Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/14

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 129-134).
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XIV

Les flatteurs ont donné d’abord à Mme  du Bocage plus d’éloges que n’en mérite son Paradis terrestre. Voici un satirique qui le réduit à sa juste valeur :


    Sur cet essai, charmante du Bocage,
    Veux-tu savoir quel est mon sentiment ?
Je compte pour perdus, en lisant ton ouvrage.
Le paradis, mon temps, ta peine et mon argent.

— Je vous ai envoyé les vers de Voltaire à Mme  la marquise de Pompadour. Le poëte Roy a adressé à cette occasion l’épigramme suivante à son confrère. Vous en sentirez la force quand vous saurez que la Bastille est le lieu où nous enfermons les méchants, et Charenton la retraite des fous :


Pour l’éloge qu’a dicté
La folie ou la malice,
Quel sort faut-il que subisse
L’auteur tant de fois noté ?
La Bastille par justice ;
Charenton par charité.

— Robé, poëte licencieux, qui commence à entrer dans la grande vogue, vient d’adresser une épître un peu diffuse, mais agréable, à son perruquier. Les Bérulliens dont il parle sont les membres de la savante congrégation de l’Oratoire, dans laquelle il n’est pas permis de porter des perruques. Vous connaissez déjà l’abbé Le Blanc, l’homme le plus effronté de l’Europe, et qui fait les honneurs de la pièce que je vous envoie :


Illustre émule des Ringard,
Qui sans rien tenir sais promettre,
Daigne honorer de tes regards
Cette humble et suppliante lettre.
Toi dont le rasoir géomètre
Compasse sur des fronts bénis
Du saint cercle le diamètre ;
Brave étuviste, à qui Denis
Sans crainte aurait osé commettre
Le menton qu’à son propre fils
Le tyran n’osait compromettre :
Toi qui, seul, aurais pu remettre
En grâce ceux de ton état
Avec Julien l’Apostat,
Qui jadis les chassa de Rome :
Cher La Font, qui, vraiment grand homme,
Dans ton art, à de faux cheveux
Sais donner le tour que tu veux,
Toi dont l’habile ministère,
À chaque chef par toi coté
Conserve son vrai caractère :
Au magistrat la gravité,
La suffisance au petit-maître,
Un tour de cagotisme au prêtre,

Au jeune homme l’air éventé,
Toi qui des cheveux blancs malpropres
Du scrupuleux Bérullien,
Marques la perruque si bien
Qu’on la prend pour ses cheveux propres.
Toi qui… mais hélas ! que me font
Ces titres pompeux, cher La Font,
Si, toujours sourd à ma prière.
Des crins inquiétants sur mon front
Tu ne recules la barrière.
Conserverai-je un front étroit
À l’inutile modestie ?
Ah ! trace-m’en du moins un doigt
Pour quelque peu d’effronterie.
C’est par elle qu’en ces lieux-ci
Nos plats messieurs ont réussi ;
Viens donc m’en agrandir la marge,
Mais garde-toi bien cependant
De le dessiner aussi large
Que celui de l’abbé Le Blanc.

— M. Roy, poëte célèbre, dont j’aurai quelque jour l’honneur de vous faire l’histoire, vient d’adresser la pièce suivante à Mme  la marquise de Pompadour. Ce sont des vers allégoriques sur le talent qu’elle a de jouer admirablement la comédie :


PLAINTES DE THALIE.

Qu’élevée au-dessus du sort d’une mortelle
La jeune Hébé triomphe au céleste séjour,
Elle en était bien digne, et les ris et l’amour
    Pour revivre avaient besoin d’elle.
    Je consens qu’avec tant d’attraits
    Les syrènes encor lui donnent
    Le mérite des chants parfaits,
    Et que les Grâces lui pardonnent
    Les larcins qu’elle leur a faits.
    Mais moi, qui n’eus jamais pour plaire,
    Que mes talents et mon emploi,
Pour me faire briller la scène est nécessaire ;
Hébé m’en dépossède ; et lorsque je la vois
Enchanter tous les dieux, il ne reste pour moi,
    À réjouir que le vulgaire.
    Les destins en la formant.
    Ne m’ont laissé rien à faire.

Qu’elle eût pris mes leçons quelques jours seulement,
J’aurais dans ses succès mon dédommagement.
    C’est ainsi que Thalie expose
    Son dépit au conseil des dieux.
Sa rivale soumet les cœurs, charme les yeux,
    La déesse perdra sa cause.

