Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/15

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 134-138).
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XV

M. Marmontel vient de donner aux comédiens une tragédie intitulée Denys le Tyran[1]. Jamais aucun auteur depuis Voltaire n’a débuté aussi glorieusement. Sa pièce continue d’avoir le succès le plus brillant ; aussi est-elle excellente du côté du style, des pensées et de la conduite. Les éloges sont sortis impétueusement de toutes les bouches, et même de celles des auteurs, qui n’ayant pas eu le loisir de se précautionner contre l’admiration, ont été entraînés par les suffrages de tout Paris. Peut-être que son âge aura prévenu les esprits en sa faveur, et aura fait apercevoir dans sa pièce des beautés qui n’y sont pas. Quoi qu’il en soit, les beautés dont elle brille sont comme le germe précieux de ces grandes beautés qui, même par le temps, écloront et produiront des fruits surprenants. On peut dire en général de sa pièce qu’elle est écrite noblement, que les vers en sont doux et coulants. On y admire des traits hardis, des pensées fortes, des sentiments vertueux, des situations théâtrales, des caractères soutenus, des incidents adroitement ménagés, une intrigue bien nouée, un dénoùment heureux. Il y a même plusieurs morceaux vraiment épiques. C’est un défaut, dit-on, dans une pièce tragique, parce que les personnes qu’on y représente étant naturellement occupées de leurs passions, ne doivent jamais emprunter le langage particulier aux poëtes, que la hardiesse des fictions et des termes a fait appeler le langage des dieux, d’autant plus que ce langage étant le fruit de la méditation et de la recherche, l’impétuosité des passions n’en laisse ni le goût ni le loisir. J’en conviens ; mais toutes choses bien examinées, j’aimerais encore mieux ce style, quoique naturellement peu assorti aux circonstances, qu’un style plat, dénué de force et surtout des agréments que prodigue l’ivresse poétique. Au reste, souvenez-vous que le naturel, pour plaire au théâtre, doit être embelli par l’art, et que ce serait agir contre la nature elle-même que de la copier trop fidèlement. Nous sommes fort attachés à la vraisemblance, il est vrai, mais nous le sommes encore plus aux beautés qui nous dédommagent de son absence et en faveur desquelles nous en dispensons les auteurs jusqu’à un certain point. Si nous renonçons quelquefois à ce que nous aimons, c’est toujours pour avoir quelque chose que nous aimons davantage. Ce sont là nos dispositions ; dispositions qui font partie de notre essence. Nos monologues, par exemple, sont-ils dans la vraisemblance ? Et ce style qui, par sa cadence mesurée, s’élève au-dessus du langage ordinaire, est-il naturel ? Rien moins que cela. Tout cela se souffre cependant ; on s’y fait, et on sent ce qu’on perdrait si ces imperfections étaient ôtées. Pourquoi donc retrancherait-on rigoureusement tout ce qui approche du style épique, lui qui est fait pour peindre plus fortement ces choses, pour leur donner une nouvelle vie et une seconde expression ? En vérité, avec la facilité que nous avons à nous prêter aux illusions, ce serait bien dommage de ne pas nous les donner. Combien de pièces de Voltaire ne se soutiennent qu’à l’aide de plusieurs traits épiques, qui répandent sur elles un coloris plus fort, plus lumineux et plus éclatant !

Pour revenir à Denys le Tyran, le premier acte, et même une partie du second, sont employés à exposer le sujet. La chaleur ne commence qu’à la fin du second acte, et va toujours en croissant jusqu’au dénoùment, qui est un coup de théâtre tout nouveau. À juger de l’auteur par la perfection de l’ouvrage, on croirait qu’il est d’un écrivain nourri du suc des anciens et extrêmement versé dans le genre dramatique, si la muse qui y a présidé, trop amoureuse des vers qu’elle enfante, ne décelait un jeune homme. Les réflexions du tyran sur les chagrins cruels qui le dévorent et le consument sont belles et exprimées en fort beaux vers, mais elles sont trop longues et répandent sur le premier acte je ne sais quelle langueur ; c’est dommage que l’auteur n’ait pas eu le courage de les sacrifier à l’intérêt de l’action qui, par là, aurait été plus chaude et plus animée.

