Correspondance inédite du marquis de Sade/1791

Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 278-302).


1791


Le marquis veut savoir si ses caisses de meubles ont quitté la Provence et si son fils le chevalier y est arrivé. Il confirme ses ordres touchant la pension de madame de Sade, qui, loin de se résoudre à ne rien recevoir, fait observer de son côté que l’acte de liquidation ne lui accorde que quatre mille livres par an pour les intérêts d’une dot de cent soixante mille. Reinaud s’est employé à mettre les époux d’accord, mais il ne l’a pas fait à la satisfaction de M. de Sade, qui, selon sa manière, enveloppe l’expression de son mécontentement dans des protestations de dévouement et de confiance. L’avocat aixois et lui-même ont eu affaire à des coquins dont un nouveau procès le vengera. Ses récriminations contre la marquise et les Montreuil sont mêlées d’anecdotes sur le détestable M. Baguenaut, correspondant des banquiers Reinaud et Archias d’Aix, qui a pris, ou feint de prendre, M. de Sade pour un fripon et l’a fait passer à la toise avant de lui payer sa lettre de crédit, sur la vie des auteurs de théâtre, sur celle des coulisses, sur une galante aventure où il ne s’est plus montré semblable à lui-même. Il y a des troubles affreux aux Français, où la chose est de fondation.

M. de Foresta montre fort peu d’empressement à rendre l’argenterie trouvée dans la dépouille du grand prieur, mais M. de Sade travaille à faire venir à jubé « ce vieil arabe de commandeur. »

Les éternelles réclamations du marquis se heurtent au mutisme de Gaufridy ; on ne peut s’entendre facilement à deux cents lieues quand on ne s’est pas vu depuis quinze ans. M. de Sade, totalement démuni d’argent, passe pour le plus fieffé avare de Paris. Pour comble de malheur, son deuxième envoi lui est arrivé dans un piteux état. Il demande qu’on lui en fasse un troisième où devront être mis ses manuscrits et les livres restés à la Coste, dont il donne le catalogue. Cette pièce serait fort instructive si l’on pouvait conclure des curiosités d’un esprit à la valeur intellectuelle et morale d’une conscience. La librairie du marquis est composée surtout d’ouvrages d’histoire naturelle, de géographie, d’histoire, d’études sur les mœurs des divers peuples ou peuplades, sur les hérésies et les hérésiarques, de pièces de théâtre, d’opuscules politiques, de travaux d’exégèse et de philosophie sacrée. On y trouve les œuvres de Locke, de Hobbes, de Charron, de Rousseau ; la « Défense du paganisme » à côté de « La Religion chrétienne démontrée par la conversion de Saint-Paul », « l’Histoire philosophique et politique des deux Indes » et les « Idées singulières sur un essai de règlement pour les prostituées. »

Madame de Villeneuve a été arrêtée par les brigands en allant voir sa fille, madame de Raousset, à Orange. M. de Sade volerait à son secours si la chose pouvait être utile à sa tante. Il se contente d’écrire une lettre où il travaille un peu fortement les ravisseurs et prie Gaufridy d’offrir à la vieille dame l’hospitalité de son château de la Coste, qui n’est pas en terre du pape. Mais l’avocat garde la lettre pour lui et le marquis le complimente peu après de sa prudence : on parle et l’on écrit souvent un peu trop vite ! L’état de la Provence et surtout du Comtat a, il est vrai, de quoi effrayer. Arles est toujours entre pillages et massacres. Le Comtat a son assemblée électorale, ses commissaires, ses états généraux et sa révolution plus méchante que la nôtre. Tout ce qui est encore en puissance à Paris est en acte à Avignon ou dans ses entours. Les taxes et les exactions pleuvent sur les tenanciers de biens nobles qui s’en déchargent sur leurs maîtres. Le fisc met des garnisaires chez ses débiteurs arriérés et les châteaux sont livrés aux troupes, car la liberté a hérité de la tyrannie le moyen commode et efficace des dragonnades. La communauté de Mazan parle de reconstruire aux frais du marquis les remparts du village que le feu comte avait fait démolir avec l’autorisation du saint-père. Bien avant le rattachement définitif du Comtat à la France et, par conséquent, plus longtemps encore avant qu’il ne soit désemparé des Bouches-du-Rhône, les mots « département de Vaucluse » sont déjà employés et les comtadins datent leurs lettres de l’an un ou deux de la république. À Paris M. de Clermont-Tonnerre, avec qui le marquis est lié par l’amitié, par le sang et par une communauté de vues qu’il ose encore avouer, a failli perdre la tête pour avoir parlé contre l’annexion de la comté papale et M. de Sade manque lui-même d’être compromis à l’occasion d’aumônes trop ostensiblement distribuées par le club monarchiste dont M. de Clermont-Tonnerre est le chef.

Mais ce qui émeut surtout le marquis, c’est la contribution du quart dont il est menacé. Déjà les commissaires se sont présentés chez ses fermiers de Mazan et de Saumane. Il ne peut concevoir cette façon d’agir car la contribution est extraordinaire et il n’y a plus aucune raison de la payer dès lors que la paix est faite ! Il ne faut pas donner un sou, mais le meilleur parti est de caresser l’ours afin qu’il ne vous mange pas. Du reste tout le monde paie déjà au delà de ses forces. À Paris même, les marchands étrillent les Français mieux que les gens de Coblenz et de Cologne ne font les émigrés. La révolution a du bon, à condition qu’on en prenne et qu’on en laisse.

Une de ses plus détestables inventions est celle du papier-monnaie pour ceux qui reçoivent leurs quartiers en billets. M. de Sade entend ne rien perdre au change des assignats et des effets bancaires. Il a le dessein d’acheter la maison où il habite et où il a d’ailleurs engagé des dépenses dont il ne veut pas perdre le bénéfice. L’opération est excellente puisqu’elle lui permettra de disposer d’un gage immédiat s’il se voit contraint à l’emprunt, d’économiser son loyer et de ne faire qu’un feu avec la dame Quesnet dont il écrit pour la première fois le nom et l’éloge. Il se propose, au demeurant, d’acheter pour ses enfants en même temps que pour lui-même et il est si certain qu’ils aimeront mieux avoir une jolie maison toute meublée à Paris qu’un champ de plus en Provence qu’à peine est-il besoin de leur en parler. Car il faut vendre auparavant pour vingt-quatre mille livres de bien à Arles. L’acquéreur est tout trouvé, mais il entend choisir sa parcelle, ne pas se contenter de pointes, avoir droit aux eaux et acquitter son prix en assignats, tandis que le marquis ne veut payer qu’une indemnité médiocre à son fermier pour la privation de jouissance et prétend recevoir des écus. Lions aîné, qui ne sait pas encore à qui il a affaire, déclare l’accord impossible et se fait traiter de coq d’Inde, de jacobite et d’imbécile.

Un nouvel envoi comprenant trois caisses de livres, de meubles et de friandises arrive de Provence. Il est plus désastreux que le précédent. Un pot de confitures s’est renversé sur la tapisserie bleue, les chinois ont coulé et englué les feuillets des livres. Le marquis a le cœur percé.

Le troisième envoi vient à point pour consoler M. de Sade du succès « fort balancé » que le public a fait à sa première pièce. Les confitures étaient excellentes, surtout les petites cerises.

Je m’en voudrais de résumer les lettres écrites par le marquis, lorsqu’il apprend le projet formé par madame de Raousset de venir s’installer au château de la Coste et, peu après, la mort soudaine de cette dame. Il faut lire le témoignage comique et sans appel qu’il y a laissé sur lui-même.

Madame de Villeneuve, dont le marquis guigne l’argent, n’est pas la seule de ses tantes qu’il charge Gaufridy de défendre contre les mauvaises influences ; il lui demande aussi de « désentourer » la vieille la Coste qui se livre à des extravagances inquiétantes. Il se montre d’ailleurs d’une affabilité extrême envers l’avocat pendant quelques semaines où il ne se trouve pas à court. Rien ne le peine plus que les précautions que prend Gaufridy pour se ménager des preuves de l’honnêteté de sa gestion. Ne sait-il pas que tout lui est ouvert, que tout lui est permis ? Il compâtit aux difficultés que l’aveugle confiance de madame de Sade en mademoiselle de Rousset lui a attirées. Il compte lui apprendre bientôt la fin de son procès avec la marquise et, toutefois, ne lui cache pas qu’il le soupçonne d’avoir conservé un petit commerce avec les Montreuil car ils ont été avertis avant lui de la mort et du testament de madame de Raousset. Rien ne saurait d’ailleurs troubler les relations des deux amis quand le précédent quartier a été payé et que l’autre est encore loin. Le marquis demande même à son régisseur, pour la faire imprimer, une relation claire et précise des événements du Comtat.

