du style. Ses éloges, pour paraître mauvais, n’ont pas besoin d’être enlaidis par ceux de M. de Fontenelle ; ils sont absolument mauvais. Jamais personne n’a mieux prouvé que lui combien est ingrat le terrain qu’on cultive après les autres. M. de Fontenelle, par les agréments de son style, avait trouvé le secret de rendre intéressantes les matières les plus arides ; son imagination riante avait su y répandre mille charmes inexprimables. Sans dissimuler rien, il a l’art de tout louer. La critique prend chez lui le ton de la flatterie. Les ridicules, qu’il saisit avec tant de finesse, se convertissent chez lui en éloges par le tour heureux qu’il leur donne. M. de Fontenelle est trop philosophe pour avoir du génie. Le vrai génie naît des convenances qui se trouvent entre les lumières de l’esprit et les passions du cœur. Or M. de Fontenelle n’a point de passions. Du caractère dont il est, de quoi s’était-il avisé de chausser le cothurne ? Il éprouva qu’il faut plus que de l’esprit pour réussir dans un genre d’esprit destiné à émouvoir les passions.

— Il paraît une Épître de M. Desmahis à Mme  de Marville, femme de l’ancien lieutenant de police. C’est un portrait que l’auteur fait de lui-même, de son cœur, de son esprit, de ses talents et de ses mœurs. Ce petit ouvrage, d’environ deux cents vers, est écrit dans le goût de Chaulieu, que l’auteur se propose d’imiter par la molle négligence de sa muse et la volupté de sa vie. Voici comment il peint cet aimable poëte du dernier siècle :

Ainsi pensa toujours cet aimable génie,
Ce philosophe aisé, ce convive charmant,
AinsL’interprète du sentiment
AinsEt le vrai dieu de l’harmonie,
AinsChaulieu, ce peintre des amours,
Anacréon du Temple, Ovide de nos jours.
AinsDans les vers de qui tout respire,
AinsEt l’atticisme si vanté,
AinsEt la romaine urbanité,
Et ce charme français que je ne puis décrire.


On trouve dans cette épître du sentiment, de la noblesse, mais peu d’ordre et un peu d’obscurité. On ne dira pas de l’auteur comme du soleil, splendor et ordo. Sa façon de voir est assez semblable à celle de Gresset. Il dit du sentiment :

Lui seul à la vertu prête de nouveaux charmes,
Grâces de la pudeur, plaisir touchant des larmes,
Tendre son de la voix, silence encor plus doux,
Refus, désirs, transports, il vous réunit tous.


Et plus bas, de la morale :

La morale à mes yeux se montre sous l’image
La D’une jeune et tendre beauté.
La timide pudeur règne sur son visage ;
Moins belle que Vénus elle plaît davantage.
L’adorable franchise habite à son côté,
La Un soupir est tout son langage,
Les larmes de l’amour font la félicité.
Son symbole est un cœur ; qu’enseigne-t-il au sage ?
La La nature et l’humanité.


Voici comme il parle de lui-même :

Ô voSi l’homme est méchant, je l’oublie,
Ô voS’il n’est que fou, j’en ai pitié ;
Ô voJ’ignore la haine et l’envie ;
Ô voJe ne connais que l’amitié.
Ô vous, qui pratiquez les plus tendres maximes.

Qui m’aimez pour moi-même et non point pour mes rimes,
J’en goûte auprès de vous la charmante douceur.
Le dieu de tous les arts, l’ingénieux Voltaire,
À formé mon esprit, et vous mon caractère ;
Je lui dois mes talents, mais je vous dois mon cœur.

— Il paraît un ouvrage intitulé Essai historique et politique sur le gouvernement présent de la Hollande[3], par M.  Favier. Le style de cet écrivain est languissant, la narration embarrassée, l’ordonnance confuse. L’auteur est d’ailleurs homme de beaucoup d’esprit, très-instruit des matières qu’il traite, et profond dans la connaissance des intérêts de l’Europe.

— Je viens de donner une nouvelle édition de mon Histoire du Stathondérat[4] considérablement augmentée, et j’ai fait imprimer en même temps l’Histoire du Parlement d’Angleterre[5]. Vous n’attendez pas, je pense, que je fasse l’extrait de mes propres ouvrages.

  1. Au Monomotapa (Paris), 1748, 3 vol. in-12.
  2. Éloges des académiciens de l’Académie des sciences, morts de 1741 à 1743. Paris, 1747, in-12.
  3. Londres, (Paris), 1748, 2 vol. in-12.
  4. La Haye (Paris), 1748, in-12.
  5. Londres (Paris), 1748, in-12.