Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/18

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 146-149).
◄  XVII.
XIX.  ►

XVIII

On vient de publier une dissertation[1] sur une ville souterraine nouvellement découverte au pied du mont Vésuve. On conjecture, avec assez de vraisemblance, que c’est la ville d’Herculea, bâtie par Hercule, successivement habitée par les Osques, les Étrusques, les Pélasges, les Samnites et les Romains, endommagée sous l’empire de Néron par le même tremblement de terre qui détruisit Pompéia, et ruinée entièrement par l’éruption du Vésuve au commencement du règne de Titus. Ce qui est sur, c’est que la situation des lieux et quelques monuments favorisent cette opinion. Quoi qu’il en soit, les curieux se promettent de grands avantages de cette découverte. On y a déjà trouvé un théâtre, des temples, des maisons et des rues ; des peintures, des mosaïques, des statues, des médailles, des instruments destinés aux sacrifices, des lampes et des ustensiles de ménage. Sur tout cela, je suis comme Catulle, je vous en écris plus que je n’en crois. Ce ne serait pas la première chose reçue universellement en France, même en Europe, qui se serait trouvée fausse. Nous autres Français, nous exagérons souvent, et quelquefois nous inventons.

— On vient de donner une nouvelle édition des ouvrages de Mme  de Lambert[2], la femme la plus célèbre qu’il y ait eu en France, dans la carrière du bel esprit, depuis un demi-siècle. Je ne vous parlerai point de deux ouvrages d’elle qui sont très‑connus depuis longtemps, l’Avis à son fils et à sa fille. L’Europe entière a prononcé depuis longtemps qu’avec leurs défauts ces deux morceaux étaient d’un grand prix. Voici ce qui m’a paru de ce qu’on vient de publier pour la première fois. On lit à la tête du recueil un abrégé de la vie de Mme  de Lambert, que l’on doit à M.  de Fontenelle. Il est aisé de reconnaître dans ce portrait le pinceau léger et brillant du célèbre auteur des éloges de tant de savants. Le Traité de l’amitié n’a point l’air original, le début en est bizarre et n’est point lié avec ce qui suit. Un des défauts de Mme  de Lambert est de ne point lier ses idées. Elle pense et elle pense bien, mais elle ne mettait point assez de temps à écrire, et même elle en avait une sorte de honte, comme on le voit dans sa vie. Cette fausse délicatesse peut bien avoir arrêté le progrès qu’elle cherchait et dont elle voulait se faire honneur.

Son Traité de la vieillesse m’a paru plus médité, plus plein. Les femmes y sont le principal objet de son attention ; en leur donnant une fort bonne recette contre les inconvénients de la vieillesse, elle a montré bien de l’indulgence pour leur printemps.

Les Réflexions sur les femmes, car Mme  de Lambert a toujours été plus occupée d’elles que des hommes, sont une des meilleures choses qu’elle ait faites. On y trouve pourtant, ainsi que dans ses Réflexions sur le goût et sur les richesses, des répétitions importunes, et qui semblent témoigner disette, peu de mémoire ou beaucoup de négligence. Partout il y a une monotonie de style et même d’idées qui fatigue et déplaît. L’Allégorie de Psyché est peu de chose. Des quatre portraits qui suivent, ceux de MM. de Sacy et de Fontenelle sont assez finement dessinés. Ces deux auteurs avaient comme elle de l’esprit, de la délicatesse et peut-être un peu d’affectation et de raffinement. Le Dialogue entre Alexandre et Diogéne est assez philosophique et bien écrit. Dans les trois discours, les sujets ne sont guère qu’ébauchés, mais c’est l’ébauche d’une femme d’esprit qui a vu le monde. Il lui échappe quelquefois d’en inspirer le goût, lors même qu’elle veut conseiller la retraite.

Les lettres qui sont de Mme  de Lambert sont bien tournées, écrites avec liberté et avec élégance. L’on y voit cette modestie de femme bel esprit qui ne veut pas être soupçonnée d’ ambitionner le titre de savante, et cette réserve à prononcer sur les ouvrages d’autrui, qui est une preuve d’un bon cœur et d’un bon esprit.

La Femme ermite n’est pas de Mme  de Lambert, et si elle en était, elle ne serait pas digne d’elle.