Mais les difficultés d’argent renaissent et la tête de M. de Sade se remet à marcher comme le vent. Le bureau des pauvres de la Coste, qui n’a point d’argent et qui a des dettes, réclame le paiement de ses arrérages ; Conil et d’autres créanciers joignent maintenant l’arrogance à la menace ; les débiteurs ajoutent l’insolence au refus de payer ; les droits féodaux, dont le peuple attend la suppression pure et simple, ne sont ni acquittés ni rachetés, tandis que l’exacteur marque la cote des ci-devant d’un coup d’ongle. Les nobles et les notables sont en outre astreints, sous l’apparence de contributions volontaires, à faire des offrandes proportionnées à la fortune qu’on leur prête, quand ce ne sont pas les citoyens actifs, réunis en assemblées primaires, qui en fixent eux-mêmes le chiffre. Les seigneurs paient au plus haut prix la journée des ouvriers qui viennent retailler les armoiries de leurs portes.

La nature n’est pas moins inclémente que les hommes : des inondations plus fortes que celles de 1755 ont ravagé la campagne d’Arles ; quarante septiers de blé de semence sont noyés et les travaux sont à refaire.

Le dix-neuf décembre, l’ami Reinaud écrit à Gaufridy qu’il vient de recevoir une lettre où madame de Montreuil lui apprend que « le défunt marquis est en tout battu, bien qu’il plaide avec acharnement contre sa femme. »




Le marquis envoie ses compliments de nouvel an et réclame ses étrennes. (6 janvier 1791).

C’est samedi, jour du courrier de Provence, me disais-je, et c’est aussi samedi le premier jour de l’an. N’en doutons pas ; je connais la délicatesse de mon cher avocat Gaufridy ; il m’a envoyé ma somme à trois cent trente livres près, cela est juste, mais il sait que c’est un gros chagrin pour moi de voir morceler ma pauvre somme : il ne le fait que pour avoir le plaisir de placer deux assignats dans ses lettres de bonne année. Pas un mot ; le samedi est passé, le courrier est venu, il ne m’a point apporté de lettre et ma pauvre somme est morcelée, tel désespoir que j’en puisse éprouver. Attendons donc ce que l’avocat va dire ; attendons donc les trois cent trente, c’est-à-dire quatre cents francs, car j’en ai bien perdu soixante-dix sur tous ces infâmes papiers ; oui, attendons, puisque le faut, mais pas longtemps, car les morcellements me désespèrent et, tout en priant le cher avocat de faire passer les deux ci-jointes à leurs adresses respectives, prions le dit cher avocat de m’envoyer à la fin mes caisses de Provence, l’avis, l’état de ces caisses, et de bien observer surtout avec madame de Sade tout ce que j’ai recommandé au cher avocat dans ma dernière. Et sur ce je l’embrasse au commencement de cette nouvelle année avec toute la tendresse d’un frère et la reconnaissance de l’amitié……

Convenez qu’il est difficile d’écrire deux lettres de bonne année plus bêtes ; j’avoue que de ma vie je n’en ai su écrire……


Le marquis veut convaincre Reinaud qu’ils ont été l’un et l’autre les dupes des Montreuil ; il lui parle de ses ouvrages et de ses aventures de théâtre. (6 mars 1791).

Ce n’est pas une légère entreprise, mon cher avocat, que de vous répondre, et je sens qu’on a besoin pour cette opération, et de penser à l’utilité dont chacun des articles de votre aimable lettre est à mon propre intérêt, et au plaisir extrême dont il n’est pas possible de ne pas jouir quand on converse avec vous.

La manière dont je vais m’y prendre pour cette réponse aura peu d’agrément pour le style et pour la contexture, mais elle aura du précis, de la régularité et ce sont, ce me semble, les qualités essentielles au style épistolaire. Tâchons d’être clair avec cela, puisque les comédiens prétendent que je suis quelquefois diffus, et notre besogne sera parfaite……

Je n’aime point d’abord le préambule qui semble m’accuser d’avoir tiédi à votre égard. Ce sont les amis froids que les lettres réchauffent ; ceux qui me ressemblent aiment les lettres, mais n’en ont nul besoin pour nourrir les sentiments que la plus tendre amitié leur inspire……

Non, mon cher avocat, non, avec les deux sommes de quatre mille sept cents livres que vous détaillez si bien, que j’ai selon vous (et très exactement) si bien reçues, on ne crie pas à la faim en général (et vous le savez). Ce n’est jamais que quand on dîne chez moi que j’entends crier à la faim.

Cependant cet argent s’use et les besoins, qui s’usent beaucoup moins vite, réclament un nouvel aliment. Cet aliment est de l’or ; on en demande à ses amis et, si les amis n’en envoient point, on se fâche. Voilà bien souvent l’histoire de M. Louis de Sade, n’est-ce pas, mon cher avocat ? Mais consolez-vous ; vous êtes trop raisonnable pour ne pas être bien sûr que c’est aussi celle de tout le monde……

À l’égard de Baguenaut, tout est maintenant oublié. Ce qu’il m’a fait est incontestablement très ridicule, mais ses raisons paraissent bonnes ; moyennant quoi, c’est, comme vous le dites fort bien, moi, moi seul qui ai eu tort de m’en formaliser. Vous voulez que je vous amuse de toutes les aventures pareilles qui pourront m’arriver. Grâce au Seigneur, il ne m’en survient pas tous les jours de semblables !.. Attendez, je crois qu’en voici une. On frappe à la porte de mon cabinet… Ouvrons… et si c’est une aventure, comme je le soupçonne à de fort petits pieds qui marchent, à une fort douce main qui heurte… en honneur je vous la conterai tout de suite… Eh bien ! précisément, c’est une aventure, mais pas pourtant aussi désagréable que celle de Baguenaut ! Le héros de la première ne voulait pas me connaître, l’héroïne de celle-ci ne me connaît que trop. Le maudit métier que celui de faire des comédies ! Cette femme vient d’apprendre qu’il y a pour elle un rôle charmant dans une de mes pièces qui va se jouer à son théâtre ; elle vient tout simplement me supplier de le lui donner. « Volontiers, madame, mais ne faudrait-il pas consentir avant ?.. » On m’entend, on me prévient ; j’ai tout ce que je veux… et peut-être plus qu’il ne m’en faut !.. « Allons, mademoiselle, voilà le rôle, mais vous le jouerez bien au moins ? — Oh ! monsieur, ne venez-vous pas de voir comme je sais bien jouer la comédie ? »

Nous disions donc ?.. Attendez !.. Oui… c’est que j’ai les yeux maintenant un peu troubles… Ah ! vous dites que je demande une nouvelle lettre de crédit ? Très assurément, je la demande… pour n’en user, comme nous venons de le dire tout à l’heure, qu’à la dernière extrémité. À l’égard du banquier, parfaitement accoutumé maintenant aux toiseries de M. Baguenaut, je l’aime autant qu’un autre ; la mesure de ma taille étant prise, il faut espérer qu’il n’y reviendra pas.

Il est certain que votre médiation dans l’affaire de ma femme n’a pas été heureuse pour moi ; il est certain que mes gens d’affaire m’ont fort grondé d’avoir été si vite, et que si, d’après vos avis, je n’avais pas été si vite, jamais ma femme n’aurait pu réussir à se séparer de moi, c’est-à-dire à me ruiner, puisqu’il est bien certain que cette séparation seule me ruine et m’écrase. Quant à vos torts à vous, mon cher avocat, vous y avez mis trop de franchise pour ne pas être bien convaincu que vous n’en avez d’autres que ceux de l’amitié. Mais, dussiez-vous me battre, je dirai toujours deux choses certaines : la première, c’est que vous avez été trop vite ; la seconde, c’est que vous et moi avions affaire à des coquins. Croiriez-vous que je suis encore en procès avec cette abominable race ? Il avait plu à la très dévotieuse madame de Sade de me soustraire la succession de ma mère pendant mon absence et de ne pas m’en dire un mot. Elle me devait neuf mille francs, la bonne dame, et sachant que j’avais été volé, elle m’envoyait gracieusement trois cent soixante livres par vous. Oh ! les dévotes sont uniques !.. Uniques en vérité ! Je serai jugé vendredi aux nouveaux tribunaux, je vous instruirai de l’issue de cette affaire.