— Il y a longtemps qu’on ne nous avait rien donné d’aussi agréable que les Lettres d’une Péruvienne[1]. Elles contiennent tout ce que la tendresse a de plus vif, de plus délicat et de plus passionné. On n’y trouve point ces descriptions honteuses et ces voiles indécents qui révoltent également le bon sens et la pudeur, ni ces lieux communs et ce fade jargon de ruelle si fort en vogue aujourd’hui. C’est la nature embellie par le sentiment, c’est le sentiment qui s’exprime lui-même avez une élégante naïveté. À la vérité, c’est toujours l’amour que ces lettres peignent, mais sous des couleurs si nouvelles, si variées, si intéressantes, qu’on ne peut les lire sans être ému. Cet ouvrage, malgré son succès, a des défauts assez considérables. Le plan en est tout à fait vicieux. Il y a un grand nombre de lettres assez faibles. Le sentiment en est toujours dans la nature, mais les réflexions sont faibles, souvent même elles ne sont pas achevées. On trouve des situations qui manquent de vraisemblance. Il est impossible, par exemple, que Zélia, qui aime si éperdument son cher Aza, puisse ignorer que les soins et les attentions continuelles de Déterville pour elle sont un effet de l’amour qu’elle lui a inspiré. A-t-elle besoin de savoir la langue du chevalier pour apprendre qu’elle en est aimée ? Ses yeux le lui disent assez. Aza ne s’est-il pas servi quelquefois de leur langage avec elle dans ces moments où deux cœurs ne s’entendent jamais mieux que lorsque la bouche se tait ? Le portrait des mœurs françaises est vrai, mais superficiel. Mme  de Graffigny, auteur de ces lettres, est veuve d’un homme de condition, major des gardes-du-corps du duc de Lorraine. Feu Mme  la duchesse de Richelieu l’amena en France, et lui a laissé en mourant une pension de 1,000 écus, qui est assez mal payée. Cette femme, ne pouvant se distinguer par ce qui donne de l’éclat à nos femmes, s’est jetée dans le bel esprit, et vit avec les gens de lettres.

— Le succès des Anecdotes de la cour de François Ier, par Mlle  de Lussan[2], n’est pas, à beaucoup près, aussi brillant que celui des Anecdotes de la cour de Philippe-Auguste[3], qu’elle publia il y a quelques années. Le règne de François Ier, qui a été celui de la galanterie, devait fournir à l’auteur les aventures les plus intéressantes et lui échauffer l’imagination. Cependant son nouveau roman n’a pas cette chaleur et cet intérêt qu’elle a su jeter dans ses autres ouvrages. Peut-être aussi l’historique, dont elle a voulu faire un mélange avec sa fable, contribue-t-il un peu à ce défaut. Il faut opter, quand on écrit, et ne pas faire une bigarrure déplaisante. La sagesse de l’histoire ne peut pas s’allier avec les saillies de l’imagination. Celles-ci ne plaisent qu’à force de parures, celle-là n’a de prix que par sa majestueuse simplicité. Au reste, ces anecdotes feront pourtant quelque plaisir à lire ; on y reconnaît toujours la plume abondante, agréable et facile qui les a écrites.

— La chute de six ou sept Coriolans, qui n’ont paru quelquefois sur nos théâtres que pour y mourir au bruit des sifflets, aurait bien dû persuader aux Français que ce morceau d’histoire, tout brillant qu’il est, prête cependant peu de situations heureuses à la scène tragique. M. Mauger, l’auteur d’Amestris, pièce assez médiocre et qui doit le peu de succès qu’elle eut à la surprise où l’on fut de voir un auteur tragique dans un garde-du-corps, a donc été bien téméraire d’oser tenter le sort, et de s’embarquer sur une mer encore couverte des débris et des ruines de ceux qui y ont navigué. Nautonnier imprudent, son audace a rendu son naufrage éclatant. Les deux premiers actes ne sont qu’une exposition de sujet, et de là nécessairement languissants. Les scènes en sont mal liées, les caractères mal fondus ; il n’y règne point cette chaleur heureuse qui assure le succès des pièces. Ce n’est tout au plus qu’un assemblage mal dirigé d’amplifications de collège, relevées par quelques maximes détachées de politique, et à peu près aussi bien amenées que celles du vieux Sénèque. Coriolan, dans tout le cours de la pièce y paraît plus dégradé, plus avili que grand et que Romain. Les grâces tendres et naïves de la charmante Gaussin n’ont pu nous intéresser pour Volumnie ; c’est un caractère mal dessiné ; l’auteur n’a pas eu assez de génie pour présenter un tableau frappant des combats que produisent dans un cœur vertueux l’amour de la patrie et l’amour d’un époux. Pour Véturie, c’est un personnage mal copié d’après Émilie dans Cinna, et Cornélie dans Pompée. À la place de la grandeur et de la fierté romaines, Mauger substitue l’enflure espagnole et le mépris insultant pour les autres nations. L’auteur, qui croit de la meilleure foi du monde faire revivre en lui les talents du grand Corneille, s’est sans doute applaudi dans tous ces endroits. Le cinquième acte est absolument misérable ; l’auteur en convient lui-même. Je vous demande grâce pour le quatrième acte ; on peut dire qu’il n’était pas digne d’une si mauvaise pièce. Il brille de beautés. La jalousie des courtisans y est bien peinte. Ce qui en fait surtout la beauté, c’est l’allusion naturelle qu’on y fait de Coriolan avec M. le comte de Saxe. On y voit la jalousie relever l’éclat du mérite de Coriolan par les efforts insignifiants qu’elle fait pour l’obscurcir.

  1. La première édition (anonyme) venait de paraître, 1747, in-12.
  2. Paris, 1748, 3 vol. in-12,
  3. Paris, 1748, 6 vol. in-12. (En collaboration avec l’abbc Boismorand.)