Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/13

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 125-129).
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XIII

M. de Voltaire a adressé Mme  la marquise de Pompadour les vers suivants pour le premier jour de cette année. Si ce grand poëte eût pu être corrigé sur ses indécentes libertés, il y a longtemps qu’il le serait par les humiliantes aventures qu’elles lui ont attirées.


      Ainsi donc, vous réunissez
Tous les arts, tous les goûts, tous les talents de plaire,
      Pompadour, vous embellissez
      La cour, le Parnasse et Cythère.
Charme de tous les cœurs, trésor d’un seul mortel,
      Qu’un sort si beau soit éternel.
Que vos jours précieux soient comptés par des fêtes.
Que de nombreux succès marquent ceux de Louis.
      Soyez tous deux sans ennemis.
      Et gardez tous deux vos conquêtes[1].

— Vous connaissez le poëme si sublime et si bizarre du Paradis perdu et l’admirable traduction qu’on nous en a donnée dans notre langue. Mme  du Bocage, bourgeoise de Normandie, qui vit à Paris, et qui avait remporté un prix de poésie à Rouen, a donné une imitation de cet ouvrage sous le titre de Paradis terrestre[2]. Autant il y a d’intérêt, d’élévation, de chaleur, dans l’original, autant la copie est froide, rampante, ennuyeuse. L’auteur français a voulu éviter les défauts dans lesquels était tombé l’auteur anglais, et il n’a rendu aucune de ses beautés. C’est un barbouilleur qui a retouché au tableau d’un grand peintre. L’ouvrage de Mme  du Bocage peut presque passer pour la parodie de celui de Milton. Son sexe a pourtant procuré quelques applaudissements passagers à son travail, et voici des vers qu’on a faits pour être mis à son portrait, qui est à la tête de quelques exemplaires de son poëme :


    Regarde et lis : si le portrait amuse,
      Intéresse, attendrit,
      Le poëme ravit.
Sous les traits d’une Grâce on a peint une Muse.

Comme cela est long, on a proposé de ne mettre que le petit vers suivant :


Est-ce une Grâce ? Est-ce une Muse ?


« Ni l’une ni l’autre, » a répondu un homme d’esprit à qui on a dit cela. Je finirai par un mot sur Mme  du Bocage qui lui fait honneur. On parlait d’elle devant M. de Fontenelle qui dit : « Cette dame joue le bel esprit et ne me connaît pas ; j’en ai bonne opinion. » Vous voyez que c’est une critique des autres femmes qui ont des talents et qui cherchent à attirer chez elles les hommes célèbres, M. de Fontenelle en particulier.

Le Méchant, comédie de Gresset, a reçu moins d’applaudissements à la lecture qu’on ne lui en avait donné à la représentation. On trouve manqués aujourd’hui les caractères qu’on avait trouvés admirables sur le théâtre. Il a paru deux lettres sur cet ouvrage, qu’on peut dire parfaitement bien écrit : la première, qui est de M. Clément, est une critique superficielle, et la seconde, qui est de M. de La Font, un panégyrique ennuyeux.

— M. de Voisenon, auteur d’une comédie très-ingénieuse intitulée la Coquette fixée, vient de publier un traité maussade sur les passions[3]. Son essai n’est ni pensé, ni peint, ni écrit. Ce livre tombe des mains, car il en est de la morale comme des vers : il faut qu’elle soit excellente pour n’être pas ennuyeuse.

— Pesselier, connu par deux comédies assez froides, vient de publier un recueil de fables[4]. Cet auteur n’a ni la naïveté de La Fontaine, ni l’esprit de La Motte, ni le bon sens de Richer, qui ont travaillé dans le même genre. Je ne connais point d’ouvrage qui été plus mal reçu, ni auquel on ait rendu plus de justice.

— M. Le Batteux, professeur de rhétorique dans l’Université de Paris, a publié, il y a environ deux ans, un ouvrage intitulé les Beaux-Arts réduits à un même principe[5]. Cet ouvrage réussit mieux, ce semble, qu’il ne méritait. Je le trouve vide, uniforme et superficiel, mais il est bien fondu et bien écrit. Le même auteur vient de donner le commencement d’un cours de Belles-Lettres pour les jeunes gens. Son projet est de parcourir tous les genres de littérature, d’en donner des notions justes, de faire connaître les auteurs qui y ont excellé, d’en discuter les principaux ouvrages. Tout cela est exécuté avec netteté, avec ordre, avec goût, avec précision. Il me semble qu’il manque peu de choses à ce livre pour en faire un des ouvrages les plus utiles qu’on puisse mettre entre les mains des jeunes gens.