Et comment diable vouliez-vous que je susse quelque chose aux états que vous remettiez de la part des Montreuil ? Ne venais-je pas d’avoir treize ans le bandeau sur les yeux ? Il n’y avait que Gaufridy qui sût le vrai ; il n’avait point encore parlé ; il ne parla que huit jours après votre bel arrangement. Il n’était plus temps. Conséquemment, je fus gouré, mais ce n’était pas votre faute à vous ; vous ne vous battiez pas, vous, mon cher avocat, vous ne faisiez que tenir la chandelle. Ne vous trompez pas, je vous prie, sur le chapitre des dettes qui, de dix-neuf mille livres, réduisent le revenu à quinze ou seize. Ce serait fort se tromper que d’imaginer, comme vous avez l’air de le croire, que ces dettes sont mon ouvrage. Je n’en ai pas fait une seule ; je les ai trouvées en prenant le timon de mes affaires et mon fils les y trouvera vraisemblablement de même. Elles sont l’ouvrage de mon père en grande partie ; il y en a quelques-unes de plus anciennes que lui. Deux pages suivent ici où vous prenez la défense de madame de Sade avec une chaleur digne de votre esprit ; mais, permettez-moi de vous dire, pas marquées très exactement au coin de la sévère justice. Les parents de ma femme sont des fripons ; ces fripons m’ont volé, vexé, tourmenté, incarcéré ; j’en veux justice et je l’aurai. N’était-ce pas une infamie sans exemple que d’avoir recueilli la succession de ma mère et de se refuser à m’en compter les espèces ? Tous les jours je découvre de nouvelles horreurs et je veux au moins me venger de quelques-unes. Il y a infiniment d’esprit à me vouloir prouver, comme vous le faites, que, quoique je n’aie pas le sol, je dois pourtant être le plus heureux des hommes. Cher avocat, on peut le dire, les sophistes du lycée d’Athènes n’eussent pas été dignes de délier les cordons de vos brodequins. Voilà pourtant ce que donne le barreau ; l’habitude de plaider indifféremment toutes les causes accoutume l’esprit à se plier à toutes les manières de voir un même objet. Aussi un de vos célèbres confrères, le doux Linguet, pariait-il de faire perdre le soir la cause qu’il avait fait gagner le matin. Vivent les auteurs dramatiques ! Quelle différence de simplicité ! La nature belle et bien nue, voilà tout ce qu’il nous faut. Mille remerciements, au surplus, de la médiation que vous voulez bien m’offrir. On va d’abord nous juger vendredi relativement à l’article de la succession de ma mère. Nous verrons où ça nous mènera ; je vous instruirai de tout et vous prierai de vouloir bien venir à mon secours, si l’on me met trop en presse. En attendant, j’attaque et sans frémir. Si je plaide encore, soyez sûr que madame de Sade l’a voulu. Je lui avais écrit une lettre charmante pour lui demander ce qui me revenait de la succession de ma mère ; elle m’a répondu une lettre à cheval. Ma foi, j’ai poursuivi !

Soyez bien certain que je n’oublierai pas que vous m’avez promis d’accepter des exemplaires de mes pièces quand elles s’imprimeront, mais il faut avant qu’elles se représentent, et cela va bien lentement. Il y a eu des troubles affreux aux Français, de nouveaux règlements, et tout cela n’avance pas la représentation des nouveautés. Vous aurez aussi cet été les quatre volumes de mon roman philosophique[1] que je fais imprimer à Pâques ; mais je ne retrouve point mes papiers de la Bastille, et cela me désespère.

Voici le tableau de mes pièces reçues et prêtes à jouer : Sophie et Desfrancs[2], au théâtre de la Nation, cinq actes en vers. L’Homme immoral, au théâtre italien, un acte en vers. Le Jaloux corrigé ou l’École des Coquettes, au théâtre italien, un acte en vers. Le Criminel par Vertu, au théâtre du Palais-Royal, trois actes en prose. Azelis[3], comédie-féerie, au théâtre de la rue de Bondy, un acte en vers.

En voilà bien assez, cher et aimable ami. À vous seul est permis d’écrire longuement parce que chaque phrase est une jouissance ; mais, quand des ânes comme moi veulent prendre la voix du rossignol, ils doivent y regarder à deux fois. Je ne vous peins pas tous mes sentiments, j’aime mieux vous les laisser lire dans mon cœur.


La marquise entend contraindre M. de Sade à remplir ses obligations. (15 mars 1791).

……Je ne vous sais point mauvais gré de vous conformer aux ordres que vous avez reçus de M. de Sade. Je sais très bien que vous ne pouvez faire autrement.

Mais je prendrai les voies de droit quand il en sera temps pour l’obliger à remplir ses engagements, suite de ma séparation judiciairement prononcée. Il ne peut en aucune manière revenir contre cet acte. Loin qu’il ait à s’en plaindre, il y trouve un grand avantage, ne payant que quatre mille francs d’intérêts pour une somme de cent soixante mille francs qu’il me doit.

Si ses terres ne produisent pas assez pour lui faire dix mille francs de rente net pour sa dépense, ce n’est pas ma faute, ni ma faute si mon bien a passé à acquitter ses dettes.

J’ai mes enfants à entretenir ; je ne peux plus faire aucun sacrifice au delà de celui que j’ai fait dans la transaction……


Le marquis parle de la mort et des obsèques de Mirabeau.

……Rien n’égale la sensation que cette mort a produite ici. Le peuple se porte en foule vers les spectacles et les fait interrompre. Quelques personnes, moins enthousiastes du libérateur de la France, trouvèrent mauvaise cette interruption et l’un de ces interrupteurs a été traîné dans le Palais-Royal et devenu ensuite je ne sais quoi. Cela a fait beaucoup de train. Je fus le soir au Palais-Royal, où très véritablement l’impression de la douleur était peinte sur tous les visages. Il régnait un silence lugubre et beaucoup d’attroupements. La mort du secrétaire qui s’est donné quinze coups de canif est fort extraordinaire[4]. On a soupçonné, et l’on soupçonne fortement encore cet homme d’avoir coopéré à la mort de son patron. Je ne sais si le temps éclaircira cette sombre énigme……

Ce mardi matin 5 avril.

Le libérateur a été enterré hier à sept heures du soir, ou, plutôt provisoirement déposé à la paroisse de Saint-Eustache pour être porté et inhumé ensuite à Sainte-Geneviève qui le réclame à titre de patronne de Paris. Il est juste que la patronne ait le libérateur. Le convoi était superbe ; tous les corps possibles assistaient et M. d’Orléans en tête. Toutes les cloches de Paris étaient en branle. Préalablement, le libérateur avait été ouvert pour vérifier s’il y avait ou non du poison dans ses entrailles, et, de la foule énorme qui n’avait pas quitté sa porte depuis qu’il était mort, on avait tiré au hasard douze hommes du peuple pour assister à cette ouverture. Les bons Parisiens, bien contents de voir que le libérateur était mort de sa belle mort, ne menaçaient plus de tuer tous les aristocrates qu’ils soupçonnaient auparavant être cause de ce grand malheur……

La rue où est mort le libérateur[5] change de nom et prend celui de rue de Mirabeau.


Le marquis ne paie pas ce qu’il doit à sa femme, mais consent à lui faire de petits cadeaux. (12 mai 1791).

……Pardonnez-moi la plaisanterie sur l’huile de madame de Sade. Je vous assure que, quelque point que nous soyons brouillés, je ne vous blâmerai jamais d’une chose que je voudrais faire bien plus souvent moi-même si mes moyens me le permettaient. Je vous exhorte même à lui envoyer tout ce qui lui fera plaisir sans jamais lui en demander un sol. J’acquitterai volontiers ces petits objets-là, au moins tant que je le pourrai……


M. de Sade apprend avec une grande douleur que sa tante de Villeneuve a été arrêtée par les brigands. (22 mai 1791).

J’apprends une nouvelle affreuse, mon cher avocat. On imprime ici que madame de Villeneuve, allant de Carpentras à Orange voir madame de Raousset, sa fille, a été arrêtée par les brigands et menée en prison. Je vous avoue que cette nouvelle a été comme un coup de foudre hier pour moi, quand je l’appris. Je vous conjure de m’écrire tout de suite un petit mot qui m’instruise, qui me dise si cela est vrai ou non. À quatre-vingts ans, cette malheureuse femme ! Voilà en vérité une horreur abominable et bien digne de ces brigands-là ! On ajoute que madame de Raousset a offert sur le champ une somme considérable pour la rançon de sa mère. Ce trait est tout simple sans doute, mais il honore en même temps son âme, et je l’aime et l’estime bien plus depuis qu’elle a fait cela. Faites passer, je vous prie, tout de suite la lettre ci-jointe à madame de Villeneuve et offrez-lui de ma part tous les services que nous pourrons lui rendre. Proposez-lui la Coste ; il me semble qu’elle y sera plus en sûreté puisque c’est en France, et, si elle l’accepte, recevez-l’y, je vous prie, comme il convient. Votre âme et votre honnêteté préviennent toutes les recommandations que je pourrais vous faire sur cela……


Le marquis assure que crédit est mort et qu’on meurt de faim à Paris avec des billets plein ses poches.