Marmontel est un élève de M. de Voltaire ; il était déjà connu par plusieurs petites pièces qui ont remporté le prix dans différentes académies. La plus belle de toutes ces pièces est une idylle faite en l’honneur de M. de Fontenelle. Une élégance simple, naturelle, naïve, en fait tout l’ornement. Dans son poëme de l’Incarnation brillent le sublime et le majestueux de la religion. On peut dire de toutes, en général, qu’elles sont écrites avec une précision, une pureté et une exactitude qui annoncent plus d’esprit que de génie. Elles n’ont point ce feu, cette âme, cette chaleur qui forment le poëte. Il est surprenant qu’il n’ait pas porté dans sa tragédie le froid qui règne dans ses autres ouvrages. Ce qu’il y a de plus admirable en lui, c’est cette docilité parfaite qui le plie au sentiment de ceux qui le critiquent par goût et par raison ; bien différent de ces auteurs dont la moindre censure révolte et blesse l’amour-propre délicat.

Le succès inespéré de la tragédie de Marmontel semble présager qu’il sera le digne successeur de Crébillon et de Voltaire, comme ils l’ont été eux-mêmes de Corneille et de Racine. C’est à ces deux grands hommes que nous sommes redevables de la perfection où la tragédie a été portée en France. Je ne crains point de dire, dùt-on m’accuser d’un préjugé ridicule en faveur de ma nation, que notre goût pour le théâtre est plus épuré que partout ailleurs ; que la Melpomène française pense avec plus de force et de dignité, s’exprime avec plus de grâce et de noblesse que la Melpomène anglaise, qui n’est encore que rude et sauvage ; que la Melpomène italienne, qui n’est que molle et effemminée ; que la Melpomène espagnole, qui est toujours montée sur des échasses et chez qui l’enflure tient lieu du naturel, et la pompe des expressions du sublime. Je n’aurais, pour le prouver, qu’à employer ce fameux argument de Cicéron, pour établir la supériorité de valeur que les Romains avaient sur tous les autres peuples de la terre : un peuple à qui tous les autres accordent la supériorité de valeur immédiatement après eux, est sans doute le premier pour la valeur ; or, tous les peuples ne contestaient que pour eux en particulier la valeur qu’ils accordaient aux Romains par préférence aux autres peuples. Donc, concluait Cicéron, les Romains l’emportent par la valeur sur tous les autres peuples. Vous, Anglais, pourrais-je dire à ces fiers rivaux de notre gloire, quel théâtre estimez-vous le plus après le vôtre ? Je dis après le vôtre, car je sens bien que l’orgueil anglais ne fera jamais l’humiliant aveu de reconnaître dans quelque genre que ce soit, chez les autres nations, de la supériorité sur vous. Vous répondrez : le théâtre français. J’en ai pour garant vos propres ouvrages qui nous donnent le premier rang après vous. Vous, Allemands, Italiens, Espagnols, quelles pièces de théâtre sont plus nobles, plus décentes, plus régulières ? J’entends après les vôtres, car je ne veux pas choquer votre amour-propre national. Ce sont les pièces françaises, direz-vous, c’est le dire assez que de faire retentir vos scènes des acclamations que vous donnez à la majesté pompeuse des pensées de notre Corneille et au charme enchanteur des sentiments par lesquels Racine fascine, attendrit et amollit vos cœurs, tandis que les pièces des autres nations ne paraissent jamais exposées à la lumière éclatante de vos théâtres. Le grand, le noble, le majestueux, voilà ce qui caractérise Corneille ; le tendre, le passionné, le gracieux, voilà ce qui distingue surtout Racine. Il excite chez nous une pitié tendre, il plonge dans une tristesse douce, il porte à l’âme je ne sais quoi de délicieux. Jamais personne n’a su mieux peindre que lui le mouvement des passions ; jamais aucun des traits délicats ne lui échappe : jamais il ne se méprend ; jamais il ne met un sentiment à la place de l’autre. Le sentiment, quand il le fait parler, n’a jamais parlé un langage qui fut si vrai, qui fût si bien à lui. Corneille peint la force des passions et Racine leur agrément. Corneille les attaque plus vivement, plus profondément, mais si Racine étonne moins, il plait davantage.

— Vous connaissez la pièce que Voltaire a adressée à Mme de Pompadour ; voici une épigramme qu’on a faite contre lui à cette occasion[2] :


Dis-moi, stoïque téméraire.
Pourquoi tes vers audacieux
Osent dévoiler à nos yeux
Ce qui devrait être un mystère ?
Les amours des rois et des dieux
Ne sont pas faits pour le vulgaire ;
Et, lorsque dans le sanctuaire
On porte un regard curieux,
Respecter leurs goûts et se taire
Est ce qu’on peut faire de mieux.

  1. Paris, 1749, in-8. Représentée le 5 février 1748.
  2. Attribué à Roy par Barbier (Journal, éd. Charpentier, iv, 281).