— Notre Parnasse vient de perdre M.  Richer. Il a vécu sans biens parce qu’il était honnête homme, sans honneurs littéraires parce qu’il n’était pas cabaleur, presque sans réputation parce qu’il était modeste. En France, la fortune est le plus souvent pour les fripons, la réputation pour les audacieux, les Académies pour les gens d’intrigue. Le meilleur ouvrage de M. Richer, c’est le recueil de ses fables[3]. Elles ne sont ni aussi naïves que celles de La Fontaine, ni aussi ingénieuses que celles de La Motte ; elles ont pourtant leur mérite. Le corps de la fable est presque toujours bien, le dénoùment en est communément trop uni, il n’y a rien d’assez piquant. Elles ressemblent à leur auteur qui était si simple qu’il en était ennuyeux.

— L’Académie française a perdu, depuis quelque temps, deux de ses membres : M. l’abbé Girard et M.  Danchet, qu’elle a remplacés, le 21 de ce mois, par M. de Paulmy, fils de M.  d’Argenson, autrefois ministre des affaires étrangères, et par M.  Gresset.

L’abbé Girard était un homme grossier, d’une physionomie triste et rebutante, d’un entretien sec, d’un maintien embarrassé. Quoiqu’il aimât l’or, il a vécu sans fortune, parce qu’il manquait d’adresse pour en acquérir ; il a passé sa vie à étudier la grammaire française en philosophe. Son premier ouvrage est intitulé Synonymes français[4]. Il prouve dans ce livre qu’il n’y a point de synonymes en notre langue, et que les mots dont on se sert communément pour exprimer une même chose ont réellement des significations différentes. Cet ouvrage est plein de discussions fines et métaphysiques, et a eu un grand succès. Il a publié depuis une grammaire française qui n’a pas eu un sort aussi brillant. Elle est pleine de vues, d’esprit et de philosophie, mais obscure, durement écrite et d’un goût détestable.

Danchet était un homme simple, obligeant, poli et même gracieux ; il était beaucoup plus aimé qu’estimé. Il a passé sa jeunesse à faire de mauvaises tragédies. Il a mieux connu son talent dans la suite. Il a fait des opéras pleins de cette douceur, de cette mollesse, de ce sentiment, qui conviennent si bien à la poésie lyrique. Ses deux meilleurs ouvrages en ce genre peu estimé sont les Fêtes vénitiennes et Tancrède. Danchet, quoique homme médiocre, est arrivé à tout dans la littérature, parce qu’il a eu l’avantage d’élever le neveu de M.  l’abbé Bignon, qui était l’âme de la littérature française et le dispensateur des grâces.

M. de Paulmy a contre lui la figure et la physionomie, et même les dispositions du public, qui le croit malin et dur. Les gens qui le connaissent mieux prétendent qu’il a beaucoup de pénétration pour les affaires et qu’il connaît très‑bien les intérêts de l’Europe, science extrêmement négligée parmi nous. Il est destiné à l’ambassade de Suisse.

Gresset est tel qu’on l’imagine en lisant ses ouvrages : honnête homme, voluptueux et facile. C’est, sans contredit, le premier homme que nous ayons après Voltaire. Il serait fâcheux qu’il imitât la plupart de nos académiciens, qui ne font plus rien dès qu’une fois ils ont reçu la récompense de ce qu’ils ont fait. Piron a fait à ce propos une jolie épigramme que je vous envoie :

En France on fait, par un plaisant moyen,
Taire un auteur quand d’écrits il assomme ;
Dans un fauteuil d’académicien,
Lui quarantième, on fait asseoir cet homme.
Lors il s’endort, et ne fait plus qu’un somme :
Plus n’en avez phrase ni madrigal.
Au bel esprit ce fauteuil est, en somme,
Ce qu’à l’amour est le lit conjugal.

  1. Mémoire sur la ville souterraine découverte au bas du mont Vésuve (par Moussinot), Paris, 1748, in-12.
  2. Œuvrrs de Mme  de Lambert assemblées pour la première fois. On y a joint diverses pièces qui n’ont point encore paru. Lausanne, 1748, in-12.
  3. Fables nouvelles mises en vers. Paris, 1729, in-8o, réimprimé l’année même de la mort de l’auteur, 1748, in-12.
  4. La première édition des Synonymes français a pour titre : La Justesse de la langue française, ou les Différentes Significations des mots qui passent pour synonymes, Paris, 1718, in‑12.