Vous voyez bien, mon cher avocat, que voilà encore une de vos lettres (celle du vingt mai) désespérante s’il en fut jamais. Ce n’est pas qu’elle ne contienne des choses très sages, le récit de services très importants que vous m’avez rendus. Mais, éloignés comme nous le sommes, au moins faudrait-il préférer à tout dans vos lettres la chose du moment. Or vous savez à merveille, mon cher avocat, que cette chose du moment, cette chose plus attendue que le Messie par les Juifs, est d’une part les mille trente livres restantes, de l’autre la réception de mon troisième envoi. En ouvrant votre lettre, je croyais trouver l’un ou l’autre, et il m’a fallu lire quatre pages sans entendre prononcer un seul mot de l’un, et, ne trouvant pour l’autre que la seule ligne : « J’ai écrit fortement à Arles ». J’ai montré cette ligne à mon boucher et à mon boulanger. Ces animaux-là, fort bêtes comme vous allez en juger, m’ont répondu qu’ils ne savaient pas ce qu’était Arles. « Si la personne dont vous nous montrez la lettre, m’ont-ils dit, avait écrit, au lieu de ce que vous nous montrez : « Vous aurez votre argent tel jour », nous continuerions de vous fournir, mais, dès qu’il n’a fait qu’écrire à Arles lequel Arles n’est peut-être qu’un fripon, un banqueroutier, vous trouverez bon que nous ne vous fournissions plus. » Et, en conséquence, comme ce jour-là je n’avais pour tout bien qu’un assignat de cinquante livres dont personne ne voulait parce que l’argent était au vingt et un pour cent, je me suis couché sans dîner et sans souper…… On assure que nos émigrants sont vexés : je lisais hier une lettre du cardinal de Montmorency qui disait qu’on lui louait deux petites chambres à Trêves dix louis par jour et qu’on lui faisait payer la viande six francs la livre. Cela est affreux, mais ce que nous éprouvons l’est bien autant sans doute, puisqu’il est extrêmement pénible de mourir de faim ici avec plein son portefeuille de billets……

Je vois tous les malheurs qui ont résulté de la méfiance de madame de Sade pour ceux qui méritaient tout d’elle, et son aveuglement pour la demoiselle Rousset qui, je vous l’avoue, m’étonne d’autant plus qu’elles étaient ici fort mal ensemble. Tout cela est fort extraordinaire, et je vois que la Rousset en prenait beaucoup sur son compte……


Le marquis ne veut pas payer la contribution du quart et loue la prudence de l’avocat qui a gardé pour lui la lettre où il « travaillait » les brigands.

……Il est venu avant-hier se faire écrire à ma porte un homme qui s’est dit le curé de la Coste. J’ignore si c’est l’ancien ou celui de Longjumeau. Comme cet homme est parti, il n’y a plus que de vous que je puisse savoir lequel est de ces deux curés qui est venu me faire une visite ; mandez-le moi, je vous prie. Vous avez fort bien fait de prendre des précautions sur ma lettre à ma tante, car j’ignore si je n’avais pas un peu travaillé les brigands, et il faut respecter l’ours quand on est dans ses griffes. Évitons la contribution du quart, je vous en conjure ; battons-nous plutôt que de la donner, ou, comme vous dites, faisons-leur beaucoup de caresses pour qu’ils ne nous mangent pas……

Ce jour de Pentecôte, 12 juin 1791.


Le marquis fait à Reinaud l’éloge de sa nouvelle compagne, la dame Quesnet, et lui annonce entre autres nouvelles, la prochaine publication de « Justine ». (12 juin).

Un post-scriptum vous vaudra une lettre, mon cher et féal seigneur. J’en suis bien fâché, mais pourquoi diable vous avisez-vous de m’attaquer ? Me méfier des coulisses… moi ? Ah ! je vous en réponds que je m’en méfierai ! Il suffit de connaître cette engeance pour apprendre à la mépriser comme elle doit l’être. Oh ! non, non, nous sommes loin des coulisses et rien de si vertueux que mon petit ménage ! D’abord pas un mot d’amour ; c’est tout uniquement une bonne et honnête bourgeoise, aimable, douce, spirituelle, qui, séparée de son mari, négociant en Amérique, a bien voulu se charger de ma petite maison. Elle mange avec moi la modique pension que son mari lui fait ; je la loge et la nourris. Voilà le seul agrément actuel qu’elle y trouve. À la vérité, si elle s’attache à moi, afin de l’engager à prolonger ma vie, à chaque lustre je lui ferai une petite rente, manière adroite dont je l’intéresse à mes jours et dont, par égoïsme même, elle va se trouver la conservatrice, mais de bagatelle pas un mot. Pouvais-je vivre seul, entouré de deux ou trois valets qui m’eussent pillé, peut-être tué ? N’était-il pas essentiel de mettre un individu sûr entre ces coquins-là et moi ? Puis-je écumer mon pot, compter le livre de mon boucher quand je suis enfoncé dans mon cabinet au milieu de Molière, Destouches, Marivaux, Boissy, Regnard, que je regarde, considère, admire, et que je n’atteins jamais ? Ne me faut-il pas d’ailleurs un être à qui je puisse lire tout chaud ? Eh bien ! ma compagne remplit tous ces objets ; Dieu me la conserve, malgré l’étonnante cabale qui travaille sang cesse à me l’enlever ! Tout ce que je crains, c’est qu’impatientée de tant de sourdes manœuvres montreuilliques, la pauvre créature ne se dégoûte, ne s’ennuie, et ne me laisse là……

M. Gaufridy n’ayant pas pu m’envoyer toute mon affaire ce quartier-ci et votre lettre de crédit étant près d’expirer, j’ai mieux aimé la toucher que de la perdre, et, à ce sujet, nouvelles scènes avec votre M. Baguenaut, l’un des hommes les moins honnêtes et les moins obligeants qu’il y ait sans doute à Paris. C’était de onze cents livres dont j’avais besoin et qui me revenaient à peu près par nos comptes avec Gaufridy ; j’ai demandé cent livres de plus à votre Baguenaut qui m’a d’abord envoyé f. f. sur ce premier article. Pour seconde grâce, je lui ai demandé, au moins, de l’argent et non des assignats ; à cette importune question, l’honnête Baguenaut m’a prié de m’adresser dorénavant ailleurs que chez lui, parce que ma pratique l’ennuyait ; un laquais enfin aurait été moins mal reçu que moi. À peine ai-je été entré chez lui que, sans se déranger et marmottant tout bas de m’asseoir, monsieur s’est mis à déjeuner. Assurément, je n’avais que faire de son déjeuner, car je venais de faire le mien, mais, dans toute société honnête, ou l’on attend que la personne qui nous parle ait fini pour se mettre à baffrer, ou on lui en offre. Baguenaut a baffré sans offrir et a tout refusé sans rougir……

J’ai parcouru l’Italie, la Hollande, l’Allemagne avec des lettres de change et de crédit, et les banquiers sur lesquels elles étaient adressées devenaient, de ce moment, le seul dans leur ville, mes soutiens et mes sociétés. Je n’en sortais jamais sans être invité à dîner. Ici pas seulement une simple politesse d’usage. Je vous assure que je trouve cela fort extraordinaire et je n’aime point du tout vos Baguenauts.

Quoi qu’il en soit, renvoyez-moi toujours une lettre nouvelle de crédit, et, au nom du Dieu de Moïse et de Pharaon, ne la fixez pas, je vous conjure ! Cette fixation me la fait toucher et je ne voudrais jamais la toucher. C’est une poire pour la soif et je ne veux avoir cette soif-là que quand on m’aura volé, ce qui j’espère sera fort rare.

Je vais faire bien plus que de feindre le désir de renouer avec ma Pénélope, je vais au premier instant l’en faire sommer. Il n’y a que cela qui puisse la mettre à la raison, et je dois l’y mettre ; elle n’est pas ma femme pour rien.

Le sieur la Tour, fils de notre premier président d’Aix, a débuté à la Comédie Française déjà trois fois dans l’Orphelin de la Chine, une dans Rhadaminte et Zénobie. J’étais à son premier début, brillant d’abord, peu soutenu ensuite. Il copie Larrive, ne sait pas conduire son organe et n’a ni bras ni jambes. Bel homme, d’ailleurs, et beaucoup de sensibilité. S’il a envie de suivre cet état, il y a de quoi faire un sujet un jour. Un maudit siffleur ne l’a pas quitté un instant et l’a cruellement poursuivi d’acte en acte. Le public toujours indulgent l’a vengé du sifflet en faisant mettre enfin le siffleur à la porte, qui sans doute était un émissaire de sa famille. Pour mon compte, en qualité de compatriote, je l’ai applaudi jusqu’à me faire venir des ampoules aux mains. Que dit-on de cela à Aix ?

Soyez parfaitement sûr que je n’oublierai pas de vous envoyer mes chétives productions quand elles verront le jour. On imprime actuellement un roman de moi, mais trop immoral pour être envoyé à un homme aussi sage, aussi pieux et aussi décent que vous. J’avais besoin d’argent, mon imprimeur me le demandait bien poivré et je le lui ai fait capable d’empester le diable. On l’appelle Justine ou les Malheurs de la Vertu. Brûlez-le et ne le lisez point si par hasard il vous tombe sous la main. Je le renie[6], mais vous aurez bientôt le roman philosophique que je ne manquerai certainement pas de vous envoyer……


Le marquis soumet un projet d’acquisition d’une maison aux conseils et aux lumières de MM. Reinaud et Gaufridy.