— M. Deslandes, commissaire de marine, un de nos auteurs les plus célèbres, vient de publier un Essai sur la marine des anciens[6]. Comme c’est la première fois que j’ai occasion de vous parler de cet écrivain, vous serez peut-être bien aise que je vous dise quelque chose de ses ouvrages. Il débuta dans la carrière du bel esprit par l’Histoire des grands hommes morts en plaisantant. Cet ouvrage devait partir d’un esprit aisé, d’une plume légère, d’une humeur gaie, et M. Deslandes est l’antipode de tout cela. L’Histoire des anciens philosophes[7], qu’il donna ensuite, eut une vogue passagère parce qu’elle fut d’abord attribuée au célèbre M. de Fénelon. On lut et on lut détrompé. L’ouvrage est rempli de plus de recherches que n’en aurait peut-être fait l’ingénieux prélat, mais on n’y retrouve pas les grâces qui le caractérisent. L’Histoire de la philosophie est l’ouvrage qui a fait et qui soutient la réputation de M. Deslandes. Il y a de l’érudition, de la critique, de la sagacité, de la hardiesse dans cet ouvrage ; peu d’ordre, quelques défauts de logique, un style plus fort qu’élégant et correct. On a agité en France si le luxe était plus nuisible qu’utile à un État. M. Melon, auteur de l’admirable Essai sur le commerce, a prouvé qu’il était avantageux à un grand État tel que la France, et ruineux pour un petit État tel que la République de Genève. M. Deslandes a fait sa Lettre sur le luxe pour réfuter M. Melon. Comme les deux champions n’étaient pas égaux, l’avantage est resté au premier, quoique la cause du second fût peut-être meilleure. L’Essai sur la marine et sur le commerce, de M. Deslandes, qui parut il y a environ quatre mois, est agréable parce qu’il y règne une liberté qui déplut à la cour, mais qui charma les bons citoyens et les honnêtes gens. N’entreprenez pas la lecture de l’Essai sur la marine des anciens, que je vous annonce. La matière et la forme, les choses, l’ordre, le style, tout est également mauvais dans cet ouvrage. Il n’y a de curieux qu’une dissertation, qui est à la fin, sur les vers qui détruisent les vaisseaux. Il est certain qu’on ne fait pas assez d’attention à cette vermine qui, transplantée d’Amérique en Europe, y détruit la marine et a failli renverser les digues qui couvrent la Hollande.

— Je reçois, en finissant cette lettre, des vers de l’abbé de Bernis, adressés à Mme du Bocage ; tels qu’ils sont, je vous les envoie :


En vain Milton, dont vous suivez les traces,
Peint l’âge d’or comme un songe effacé ;
Dans des écrits embellis par les grâces,
On croit revoir ce temps si tôt passé.

Vivre avec vous dans le temple des muses,
Lire vos vers et les voir applaudis,
Malgré l’enfer, le serpent et ses ruses,
Charmante Églé, voilà le paradis !

L’abbé de Bernis a de la naissance, de la figure, de la jeunesse et assez d’esprit. C’est beaucoup plus qu’il n’en faut pour être à la mode dans ce pays-ci. Autrefois les femmes avaient des fous, des singes, puis des nègres, et enfin des poëtes dans le goût de l’abbé de Bernis. La mode de ceux-ci commence à passer, et les géomètres commencent à régner aux toilettes. Les poésies de Bernis sont peu de choses. Piron prophétisa, en voyant ses premiers ouvrages, que l’abbé serait un printemps qui n’aurait point d’automne ; ce qui s’est parfaitement vérifié. Comme l’abbé de Bernis est entré très-jeune à l’Académie française, on a dit qu’il était assez cassé à trente ans pour mériter les Invalides. Nous donnons ce nom à l’Académie parce que les illustres qui la composent se reposent ordinairement après y avoir été reçus. Cela me rappelle un mot du prince Eugène. Il allait attaquer Lille ; on lui dit, pour l’en détourner, qu’elle était défendue par un maréchal de France : « J’aime bien mieux qu’elle soit défendue par un maréchal de France que par un homme qui aurait envie de le devenir. »

  1. Ce madrigal et les stances Souvent la plus belle princesse, etc., furent cause de l’exil de Voltaire. Voir G. Desnoirosterres, t. III, p. 150 et suivantes.
  2. Le Paradis terrestre, poëme imité de Milton, par Mme  du B… Londres, 1748, in-8.
  3. Le manuscrit porte Montenault ; mais Voisenon a toujours été considéré comme l’auteur de la Coquette fixée, réimprimée au tome Ier de ses Œuvres (1781, 5 vol. in-8) ; Raynal a certainement confondu le spirituel abbé avec Montenault, d’Aix en Provence, auteur des Essais sur les passions et les caractères. La Haye, 1748, 2 vol. in-l2.
  4. Fables nouvelles en vers par P… Paris 1748, in-8.
  5. Paris, 1746, in-8.
  6. Paris, 1748, in-8.
  7. Histoire critique de la philosophie. Paris, 1737-1750, 3 vol. in-8.