Ayant le dessein de me fixer à Paris et d’y finir mes jours, j’ai cru que l’emplette d’une maison devait nécessairement devenir une économie pour moi parce que, pour l’avoir, je ne déplacerai pas sur mes fonds l’équivalent du revenu qu’il m’en coûte pour en payer le loyer. Or, la maison que je loue et que j’occupe maintenant est précisément à vendre et la dépense que j’y ai faite me rend cette emplette bien plus essentielle encore……

Une somme de vingt-quatre mille livres arrange tout. Avec cette somme, j’acquiers la maison et je paie, et tous les meubles, et toutes les réparations que j’y ai faites, en déplaçant cette somme sur mon bien d’Arles ainsi que j’en ai l’intention. Ce sera, à la vérité, la rente de ce bien, quelle qu’elle soit, de moins à m’envoyer tous les ans ; mais j’aurai aussi douze cents livres de loyer de moins à payer par an. Ainsi cela revient absolument au même……

Si MM. Reinaud et Gaufridy, consultés, approuvent cette mutation, ainsi que j’ai tout lieu de me flatter qu’ils le feront, alors je prierai instamment M. Gaufridy de mettre la main à l’œuvre le plus tôt possible, attendu que la maison dont il s’agit va se vendre sous peu de mois……

Et maintenant, comme mon intention est d’assurer irrévocablement à mes enfants la maison que je veux acheter, que je veux qu’ils aient à cette maison les mêmes droits qu’ils auraient eus aux fonds de terre que je déplace pour acheter la dite maison, MM. les avocats consultés voudront bien me conseiller, me prescrire tout ce qu’il faudra que je fasse dans cet acte de vente pour assurer à mes enfants le plus solidement possible cette nouvelle acquisition.

Vivant à Paris et n’ayant de biens qu’en Provence, que deviens-je s’il m’arrive un événement ? Je ne sais sur quoi trouver un denier à emprunter……

En un mot, renonçant à la Provence comme je me vois contraint de le faire, mon bonheur et ma tranquillité tiennent à cet arrangement. J’ai au moins un effet à moi dans le lieu où je rendrai le dernier soupir… un asile au moins, où mes cendres, que j’y déposerai, reposeront en paix sous la génération qui me suivra.

Réponse, messieurs, je vous en conjure……


Le marquis se refuse à reconstruire les murailles de Mazan pour satisfaire aux vœux d’une population imbécile. (9 juillet).

Je suis on ne saurait plus étonné, mon cher avocat, de vous entendre crier misère pendant qu’on nous assure ici que tout est maintenant dans la plus parfaite tranquillité dans le Comtat et que les commissaires y ont rétabli le plus bel ordre. En analysant bien votre lettre, il paraît pourtant que tout ce désordre roule sur les murailles mazanaises que l’on veut me faire reconstruire. Ne leur avez-vous donc pas donné mon écrit sur cela ? Vous vous rappelez que vous m’envoyâtes ce printemps le modèle d’une très humble requête que je transcrivis mot à mot et que je vous fis passer pour eux. Pourquoi ne me dites-vous pas ce qu’ils ont répondu à cela ? Si cela ne les contente pas, je vous prie de leur dire que je ne me crois nullement obligé de recevoir des ordres d’eux. Ou nous restons au pape, ou nous passons à la France. Dans l’un ou l’autre cas, je ne dois agir sur cela que d’après les ordres du pape, si nous lui restons, ou d’après ceux de l’assemblée nationale, si nous passons à la France. C’est avec une permission du souverain que mon père a détruit ces murs ; je ne veux les réparer, moi, qu’avec des ordres égaux à ceux qui nous ont permis de les détruire. Si tout cela ne les contente pas, vous pouvez de ma part leur donner permission de jeter le château par terre, et ils se serviront alors des pierres qui le bâtissent pour faire leur rempart. Aussi bien, ils peuvent être sûrs que ni moi ni ma race n’aurons envie d’aller habiter un pays qui s’est aussi affreusement flétri et déshonoré que celui-là. Nous irons pour nos affaires visiter nos biens, nos fermes, mais respirer le même air que de tels brigands ! oh ! ma foi, jamais, jamais ! Je les déteste à présent autant que j’ai pu les aimer et les regarde comme des imbéciles qui, pouvant s’enrichir de la révolution française, ont été assez bêtes pour s’y écraser……


Ripert père parle du passage à Mazan des médiateurs de la France et des moyens de persuasion dont ils sont pourvus. (15 août 1791).

……Nous avons eu environ trois cents gardes nationaux de Marseille qui sont partis, après avoir séjourné huit jours, pour le Haut-Comtat, sans savoir pourquoi. Nous avons eu aussi les médiateurs de la France[7], accompagnés d’une troupe de hussards et de dragons de Penthièvre, pendant deux fois, pour faire exprimer le vœu pour la France, et la plus grande partie de ces troupes ont logé dans les châteaux……


Le marquis ne retient d’un compte que la balance. (Sans date).

……J’ai reçu votre grand compte, je vais l’examiner avec soin ; cela est bien long et a dû vous donner bien de la peine. Je vous en remercie bien, mais pourquoi n’avez-vous donc pas fini ce compte par ces trois lignes si claires et que j’aime tant dans tous les comptes :

Vous avez reçu tant,
Vous avez dépensé tant,
Partant, je dois, ou vous devez tant.

Il n’y a jamais que cela qui clôt un compte, et il est absolument impossible de rien entendre à un compte quand cette conclusion n’y est pas. Tâchez donc de m’envoyer cette conclusion, autrement je n’entendrai rien à votre compte et les peines prises pour me le faire se trouveront perdues.


M. de Sade presse Gaufridy de prendre la ferme générale de ses biens, sinon il l’offrira à la marquise comme un moyen de clore leur procès. (Sans date).

……Je voudrais bien que vous me répondissiez avant le premier de l’an si vous avez envie d’accepter la proposition que je vous ai fait faire, par M. Reinaud, de la ferme générale de mes terres, au prix de quatorze mille francs annuels bon ou mal an…… Les arrangements que je vais faire avec madame de Sade nécessitent une prompte réponse de vous, attendu que si vous ne prenez pas cette entreprise générale, peut-être elle et mon fils aîné la prendront-ils, parce que moi, vieillissant et voulant mourir tranquille sur mon fumier, je veux faire un arrangement solide qui me mette à même de savoir juste ce que j’ai à manger. Je suis arrangé, je ne mangerai pas une année plus que l’autre, mais je veux savoir à quoi m’en tenir……


Le marquis injurie Lions aîné avant d’en passer par ce qu’il dit. (10 septembre).

……Le sieur Lions m’écrit froidement : « Vous voulez de l’argent pour votre vente d’Arles, monsieur ? Je ne trouve que des assignats. Conséquemment, ne pensons plus à la vente. »

Je vous avoue franchement que ce style laconique et tranchant d’un tel coq d’Inde m’a mis dans une colère qui lui a valu une lettre à cheval. Comme ma parole est donnée pour la maison et que maintenant, si je ne comptais pas la somme sous un mois au plus tard, je risquerais de me faire saisir, moi et mes meubles, je vous prie exactement, au reçu de ma lettre, de vous transporter à Arles et de procéder aussitôt à cette vente qui ne peut absolument plus se remettre. Mon fils aîné en est prévenu ; l’acte de vente se passe en son nom et au mien, et cette précaution je l’ai prise exprès pour clore la bouche aux animaux qui osaient dire que j’achetais cette maison pour la laisser après moi à une femme. Par la précaution que je prends, il est parfaitement impossible qu’après moi elle n’aille à mes enfants. Elle ne sera pas même saisissable si je laisse des dettes. Donc, je veux conclure et je dois conclure si je veux éviter une mauvaise affaire.

Recevons donc en assignats puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement ; mais tâchez, je vous en supplie, que cette perte soit compensée, c’est-à-dire que, puisque je ne touche que vingt-quatre mille francs d’assignats, mon acquéreur ne prenne tout au plus que pour vingt mille francs de terre……

Priez, je vous prie, M. Lions de n’être plus avec moi ni si laconique ni si tranchant. Ce butor-là est jacobite, je le parierais.


M. de Sade apprend que sa cousine de Raousset veut aller s’installer à la Coste et supplie l’avocat de l’en détourner car cette dame a hérité du travers de sa mère et déménagera tout. (4 octobre 1791).

……Sachez-moi, je vous prie, et mandez-moi le plus tôt possible, si cette sœur de madame de Raousset que vous nommez madame de Martignan s’appelait autrefois Julie ou Henriette, parce que je ne les connais, moi, que sous l’un ou sous l’autre de ces noms, et cela seul me fera connaître celle qui est avec vous. Au fait, madame de Raousset demande à aller passer la belle saison à la Coste ; j’imagine que c’est au printemps prochain. Je vais maintenant vous dire tous les inconvénients de cette proposition ; mais cela doit être dit entre vous et moi, je vous prie et sans nous passer. D’abord, je veux que vous m’envoyiez encore bien des choses de la Coste que je vous avais demandées cette fois-ci et qu’il ne vous a pas plu d’envisager, et cela sans que j’en puisse démêler les raisons. Je veux la plus grande partie de la porcelaine et ce qu’il y a de mieux en cristal. Je vous avais prié de m’envoyer cela, et vous n’en avez rien fait. Est-il bien honnête de déménager le château, maintenant que madame de Raousset annonce le projet d’y venir ? Cette raison ne m’arrêtera pourtant point. Je veux absolument que vous m’envoyiez la plus grande partie de l’office : premier motif pour que ce projet de madame de Raousset me contrarie fort ! Deuxième motif : personne au monde n’a la main légère comme madame de Raousset. Je connais ses tours et vous réponds que si vous ne lui dites pas très énergiquement : « Je réponds, madame, corps pour corps de tout ce qui est ici », avant trois mois le château est déménagé de la cave au grenier. C’est par expérience que j’en parle ; ainsi, croyez-moi, cher avocat.

Madame de Raousset emportera tout ; elle fera pis, elle gâtera tout ; portes, fenêtres, glaces, je vous réponds que voilà tout brisé, tout cassé, fondu ! Et moi, qui crains, comme vous savez, que les portes et les fenêtres ne battent, je vais être dans des transes affreuses tant que je la saurai là. Madame de Raousset fera plus, elle empruntera des fermiers, et ne rendra point. Vous savez que je ne veux absolument que personne couche dans mes deux chambres, celle d’hiver et celle d’été. Tant que vous régnez là seul, vous êtes le maître de l’empêcher ; quand vous aurez rendu madame de Raousset maîtresse du château, me répondrez-vous d’en faire autant ?

Dernière raison majeure et sans réplique. Je compte aller très décidément au mois de mai prochain à la Coste. L’établissement de madame de Raousset au dit château me gênera fort. La mettrai-je à la porte pour entrer ? Vous voyez, mon cher avocat, quelle foule d’inconvénients entraîne ce projet. Vous m’opposerez l’honnêteté, les circonstances, les raisons de ménagement ; j’ai balancé, pesé tout cela et n’ai rien vu là-dedans qui dût l’emporter sur mes raisons, sur les puissants motifs d’opposition que je viens de vous alléguer. Il faut donc qu’avec toute l’adresse dont vous êtes susceptible, dussiez[-vous] même employer le diable ou les revenants dans le château, que vous dégoûtiez le plus joliment et le plus poliment du monde madame de Raousset du très ridicule projet qu’elle vient d’enfanter ; que vous fassiez cela bien gentiment, de vous-même et sans me compromettre en quoi que ce soit. Il faut lui offrir en place de cela le château de Mazan, ou celui de Saumane qui sont aussi français que la Coste à présent, lui vanter infiniment l’une et l’autre de ces deux habitations et la dégoûter prodigieusement de celle de la Coste. Voilà mon dernier mot sur cet article ; vous me manderez je vous prie le résultat de vos négociations.

Rien n’étant ni fouillé ni ouvert depuis Aix jusqu’à Paris, après néanmoins de nouvelles informations prises à ce sujet, je vous avoue que je désirerais infiniment que vous m’envoyassiez la certaine cassette en question. J’y ai dedans des manuscrits que je veux absolument ravoir……

Mon fils, le chevalier, est près de vous maintenant ; il est en garnison à Lyon. L’aîné, après avoir donné sa démission, est sorti du royaume et, depuis trois semaines qu’il est parti, je n’ai pas eu de ses nouvelles. Ce jeune homme a l’air de nourrir un chagrin secret. Il est inquiet, turbulent ; il veut aller aux extrémités de la terre ; il déteste sa patrie ; on ne sait en vérité ce qu’il a, mais il n’est pas dans son assiette. Le chevalier est bien plus calme et se comporte mieux……


Le marquis a appris la mort soudaine de madame de Raousset ; il la pleure, croit en hériter, prend feu sur cet héritage, tombe dans un grand abattement en constatant qu’il s’est trompé, puis dicte à l’avocat les mesures à prendre pour avoir, au moins, celui de madame de Villeneuve.

Je vous assure, mon cher avocat, que si quelque chose au monde m’a surpris et affligé, c’est bien sûrement la nouvelle que vous venez de m’annoncer. Hélas ! de quoi faut-il répondre à présent ? Si j’avais eu de l’argent à placer sur une tête, assurément ç’aurait été sur celle-là. J’étais à dîner quand on n’a remis votre lettre. Je ne mange qu’une fois toutes les vingt-quatre heures et suis bien aise d’être un peu tranquille pendant cet instant-là. Je déteste de recevoir des lettres alors, et, malgré l’ordre exprès de ne m’en point donner, la vôtre m’a été présentée, et, comme je n’aime point à retarder la lecture de ce qui me vient de vous, je l’ai ouverte à l’instant et j’ai été fort affligé.

Je connaissais tous les défauts de ma cousine, je venais même de vous en entretenir dans ma dernière ; mais quand on perd ses amis ou ses parents, ce n’est plus aux défauts qu’on pense, c’est aux vertus, c’est aux liens. J’ai pleuré ma chère cousine et voudrais assurément pour beaucoup la rappeler à la vie : c’était la compagne de notre enfance, mon cher avocat. Elle s’appelait Pauline alors, et venait avec vous[ws 1] jouer dans la salle basse de ma grand-mère. Allons, mon ami, ceci nous avertit. Dieu veuille que je parte le premier ! Je ne connais rien de si cruel que de survivre à ses amis.

Si j’étais dans le monde avec vous, entre une telle nouvelle et la partie d’intérêt qu’elle entraîne, je mettrais au moins huit jours d’intervalle. Mais ici… dans un tel éloignement, je suis contraint à confondre, et le chapitre de la douleur, et celui des intérêts.


(Ma lettre ne commence à avoir le sens commun qu’à la marque OOOOO.)

Je ne sais pourquoi ni comment on me disait toujours autrefois dans mon enfance : « Si votre cousine mourait avant vous, vous seriez bien riche ! » Voilà cet événement arrivé, et très malheureusement sans doute. Dites-moi maintenant, je vous prie, si ce qu’on me disait alors devait être juste ou non. Je conçois parfaitement que, s’il y a un testament en faveur du mari, je ne pourrai rien espérer maintenant, mais à la mort de ce mari, à la mort de madame de Villeneuve, ne dois-je pas hériter ? Voilà quelle est ma question. Madame de Villeneuve n’ayant plus d’enfant en état d’hériter d’elle, peut-elle laisser maintenant à d’autres qu’à moi ? Et même dans l’état actuel, ne me revient-il pas, comme vous dites, un tiers ; ou si elle a laissé trente mille francs, n’en voilà-t-il pas dix à me faire passer, et cela le plus tôt possible ? La belle maison d’Avignon, si, malgré le testament, j’ai un tiers dessus, ne puis-je pas contraindre Raousset à la vendre, ainsi du mobilier, des terres, etc ? Vous sentez, mon cher avocat, combien il est essentiel de ne pas perdre tout cela de vue. Je vous condamne donc à m’écrire sur tout cela une très longue de détails, à moins que vous n’aimiez mieux insérer pour cent mille francs d’assignats dans votre réponse en disant : « Voilà ce qui est à vous », et alors je vous tiens quitte, non pas du reste, mais des détails. Il faut aussi faire passer le plus tôt possible à mon pauvre chevalier sa croix de six mille livres. Je la lui ai annoncée ; le pauvre petit l’avait gagnée à la sueur de son corps. C’est une anecdote galante de la chère Raousset que vous n’aviez peut-être pas sue, et dont on peut rire à présent : elle avait eu son pucelage. Ainsi la croix, je vous en prie, en voyez-la lui le plus tôt possible.

Je vous recommande ce qui me concerne avec la même diligence. Je vous assure que quinze ou vingt mille livres de rente de plus arrangeraient bien joliment mes affaires.


OOOOOO

En relisant votre lettre avec plus d’attention, je comprends parfaitement à présent qu’à l’époque actuelle il ne me revient rien du tout, qu’il ne peut me rien revenir non plus après Raousset, 1o parce qu’il est aussi jeune ou aussi vieux que moi, 2o parce que, puisque sa femme lui laisse tout, il peut disposer de ce legs en faveur de qui bon lui semblera, et qu’il est très vraisemblable qu’il préfère sa famille à la mienne. Ce n’est donc que la fortune de madame de Villeneuve qui doit et qui va se trouver améliorée du tiers de celle de madame de Raousset et conséquemment, mon cher avocat, qui doit me revenir après madame de Villeneuve. Mais madame de Villeneuve est entourée comme l’était madame de Raousset. Madame de Villeneuve fera un testament ; madame de Villeneuve mangera l’argent comptant qu’elle va palper de son tiers des trente mille francs et je n’aurai rien !.. Je n’aurai rien parce qu’il est écrit dans le ciel que je [ne] dois jamais rien avoir de ma famille ; que je n’ai pas eu un sol de la succession de ma mère, pas un sol de la succession de M. l’abbé, pas un patard de celle de M. le commandeur, que je n’aurai rien de celle de MM. de Murs, etc., etc., etc.

Je dis donc qu’il faut, mon cher avocat, que, dès ce moment-ci et sans que l’on s’en doute, vous ayez les yeux toujours ouverts sur madame de Villeneuve et sur ses entours, afin qu’au moins cette succession-là ne m’échappe pas comme les autres…… S’il arrivait quelque malheur à ma tante, vous sentez avec quelle diligence il faudrait faire mettre le scellé. Il faut de plus avoir quelque intelligence dans sa maison, afin que vous soyez averti des donations des amis ou amies qui l’entoureraient pour tâcher de me souffler une succession qui, comme vous dites fort bien, ne peut aller qu’à moi et que pourtant une infinité de gens (vous le verrez) chercheront à me souffler. Par exemple, que va-t-elle faire à Orange chez une amie intime, à ce qu’elle me mande ? N’est-elle pas aussi bien à Carpentras ? Tout cela vous regarde, mon cher avocat, et je me remets à votre amitié et à vos soins, sur tout cela. Je ne vous parle pas ni de la délicatesse ni des égards qu’il faut employer dans ces manœuvres. Votre cœur et votre esprit vous en suggéreront plus que je pourrais vous en dire. Mais agissez, agissez, je vous en conjure, la chose en vaut la peine et je vous donne ma parole d’honneur que vous n’aurez pas à vous repentir des soins que vous me donnerez à cet égard……


Le marquis dresse, à tête reposée, un plan pour obtenir de madame de Villeneuve qu’elle fasse un testament en sa faveur et parle de la représentation de sa première pièce.

……Il me paraît que, dans l’état actuel des choses, il ne me revient rien à moi personnellement de madame de Raousset, et pas davantage à mes enfants. Madame de Villeneuve seulement hérite d’un tiers, lequel bien doit me revenir après madame de Villeneuve ; et ce que nous avons à faire est d’empêcher que les entours de madame de Villeneuve ne la décident à faire peut-être de ses possessions, améliorées de ce tiers, quelque disposition contraire à moi et à mes enfants. La question est-elle bien posée ? Je le crois, et je disserte en conséquence.

Sans doute, dans cette supposition, rien ne serait utile comme ma présence dans votre chère contrée, mais votre amitié pour moi n’y peut-elle pas suppléer ? Après avoir pourvu d’abord à la remise exacte des fonds provenus du tiers, à la dite remise, dis-je, dans la cassette de madame de Villeneuve, ne pouvez-vous pas travailler, et de corps, et d’esprit à ce que les susdits fonds ne s’évaporent pas, jusqu’à ce que j’aie été chatouiller l’épaule droite de la dite tante ? On l’entoure, on l’entourera, ne pouvez-vous pas la désentourer, lui parler, lui faire parler sans cesse de moi, de mon attachement bien sincère pour elle ? Je souligne ce mot de sincère, car certainement ma tendresse pour elle mérite cet adjectif. Je vous appuierai jusqu’au printemps par des lettres, j’arriverai enfin. En un mot, voilà ce que je propose ; voyez s’il est possible de faire mieux. Rectifiez tout cela, mon cher avocat ; étant sur les lieux vous êtes à même de voir une infinité de choses qui m’échappent et les yeux de l’amitié sur cela valent souvent ceux de la personne intéressée même……

Pour revenir maintenant à madame de Villeneuve, n’y aurait-il pas moyen, et ne serait-ce pas la façon de la complètement désentourer, que de lui faire faire un bon testament en ma faveur ? Elle a si bonne volonté, la lettre que vous avez la complaisance de me transcrire d’elle, la confiance qu’elle vous donne, tout cela est si fort en ma faveur qu’il me semble que rien ne doit être aisé comme de l’amener au but que je vous indique ici, et il me semble qu’alors nous serions tranquilles. Je trouve comme vous le testament de ma chère cousine bien ridicule, et M. de Caderousse mérite assurément tous mes remerciements d’avoir agi de cette manière. Je suis désespéré de m’être si fort pressé d’apprendre au chevalier, comme vous me l’aviez dit d’abord, son legs de six mille livres ; il se trouve donc maintenant que ni l’un ni l’autre n’ont rien. Je crois qu’ils étaient en prière pour elle, mais je vous réponds que je vais leur mander de se relever ! On m’avait dit que, depuis la révolution, cette femme n’avait pas sa tête bien à elle : son ridicule testament le prouve. Hélas oui ! cher avocat, le point essentiel est que l’argent comptant ne s’égare pas ! Et si beaucoup de mains se trouvent à l’ouverture de ce scellé, il s’égarera ; cela n’est que trop sûr. Il faut donc y avoir l’œil, et l’œil le plus vigilant, mon cher avocat. Je ne permets à cet argent de s’égarer que pour prendre la route de la rue Neuve-des-Mathurins. S’il y arrive, il sera bien reçu, je vous en réponds. Ma dernière détermination est donc que vous devez tout faire pour accaparer l’argent de la cassette, et me l’envoyer pour acheter ma maison. Je ferai la rente de cet argent, et, me trouvant héritier naturellement de madame de Villeneuve, je cesserai de faire cette rente, n’est-ce pas, à la mort de madame de Villeneuve ? Mandez-moi si j’entends bien la chose……

J’ai enfin paru en public, mon cher avocat. On a joué samedi dernier vingt-deux, une pièce de moi[8] dont le succès, grâce aux cabales, aux trains, aux femmes dont je disais du mal, a été fort balancé. Elle se redonne samedi vingt-neuf avec des changements ; priez pour moi, nous verrons. Adieu. Mille et mille remerciements de vos soins. Il ne faut que lire votre dernière pour y voir l’amitié, la candeur y respirer à chaque ligne. Croyez que mon éternel attachement répond bien à vos procédés.


Le marquis pense que le meilleur moyen de ne pas perdre son temps et ses peines avec madame de Villeneuve serait d’en tirer de l’argent tout de suite. Il parle de ses fils, de sa cousine, de ses projets, de ses confitures, de ses effets perdus, de son procès avec sa femme, de la constitution et du roi.

Je réponds, mon cher avocat, à votre lettre en date du vingt-trois octobre et vais, suivant mon usage, le faire ligne par ligne.

D’abord, j’ai trouvé dedans un certain petit chiffon de papier bleu que je n’ai point du tout pris pour du papier à sucre et qui m’a flatté l’œil. Au lieu de cent vingt francs, vous m’en envoyez trois cents. Je vous remercie de votre générosité, elle ne pouvait venir plus à propos. Mille choses auxquelles je ne m’attendais pas ont absorbé le charmant billet bleu, et il est mort……

Depuis la mort de madame de Raousset, j’ai écrit deux fois à madame de Villeneuve et n’ai encore reçu aucune réponse. Il me semble que cela ne prouve pas de sa part bien de la chaleur à réparer les sottises de madame de Raousset. Au reste, qu’elle vive et qu’elle se porte bien, c’est tout ce que je lui demande. Je lui suis fort attaché, et vous connaissez assez mon désintéressement pour être bien sûr que sa succession ne me dédommagerait pas de sa perte. Il n’en faut pas moins avoir l’œil à tout ce qui se passera sur cela. Pour quant à moi, je vous le répète, il m’est absolument impossible d’aller vous trouver avant le mois de mai. Je suis fort aise que vous ayez reconnu à ma pauvre cousine les mêmes défauts dont je vous ai parlé, mais elle est morte. Laissons sa cendre en paix. La meilleure de toutes les façons de profiter de la succession de madame de Raousset, passée à madame de Villeneuve, estimée par Ripert cent mille francs à ce qu’il vient de me dire, la meilleure façon, dis-je, d’en profiter, est de lui emprunter beaucoup d’argent, de placer comme il faut cet argent, de lui payer les intérêts avec la rente du dit argent, et à sa mort, fonds et intérêts tout me rentre. Je ne connais pas de meilleure et de plus sûre façon que celle-là pour tout avoir. Et si, pour commencer, vous pouviez avoir d’abord les vingt-quatre mille francs de la maison, cela serait charmant. Vous avez déjà eu cette idée, elle est de vous, exécutez-la et envoyez-moi la dite somme le plus tôt possible au lieu de vendre. Ce procédé serait délicieux ; dites-lui que si je meurs avant elle je lui laisserai la maison, pour mes enfants n’en jouir qu’après elle ; cela la décidera peut-être. Ne négligez pas cette manœuvre, avocat, ce serait là le meilleur de tous les coups possibles. Je sais à présent quelle est la cousine qui me reste. Je connais Julie[9] à merveille et l’ai toujours aimée de tout mon cœur. Dites-lui mille et mille choses pour moi ; vous avez absolument rectifié mes idées sur cela, et je vous en remercie. Souvenez-vous, en envoyant la caisse en question, que vous appelez caisse je ne sais pourquoi, car ce que j’avais laissé et emballé moi-même était bien certainement une cassette (il y a grande apparence que la demoiselle Rousset, aidée des pieux conseils de la dame de Sade, a tripoté dans tout cela), souvenez-vous bien, toujours, avant que de me lancer la dite caisse, de vous bien assurer qu’elle ne sera pas ouverte jusqu’à Paris. Il n’y avait de fautes, dans votre emballage dernier, que de n’avoir pas mis les pots de confitures dans des petites caisses ; ils ont coulé, tout a dépendu de là, et c’est d’autant plus fâcheux que ces confitures étaient excellentes. Un des plus fameux gourmands de Paris a dit n’avoir de ses jours rien mangé d’aussi bon que vos petites cerises. Ceci me rappelle le vin cuit ; n’aurait-il point coulé par hasard en route ?……

Je n’ai pas bien pu lire le nom du chevalier de madame de Raousset. Est-ce un certain Virette, de Bonnieux, qui avait épousé mademoiselle de Brosse ? Si c’est cela, je le connais, et le personnage aurait bien pu se passer de manger l’argent de ma cousine. Coucher, oui ; mais gruger, non.

Quelques amis consultés ici n’ont pas trouvé très politique d’envoyer le chevalier à Carpentras. Il vaut beaucoup mieux, m’assure-t-on, y aller moi-même ; et je vous assure que je ne passerai pas le mois de mai, je prends déjà mes arrangements pour cela…… D’ailleurs, comment vous envoyer le chevalier ? Depuis trois mois il ne m’a pas écrit une ligne, et je ne sais absolument ce qu’il devient ; l’aîné de même. Je crois qu’ils s’entendent tous deux pour me laisser dans l’inquiétude sur leur compte. C’est en Allemagne qu’est l’aîné, et, s’il y était sans avoir donné sa démission, il serait, assure-t-on, bien plus coupable, parce qu’il serait alors regardé comme déserteur. Vous savez à ce propos que le roi vient de poser son veto sur le décret contre les émigrants. Ce procédé de sa part fait ouvrir les yeux à tout Paris, car le voilà donc à présent acceptateur très décidé de la constitution. S’il refuse un décret, il accepte tous les autres, cela est clair, et voilà bien des gens surpris, et principalement ceux qui s’efforçaient de le faire passer pour prisonnier……

Si je vous ai demandé des nouvelles de Vidal, c’est parce qu’il avait trouvé une mine d’or, dont je devais avoir ma part. S’il n’a pas fait fortune, alors, nos espérances s’étant envolées en fumée, je n’ai plus rien à lui demander……

Vous menez, dites-vous, des témoins avec vous quand vous allez au château ; je vous avoue que je suis extrêmement scandalisé, et que vous preniez cette précaution, et que vous me le disiez. Je vous demande avec la plus vive instance que pareille chose n’arrive plus, autrement vous me contraindriez à défendre très énergiquement à vos témoins de vous accompagner. Je suis aussi surpris que piqué, et que vous me fassiez de pareilles choses, et que vous me les disiez. Je ne dis pas que ce soit vous qui ayez fait entrer au château tous ceux que je soupçonne de m’avoir dérobé beaucoup de mes effets ; j’ai dit simplement et je dis encore : « Voilà ce que c’est que de les y avoir laissé entrer. » Vous ne pouvez ni me blâmer ni m’empêcher d’avoir de cela le plus extrême regret…… Assurément je savais la Rousset au château, mais je ne l’ai jamais crue despote ; je l’ai toujours crue sous vos ordres, et toujours crue honnête. Je suis très surpris qu’elle ne l’ait pas été……

J’espère, dans ma première lettre, vous apprendre la fin de mes affaires avec madame de Sade. Souvenez-vous que je dis seulement : j’espère. Adieu, mon cher avocat. Portez-vous bien et surtout ne vous fâchez pas comme cela pour des torchons et des serviettes, car vous m’affligeriez moi-même beaucoup et m’empêcheriez de vous parler à mon aise. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Ce 14 novembre 1791.


Le marquis annonce que ses démêlés avec madame de Sade touchent à leur terme et fait à l’avocat sa profession de foi politique, pour autant que sa qualité d’homme de lettres lui permet d’en avoir une. (5 décembre).

……Je viens de recevoir une lettre de madame de Martignan. Je lui répondrai au jour de l’an. Sa lettre est charmante ; dites-lui mille choses pour moi. Vous ne sauriez croire combien je suis aise que ma famille vienne comme cela un peu vous entourer. J’aime que les mêmes lieux contiennent ce que j’ai de plus cher. Je vis toujours dans le plus doux espoir de vous aller voir en mai ; je regarde cela comme trop essentiel pour y manquer. Nos discussions avec madame de Sade vont se terminer au moyen de deux cents louis de dettes pour mon ameublement que la dite dame va payer pour moi. La voilà bien malade ! Ça nage dans l’or et ça me refuse à moi, pauvre diable qui ai à peine de quoi m’habiller, moi qui suis obligé de faire pour vivre des comédies… que les comédiens jouent et ne me paient pas ! Et le vin cuit, avocat, quand en tâterons-nous ? Convenez qu’il a un peu de peine à venir……

J’attends le quatrième et dernier envoi avec impatience. Tâchez surtout que ce que j’appelle la grande cassette soit compris dans cet envoi. Voilà succinctement ce qui me paraît vous avoir été demandé dans ce quatrième envoi : des manuscrits qui doivent se trouver encore dans les tiroirs de mes bureaux ou dans les rayons de la bibliothèque, un détail de meubles surtout qui m’est nécessaire, une partie de ce que l’office renferme de mieux tant en porcelaine qu’en cristaux emballés avec bien du soin, les rideaux de toile de coton jaune, les deux rideaux de perse tabac d’Espagne, s’ils peuvent se trouver, un de taffetas gris, une couverture piquée de toile, bien des petits objets du cabinet d’antiques, des lacrymatoires, des lampes, des monnaies, une bague (ces deux derniers objets doivent être dans les tiroirs du bureau de mon cabinet qui est entre la fenêtre et la cheminée), plusieurs papiers de l’armoire au serre-papiers, tels que les lettres de mon père, de la demoiselle Beauvoisin, lettres générales, état de meubles de différentes maisons, lettres d’affaires, procès de Paris, une housse de lit de satin blanc à fleurs d’or provenant de la succession de ma mère envoyée à la Coste par madame de Sade, etc.

Maintenant, mon cher avocat, vous me demandez quelle est vraiment ma façon de penser afin de la suivre. Rien assurément délicat comme cet article de votre lettre, mais ce sera en vérité avec bien de la peine que je vous répondrai juste à cette demande. D’abord, en qualité d’homme de lettres, l’obligation où je suis ici journellement de travailler tantôt pour un parti, tantôt en faveur de l’autre, établit une mobilité dans mes avis dont se ressent ma manière intérieure de penser. Veux-je la sonder réellement ? Elle ne se trouve vraiment pour aucun des partis, et est un composé de tous. Je suis anti-jacobite, je les hais à la mort ; j’adore le roi, mais je déteste les anciens abus ; j’aime une infinité d’articles de la constitution, d’autres me révoltent ; je veux qu’on rende à la noblesse son lustre, parce que de le lui avoir ôté n’avance à rien ; je veux que le roi soit le chef de la nation ; je ne veux point d’assemblée nationale, mais deux chambres comme en Angleterre, ce qui donne au roi une autorité mitigée, balancée par le concours d’une nation nécessairement divisée en deux ordres ; le troisième est inutile, je n’en veux point. Voilà ma profession de foi[10]. Que suis-je, à présent ? Aristocrate ou démocrate ? Vous me le direz s’il vous plaît avocat, car pour moi je n’en sais rien. Mais ce que je sais à merveille, c’est que je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur. N’oubliez pas le quartier de janvier, je vous en conjure, et croyez-moi pour la vie votre meilleur ami.

De Sade.

Lions aîné salue le départ de la garnison arlésienne. (28 décembre).

……Nous vous faisons présent du détachement du régiment du Maine d’environ trois cents hommes dont nous sommes très contents, et qui partira lundi, deux du mois de janvier. Les officiers sont des parfaits honnêtes gens, de même que le corps des soldats, mais la compagnie des grenadiers vous est recommandée ; ils peuvent aller de pair avec les sans-culottes[11], ainsi vous pouvez vous disposer à les bien recevoir, et surtout à les faire bien boire, car ils ont été gagnés par les limonadiers[12] à coups de verre. Ils ont poussé leur bravoure à vouloir couper la tête à notre maire, et nous avons vu le moment que nous les ferions sortir de la ville avec des coups de canon chargé à mitraille si nous n’avions pas craint qu’ils assassinassent leurs officiers……





  1. « Aline et Valcour » ou « Le Roman philosophique ». Le marquis explique lui-même, par la suite, comment la publication en a été retardée.
  2. Ou « Le Misanthrope par amour ».
  3. Ou « La Coquette punie ».
  4. Ce secrétaire, nommé de Comps, n’était pas mort et a même fait de son suicide un sujet d’article. Il fut interrogé, le vingt-deux mars 1793, sur la disparition des papiers politiques de Mirabeau.
  5. Chaussée d’Antin
  6. On sait que le marquis s’est défendu, par la suite, d’être l’auteur de « Justine » et de « Juliette ».
  7. L’envoi des trois « médiateurs » avait été décidé par l’Assemblée le vingt-cinq mai.
  8. « Oxtiern ou les Effets du Libertinage », trois actes en prose, joués au théâtre Molière, rue Saint-Martin, les vingt-deux octobre et quatre novembre 1791. La proclamation du nom de l’auteur provoqua du tumulte à la seconde représentation.
  9. Madame de Martignan, fille de madame de Villeneuve, retirée au couvent, à Apt.
  10. C’est un peu celle des amis de M. de Clermont-Tonnerre, partisans de la constitution anglaise.
  11. « 100 culottes », dans le texte.
  12. « Par les monnediers », dans le texte (?).


Note de wikisource
  1. Le marquis a probablement écrit nous qui est davantage conforme au sens de la phrase.